(Extrait du livre épuisé de Colette Chabot « À moitié Sage », édition Quebecor 1997 et qui avait pour base des interviews de la télévision communautaire de Montréal)
Jean Low assiste son mari, Albert Low, dans toutes les sesshins données au Centre Zen de Montréal. C’est une femme discrète qui peut sembler sévère à la première impression. Mais pour qui a fait silence avec elle ou encore pour qui a eu la chance de contempler un de ses tableaux, toute la sensibilité, tout l’amour et tout le courage d’une âme fine se révèlent spontanément.
Quand le questionnement s’est-il imposé à vous et quelle forme a-t-il pris au début? Enfant, vous posiez-vous déjà des questions sur le sens de la vie?
Un de mes souvenirs de la petite enfance me rappelle la théorie de l’éternel retour d’Ouspensky. Ma mère avait un couvert en argent pour les occasions spéciales et, régulièrement, elle devait le nettoyer et le polir. Ces ustensiles étaient assez lourds et j’ai découvert qu’en prenant une fourchette par le manche et en frappant les dents de celle-ci avec une autre fourchette, se produisait un son semblable à celui d’une cloche. J’étais très jeune, mais je me rappelle encore la fascination produite par ce son. Ce souvenir est très vivant pour moi maintenant quand le son de la cloche signale le début et la fin d’une période de méditation au Centre Zen.
J’étais âgée de sept ans quand la Seconde Guerre mondiale fut déclarée. Comme beaucoup d’autres enfants de Londres, j’ai été évacuée vers la campagne. Chaque dimanche matin, on m’envoyait à l’église du village avec les cheveux bien coiffés et les chaussures bien polies. Je trouvais cela ennuyant, à l’exception du jeu de la lumière à travers les vitraux. Quand je retournais à la maison où je logeais, j’érigeais mon propre autel dans le salon désert et je m’inclinais. En m’agenouillant ou en m’asseyant à même le sol, je chantais un psaume ou j’improvisais une prière. Ce n’était jamais très satisfaisant; c’était un peu comme si j’essayais de reproduire quelque chose dont j’avais un vague souvenir et qui était en deçà des limites de la conscience. Zazen?
En grandissant, je m’intéressai à la lecture et à l’écriture de la poésie dans un effort pour atteindre cette soif intérieure. La poésie que j’écrivais n’avait pas de grand mérite, sauf qu’elle exprimait exactement les sentiments que je ressentais à cette époque. Voici un poème de mon adolescence:
Toujours presque là, mais jamais tout à fait!
Juste un peu plus loin, juste hors de vue!
Oh mon cœur, abandonne, abandonne la lutte
Dont tu ne connais pas le but.
Mais tu n’écouteras pas et je devrai poursuivre.
D’où, où? Là, là.
Tu ne sais, et je sais encore moins!
Avec avidité, je fouille les mots
Pour satisfaire ta flamme.
Écoute les notes ravissantes de la musique,
tu ne te lasseras jamais!
Tu t’abandonnes en elle, tu te perds en elle
Tu es entraîné dans ce lien magique
jusqu’a l’absence de son.
Que cherches-tu? Que souhaites-tu savoir ?
Pourquoi vis-tu? Pourquoi meurs-tu?
Pourquoi es-tu blessé? Pourquoi pleures-tu?
Mon cœur, dis-moi est-ce toi
ou moi qui mène ce combat?
Tu veux connaître, tu désires connaître… quoi?
C’était un peu comme si j’étais dans une chambre très sombre et que l’environnement eut laissé croire qu’il n’y avait rien dans la pièce et pourtant, j’avais le sentiment qu’il y avait quelque chose… quelque chose…
Donc, je dirais que le questionnement a commencé très tôt, mais qu’il n’était pas conscient. Par contre, il n’y avait pas de questions spécifiques sur le sens de la vie. J’ai traversé la guerre sans rencontrer la mort, bien que celle-ci ait fait des ravages tout autour de moi.
Avez-vous été élevée dans une famille particulièrement religieuse?
