Wei Wu Wei
Je ne suis pas, donc je suis

Il semble impossible de se défaire de la notion « je suis ». Elle est comme un bouchon. Dès qu’on la relâche elle remonte à la surface, et, en tous cas — qui l’a tenue. On peut dire qu’il n’y a que le vide, mais alors il y a le vide et celui qui dit qu’il n’y a que le vide, ce qui fait une dualité. Et si on dit que le vide est moi, alors je suis, moi aussi, le vide. Donc je suis toujours.

(Revue Être Libre, Numéros 174-177, Juin-Août 1960)

Traduit de l’anglais

Wei Wu Wei & Natasha

Il semble impossible de se défaire de la notion « je suis ». Elle est comme un bouchon. Dès qu’on la relâche elle remonte à la surface, et, en tous cas — qui l’a tenue. On peut dire qu’il n’y a que le vide, mais alors il y a le vide et celui qui dit qu’il n’y a que le vide, ce qui fait une dualité. Et si on dit que le vide est moi, alors je suis, moi aussi, le vide. Donc je suis toujours.

Evidemment l’inexistence du « je » ne peut pas être dite… Mais peut-elle être pensée ? Ce qu’on entend normalement par « pensée » est capable potentiellement d’expression verbale, donc elle ne peut pas être pensée non plus.

Qu’est-ce que le « je », si ce n’est pas une présence? Je suis une présence, si je suis quoique ce soit.

Mais où il y a une présence, il peut y avoir une absence. Donc si je suis une présence, je peux aussi bien être une absence. Mais alors, évidemment, une absence implique une présence. Une absence est aussi une présence, dans la réalité, une présence une absence, et je suis Non-moi, et Non-moi est moi. Non-existence implique existence, de façon que je ne peux pas ne pas exister sans exister. Non, on ne peut pas disposer de moi, parce que, en le faisant, mon existence se trouve en même temps posée. Je suis un concept, et tous les concepts sont dualistes, de façon que mon inexistence ne peut pas être pensée.

Mais tirer la conclusion de cette analyse dualiste, que nécessairement je suis en réalité, serait injustifiable. Dualistiquement, inévitablement je suis, mais, il me semble, non-dualistiquement, et encore inévitablement, qu’il n’est pas possible que je sois. Le fait même que dualistiquement il est inévitable que je suis est la preuve que non-dualistiquement je ne peux pas être.

Ne sommes-nous pas arrivés à établir quelque chose qui ne peut être établi par aucun autre moyen ? Pour nous la manifestation est une manifestation de la non-manifestation, et la non-manifestation est une non-manifestation de la manifestation : il ne peut pas ne pas y avoir de manifestation dans la dualité, et pour cette raison dans la réalité il ne peut pas y avoir de manifestation. C’est pour cela que Hui Neng a pu dire :

« Depuis le commencement rien n’est », ni chose, ni entité, ni monde, ni moi. Le monde est mon concept, fait de perceptions sensorielles : aucun concept ne peut être réel. Je suis un concept, basé sur des perceptions sensorielles. Je ne peux pas être réel.

C’est sûrement toute la vérité ? Conceptuellement nécessairement je suis; et à travers moi le monde nécessairement est. Mais, au delà du concept-dualisme, rien n’est, et cela c’est le vide. Le vide est en même temps un non-vide, c’est-à-dire un plenum, autant qu’il soit un concept. Il n’y a absolument rien qui puisse être dit à ce sujet. Mais il peut être appréhendé par la cognition, par la cognition qui est définitivement au delà de la pensée. Essayer de le dire, essayer d’en faire un concept serait futile.

Alors, que pouvons-nous faire ? Quand la notion m’arrive que je suis — je peux toujours rire.

Ayant ri à la notion que je suis — et, en effet, elle est bien plus drôle, parce que plus absurde que la notion que je ne suis pas, qui nous a fait bien rire la première fois que l’on s’en est aperçu — alors quoi ? Conceptionnellement je suis, même trop. Supra-conceptionnellement il y a le rire. Lequel choisirais-je ? Il n’y a pas à choisir. Je suis et je ne suis pas aussi longtemps que je vivrai.