Cela dépend de ce que vous entendez par « religieux ». Mes parents n’allaient pas à l’église, mais je dirais qu’ils étaient tous les deux religieux. Ma mère était habitée d’une foi simple qu’elle tenta de transmettre de son mieux à ses enfants. Je me souviens par exemple d’une lettre que mon frère avait écrite à ma mère pendant la guerre. Il la remerciait de ce qu’elle lui avait donné et qui lui avait été d’un grand secours à cette époque de sa vie.
Mon père avait un grand besoin de se réconforter par cette foi simple, mais il en était incapable. C’était un homme bon.
Jeune fille, vous apparteniez, en Angleterre, à un petit groupe qui se questionnait sur le destin de l’humain. Pourriez-vous nous parler de cette période?
Le monde a changé de façon si radicale depuis mon enfance et même depuis l’enfance de mes enfants! Maintenant, on peut entrer dans n’importe quelle librairie et même dans n’importe quelle bibliothèque et trouver des rayons entiers de livres concernant un genre ou l’autre de travail sur soi. C’est un phénomène nouveau; il n’en a pas toujours été ainsi. À dix-neuf ans, j’étais encore ignorante des domaines de la psychologie ou de la philosophie. J’ai abandonné l’école à l’âge de seize ans, puisque mes parents n’avaient pas les moyens de m’y envoyer plus longtemps. J’y avais déjà séjourné plusieurs années de plus que ma sœur et mes frères. Je me revois faisant le tour de la bibliothèque locale en cherchant, en cherchant, quoi? Tout ce que je rapportais de la bibliothèque, c’était de la poésie. Parfois, je lisais la Bible en essayant d’y trouver un sens. Vraiment, c’est ce qui s’appelle marcher dans la noirceur!
Puis, je rencontrai Albert. Soudain, je rencontrais quelqu’un qui vivait l’évidence qu’il y avait quelque chose à trouver dans la chambre noire. Quelqu’un qui avait déjà découvert la psychologie et la philosophie, et qui avait réussi à poursuivre ses études jusqu’à l’âge de dix-huit ans, ce qui était exceptionnel dans le contexte de l’époque. De plus, il avait déjà trouvé des gens qui partageaient ses intérêts. Son médecin, qui l’avait vu lire un livre de philosophie dans la salle d’attente, l’avait invité à se joindre à son cercle. Aujourd’hui, cela peut sembler banal.
Mais comment pourrais-je vous faire ressentir le miracle en question dans le contexte du East End de Londres? Un petit supplément d’instruction était déjà perçu comme vivre au-dessus de sa classe sociale. Donc, lire de la philosophie et de la psychologie, c’était nettement sortir de son rang. Trouver dans cet environnement un médecin qui s’intéressait non seulement à l’étude de l’esprit et de ses différents aspects, mais encore qui était suffisamment motivé pour trouver le temps de travailler — en dehors des heures imposées par son cabinet de médecin de famille — avec un groupe de jeunes à l’instruction limitée, tenait du miracle. J’ai été présentée à ce groupe et je m’y suis sentie à l’aise.
C’est dans ce groupe que j’ai commencé à formuler, à laisser monter à la surface de la conscience ce qui, jusque-là, était demeuré des désirs ou des souhaits assez vagues. Nous nous efforcions d’en savoir plus sur l’esprit et nous avons commencé à étudier l’hypnose sous l’égide vigilante du Dr N. Un jour, il est arrivé avec un livre. C’était notre premier dolmen, comme aurait dit Gurdjieff. C’était un livre d’Ouspensky sur Gurdjieff intitulé In Search of the Miraculous. Le médecin en était très emballé et souhaitait évidemment que nous le lisions tous. J’ai commencé à le lire au lit un samedi matin. En ce temps-là, rien ne me plaisait davantage que de passer la matinée à lire au lit. Cela ne semble pas la meilleure place pour commencer le Travail. Cependant, c’était comme ça. La joie, l’exaltation, le « oui, oui, oui » ressentis alors que je lisais ces pages sont demeurés des souvenirs très vivants. La première lumière véritable.
Lors d’une de nos discussions de groupe sur ce que nous avions lu, le Dr N. est arrivé avec un autre livre. Celui-là était l’ouvre d’un homme accessible qui était arrivé à Londres pour enseigner: Dianetic, de L. Ron Hubbard. Cela semblait être la méthode pour l’exploration de l’esprit que nous recherchions, et c’est ainsi que notre petit groupe et un groupe plus large qui s’était formé autour de Hubbard ont fusionné.
À quel moment vous êtes-vous intéressée au zen?
Nous avons passé notre lune de miel dans l’une de ces sessions de groupe et un an plus tard, nous étions invités en Afrique du Sud pour mettre sur pied un groupe à Johannesburg. Nous avons passé environ quatre années à travailler avec Hubbard. Nous avions bâti toute notre vie autour de cette organisation, mais à un moment, nous nous sommes rendu compte que cette voie ne nous convenait pas et nous sommes partis. Ce fut une décision difficile, car lorsque je dis que nous avions bâti toute notre vie autour de ce groupe, je veux dire notre travail spirituel, notre vie sociale et même notre revenu. À ce moment-là, j’étais enceinte de huit mois de notre premier enfant.
Dans les années qui suivirent, nous avons exploré tout ce qui était disponible, des voies qui étaient authentiques, d’autres qui étaient bizarres et étranges. Nous avons travaillé intensément pendant quelques années avec un professeur de hatha yoga. Matin et soir, nous pratiquions pendant une heure ces exercices. Mon souvenir de cette époque en est un de rigidité permanente. Nous avions cru que le hatha yoga nous mènerait à la méditation, mais lorsque nous avons pris conscience qu’il n’en serait rien, nous avons décidé de regarder ailleurs. Nous avons travaillé pendant un certain temps avec un professeur de raja yoga. Nous vivions à l’époque où l’apartheid était à son plus fort et Johannesburg était divisée en quartiers de Blancs et de Noirs. Les Indiens vivaient parmi les Noirs avec leurs magasins de fruits et légumes. Normalement, les Blancs n’allaient pas dans les autres quartiers, mais le professeur dont nous avions entendu parler vivait dans un quartier noir.
Quatre d’entre nous allaient le rencontrer régulièrement. Ses autres étudiants étaient tous Indiens et nous accueillaient gentiment. Encore une fois, à moins d’avoir vécu à cet endroit, à cette époque, il est très difficile d’en saisir le climat. La combinaison de pauvreté et de générosité, l’odeur de l’encens recouvrant les légumes en décomposition… Je me suis toujours sentie tellement blanche, tellement forte et en santé, tellement bien nourrie que je me sentais mal à l’aise de demander quoi que ce soit à ces gens-là. Cependant, le professeur nous traitait exactement comme les autres et nous avons appris à méditer, à concentrer notre attention au centre du front. Je n’ai jamais été à l’aise dans ce genre de méditation, pas plus d’ailleurs qu’avec toute la situation.
Nous avions atteint un point intense de questionnement sur la vie en général et sur la vie que nous menions et nous avons ressenti le besoin de nous retirer quelque temps en silence. Des amis possédaient une ferme dans le Transvaal où ils se rendaient régulièrement. Un peu comme ici, au Québec, des gens ont des résidences secondaires dans les Cantons-de-l’Est, sauf que c’était situé bien plus loin et complètement isolé. Ils ont accepté que nous allions vivre là. En rétrospective, je crois qu’il serait juste d’affirmer que c’était notre période d’ascèse. Nous vivions dans deux petites pièces bâties en blocs de ciment, une chambre pour nous et l’autre pour notre bébé, Anita, alors âgée de deux ans. Nous vivions principalement à l’extérieur. Nous n’avions ni voiture, ni téléphone, ni radio, ni réfrigérateur, ni cuisinière. En réalité, nous n’avions pratiquement rien. Nos amis nous avaient reconduits là avec nos maigres biens. Nous cuisinions sur un poêle rudimentaire ou sur un feu extérieur. Nous mangions la plupart du temps du riz, puisque nous n’avions pas de réfrigérateur pour conserver quoi que ce soit de périssable. Nos provisions étaient livrées une fois par semaine à l’entrée de la ferme par le chauffeur d’autobus qui avait pris notre liste en passant. Il y avait des serpents venimeux tout autour et nos plus proches voisins étaient des babouins. Mais nous avions le silence. La première nuit que nous avons passée là, nous nous sommes tout simplement étendus à l’extérieur en contemplant les étoiles et en nous imprégnant du silence. Écrire sur cette époque de notre vie prendrait beaucoup de temps et de papier. Je dirai simplement que c’est là que nous avons appris et reconnu la valeur du silence et le besoin du silence dans nos vies. Depuis, nous tenons en haute estime le silence, mais jamais plus nous avons connu un silence comme celui-là, celui du veld africain.
À notre retour à Johannesburg, nous avons recommencé à travailler avec notre petit groupe d’amis. À ce moment-là, le livre de Gurdjieff All and Everything était disponible. Nous l’avons lu, à tour de rôle, à haute voix tel qu’il le suggérait dans son introduction. Puis, un ami nous a envoyé d’Angleterre le livre du Dr Hubert Benoit intitulé La Doctrine Suprême. Nous avons passé beaucoup d’heures à le lire et à en discuter. Nous étions si impressionnés par cet ouvrage qu’Albert a mis la main sur les autres ouvrages du Dr Benoit qui étaient publiés uniquement en français. Il les traduisait pour nous. Ce fut notre première rencontre avec le zen, même si c’était encore sur le plan intellectuel.
Croyez-vous que l’on choisisse une tradition ou plutôt est-ce une tradition qui nous choisit?
Nous avons vécu en Afrique du Sud pendant neuf ans et nos trois enfants y sont nés. Toute la situation des relations entre Blancs et Noirs était devenue si pénible que nous avons décidé de quitter le pays. Nous sommes alors venus au Canada, où nous avons vécu dans une petite ville de l’Ontario. C’est là que nous avons commencé à pratiquer le zen. Un des passe-temps d’Albert, à cette époque, était de lire des catalogues de livres. Quand il trouvait un livre intéressant, il le commandait.
Un jour, un colis est arrivé et contenait Les trois piliers du zen de Philip Kapleau. J’ai commencé à le lire. L’enseignant Yasutani dont Kapleau parlait semblait droit et authentique. J’éprouvai encore une fois ce sentiment de « oui »! Alors que j’étais encore engagée dans la lecture de ce livre, une amie de Toronto est venue nous rendre visite. Cette femme d’Afrique du Sud avait participé à notre groupe alors que nous mettions à l’essai toutes sortes de choses dans un effort de trouver une voie authentique. Elle et son mari étaient propriétaires d’une boutique à Toronto et un client lui avait parlé d’un professeur de zen qui venait régulièrement aux États-Unis. Il s’agissait de Yasutani Roshi. À ce moment-là, je me suis précipitée dans la maison pour chercher le livre que je lisais. C’était l’été et nous étions dans le jardin, sous le saule. Oui, j’avais raison: c’était le même nom! Quel moment! Quel enthousiasme! Cette amie était âgée d’une vingtaine d’années de plus que nous et avait fini d’élever sa famille. Nous l’avons persuadée sans trop de difficulté de s’inscrire à une sesshin avec cet enseignant. Avec trois enfants en bas âge, il nous était alors impossible de partir pour New York. Sa demande fut acceptée et plus tard elle a réussi à persuader Yasutani Roshi de venir au Canada avec un de ses moines pour diriger une méditation d’une journée et demie.
Après une recherche intense, j’ai trouvé une gardienne pour mes enfants. C’était la première fois que je les laissais et j’étais inquiète. Malgré cela, après avoir appris à m’asseoir en zazen et quand le groupe a commencé la méditation, j’ai senti que je rentrais chez moi, enfin.
En route, Albert et moi avions discuté de tout ce que nous allions demander à cet enseignant. Sur place, nous avons découvert qu’il n’y aurait ni discussion ni question, seulement le zazen. C’était un travail complètement différent de ce que nous avions accompli auparavant. Le teisho (l’entretien) que Yasutani a donné s’est déroulé entièrement en japonais, traduit dans un anglais laborieux par son moine japonais. Néanmoins, nous nous sommes sentis en profonde affinité avec ce petit vieillard énergique et nous savions que nous devions le rencontrer encore. Nous n’avons pas choisi la tradition bouddhiste, et je ne saurais dire si c’est elle qui nous a choisis. Nous recherchions seulement une voie pour travailler sur nous-même et un enseignant vivant, authentique avec lequel nous pourrions travailler. L’enseignant que nous avons trouvé était un bouddhiste zen.
Comment votre pratique, qui était au centre de votre vie, s’accommodait-elle de votre vie d’épouse et de mère?
Nous avons appris que Philip Kapleau, étudiant de Yasutani et auteur du livre qui avait retenu notre attention, allait mettre sur pied un centre à Rochester, dans l’État de New York, et que Yasutani viendrait régulièrement du Japon pour diriger des sesshins. Il ne faisait aucun doute dans l’esprit d’Albert qu’il allait travailler avec Yasutani et assister à ses sesshins. C’est ce que je désirais également, mais cela signifiait que je devais laisser nos enfants régulièrement pour une semaine. Ils étaient encore jeunes, âgés de sept, huit et onze ans. J’avais toujours été présente auprès d’eux; aucun emploi à l’extérieur ne m’éloignait d’eux durant le jour. Est-ce que je pourrais les confier régulièrement à une étrangère? Même si c’était toujours difficile, j’ai découvert que je le pouvais, puisque le besoin était puissant.
Nous méditions quotidiennement à la maison. Nous nous levions tôt et nous nous asseyions pendant deux heures avant le lever des enfants et avant qu’Albert parte pour le travail. Le soir, nous méditions aussi pendant une heure, alors que les enfants jouaient dehors pendant l’été ou qu’ils lisaient ou faisaient leurs devoirs auprès du feu pendant l’hiver. À mesure qu’ils grandissaient, ils venaient parfois s’asseoir avec nous durant la saison hivernale.
Il n’était pas toujours simple d’intégrer le zazen dans notre vie familiale. Nos enfants éprouvaient parfois du ressentiment. Je crois que le ressentiment était principalement causé par le fait que nous vivions différemment des autres. Les enfants aiment tellement se conformer. À notre arrivée, nos trois enfants ont travaillé tellement fort pour acquérir un accent canadien! Et comme ils ont travaillé pour nous le faire acquérir également! Ils se retrouvaient dans une maison sans télévision avec un père et une mère qui étaient complètement végétariens. Et tout ça bien avant les années soixante où toutes ces choses sont devenues acceptables, au moins pour les jeunes.
Comme dans toute chose, notre travail sur nous-même avait des aspects négatifs et positifs pour notre famille. L’aspect positif, c’est, je crois, qu’il a fourni a chacun d’entre eux une certaine base à partir de laquelle ils pouvaient accueillir les occasions présentées par la vie. Car la vie avec nous les a amenés, bon gré mal gré, à travailler sur eux-mêmes dès leur plus jeune âge. Nous n’avons jamais fait du zen un jeu pour eux. Nous n’avons jamais tenté d’adapter le zazen à leur niveau, de sorte qu’ils ont naturellement pris conscience du sérieux de cette entreprise et ils ont envisagé le Travail comme un aspect naturel de la vie.
Pourquoi, en ce qui a trait à la vie spirituelle, les hommes parlent-ils davantage que les femmes (livres, conférences, ashram, centres, etc.)?
Jusqu’à très récemment, le rôle traditionnel des hommes était de s’occuper du monde extérieur et celui des femmes, de s’occuper de la famille. À son meilleur, c’était un arrangement très satisfaisant pour le couple. Comme de toute chose, on peut en faire un mauvais usage, tant les hommes que les femmes. Le fait que les hommes soient plus facilement des enseignants spirituels et des meneurs de groupes s’inscrit dans la même perspective. Tout cela est en train de changer; actuellement, nous sommes en plein cour de la transformation et nous ne savons pas encore où tout cela mènera. Comme femme, je suis évidemment en faveur d’une foule de changements qui offrent désormais beaucoup d’avenues nouvelles aux femmes. Ces changements entraînent aussi avec eux beaucoup de problèmes, et il reste à savoir si nous saurons nous débrouiller avec ceux-ci.
À un moment, vous receviez des gens en entrevue au Centre Zen de Montréal. Pourquoi avez-vous abandonné cette activité?
J’ai fait beaucoup de consultation quand j’étais plus jeune. Nous avions appris de Hubbard que la meilleure façon d’aider une autre personne est d’écouter et de prendre note de ce qui est dit sans juger ou rejeter ce que l’autre exprime. Comme il est facile de dire aux autres ce qu’ils doivent faire! Nous pouvons tous régler les problèmes des autres… si seulement ils faisaient ce que nous disons! Nous sommes impatients de les voir s’arrêter de parler afin d’aller de l’avant dans nos jugements. Les histoires que les gens racontent sont pleines de contradictions. Il est tellement tentant de dire: « Mais, vous venez juste de dire que… » Si vous faites cela régulièrement, l’autre ne s’ouvre plus à vous, car la critique ou le rejet sont trop pénibles. Toutes nos histoires sont remplies de contradictions, la vie est remplie de contradictions, la vérité est pleine de contradictions. Quand une personne s’ouvre à une autre, elle lui présente inévitablement une pléthore de contradictions. Cela n’a l’air de rien d’écouter une autre personne sans accepter ni rejeter quoi que ce soit. En fait, c’est très difficile. Cela ressemble beaucoup à ce que l’on fait en zazen.
Ne parlant pas français, je suis très évidemment désavantagée, ici, au Québec. Quand les gens parlent de leurs problèmes, de sujets qui leur tiennent à cœur, de leurs peurs et de leurs anxiétés, ils ont besoin de le faire dans leur langue maternelle. Bien que je sois heureuse de vivre ici, cette méconnaissance de la langue a restreint ma vie. Plusieurs d’entre nous ne possèdent tout simplement pas le don d’une langue seconde. Si nous avions continué à vivre dans un environnement anglophone, ma vie aurait certainement été différente, pas nécessairement meilleure, mais différente. Ici, je prends plaisir au jardinage et à la peinture, et peut-être que je n’aurais pas trouvé le temps pour ces activités ailleurs.
Pour le regard extérieur, le zen semble austère et davantage s’adresser aux hommes qu’aux femmes. Est-ce que cette sévérité exclut la joie?
Je n’ai jamais considéré le zen comme austère. C’est un travail exigeant et difficile, mais rempli de joie. Tous ceux qui assistent aux sesshins savent que l’on peut être rempli de peur et de joie en même temps, par anticipation. La personnalité anticipe avec crainte le dur labeur qui l’attend. Mais le Soi intérieur est rempli de joie dans l’anticipation accueillante du dénuement qui amène la seule libération véritable. Comme l’affirme Hubert Benoit dans La Doctrine Suprême, la vie est passablement simple si on peut s’accommoder des choses du monde ou de la vie intérieure, mais beaucoup d’entre nous sont un champ de bataille où la peur et la joie entrent en conflit.
La pratique du zen semble austère et froide à l’œil mondain, mais, pour l’être intérieur qui recherche quelque chose dans la noirceur, c’est rafraîchissant et rempli de lumière.
Quand on s’assoit en méditation, avec un groupe, pendant une semaine, sans leur parler, sans même les regarder, on goûte à un compagnonnage que l’on ne peut jamais expérimenter à travers les mots, les sourires, les accolades ou les baisers. Je ne crois pas que quiconque assiste à une sesshin avec une profonde aspiration puisse dire que le zen est froid.
À une époque de votre cheminement, avez-vous rencontré une femme qui pouvait mieux comprendre qu’un homme, ce que vous viviez?
Non. Jusqu’à maintenant, peu de femmes ont enseigné. Je pense que les femmes ont souffert et souffrent de cela. Nous sommes tellement prompts à nier les différences entre les sexes, peut-être les femmes encore plus que les hommes. Il y a pourtant des différences qui ne sont pas d’origine strictement sociale. Pas seulement des différences physiques, mais aussi celles des attitudes et des schèmes de pensée de même que la manière d’investir son énergie. Une femme qui laisse des enfants à la maison vit une sesshin de manière très différente d’un homme dans la même situation. De nos jours, les femmes poursuivent des carrières et laissent leurs enfants régulièrement et certains hommes restent à la maison pour s’en occuper. Je ne puis m’empêcher de penser que cela va à l’encontre de quelque chose de très fondamental dans notre nature. Dans le zen, il faut beaucoup d’années pour devenir un véritable enseignant. Je ne vois cependant aucune raison qui empêcherait éventuellement une femme d’enseigner si elle est assez mûre et sage, et qu’elle a consacré de nombreuses heures au zazen. À notre époque, après avoir élevé leur famille, les femmes ont encore la santé et beaucoup d’années devant elles pour enseigner. Il fut un temps où, lorsque les enfants quittaient la maison, tout était virtuellement terminé pour la femme.
En ce qui a trait à la vie intérieure, quels sont les obstacles particuliers qui guettent les femmes?
Je pense avoir abordé cette question dans les autres réponses. Les enfants, quand ils sont très jeunes, sont très exigeants pour leur mère et, parfois, cela lui laisse très peu d’énergie pour quoi que ce soit d’autre. Même quand les enfants sont plus vieux, les femmes ont de la difficulté à s’en détacher. Les règles (menstruations) sont un fardeau additionnel lorsqu’on est en sesshin; j’en ai fait l’expérience. Si une femme est engagée dans une relation avec un homme qui n’est pas intéressé par le zen ou un autre travail spirituel, elle trouvera plus compliqué de gérer les conséquences que cela entraîne dans la relation que si c’était le contraire. Un homme pourra trouver inconfortable que sa femme ne partage pas le même intérêt que lui, mais il ne s’en empêchera pas pour autant. Je pense que beaucoup de femmes verraient un empêchement en cela. Peut-être que cela change, je ne le sais pas.
Vu de l’extérieur, il semble que, parfois, l’engagement intérieur crée une distance dans le couple. Pourriez-vous en expliquer la raison?
Si les deux partenaires travaillent sur eux-mêmes, cela entraîne un approfondissement de la relation. Si seulement l’un d’eux accomplit le travail, oui, cela peut creuser un fossé si l’autre se sent menacé par le temps accordé en dehors de lui ou d’elle et par l’engagement que cela nécessite. Si les gens travaillent sur eux-mêmes, cela devient l’axe autour duquel leur vie tourne. Cela n’exclut pas les autres, s’il s’agit d’un véritable travail et non d’une activité compensatoire, mais cela peut ressembler à une forme d’exclusion pour les autres.
Si vous aviez un conseil à donner à ceux et à celles qui ont le pressentiment de la Vérité, quel serait-il?
Parfois, la voie intérieure est très douce comme une brise qui souffle sur votre peau et vous savez à peine si elle s’est manifestée; c’est alors très facile de l’écarter et de ne pas en tenir compte. En fait, on peut se sentir un peu fou, un peu stupide d’y accorder toute crédibilité puisque cela ne semble pas en accord avec le reste de la vie. On sent, par exemple, que l’on peut très bien se débrouiller sans cela. Quand les choses vont bien, pourquoi se créer des problèmes? On a besoin d’accorder de la place et du temps à la voie intérieure puisqu’elle est notre cœur à tous, et que tout le reste n’est qu’un spectacle transitoire.
Qu’est-ce que l’éveil a changé dans votre vie de couple? dans votre vie de famille? dans votre perception de la vie?
Je ne sais pas!
Parlez-moi de la relation maître-disciple.
La plupart d’entre nous auront besoin d’un enseignant vivant parce que le travail à partir des livres est limité. Bien sûr, il y a des gens qui sont arrivés à un profond éveil sans l’aide d’un enseignant, mais habituellement, ces gens ont vécu dans un environnement où une tradition spirituelle particulière était encore vivante. Nous traversons actuellement une période sombre — nous avons tout en si grande abondance, y compris un buffet ouvert sur les traditions spirituelles: tout cela est confus et chaotique. Les gens sentent qu’ils peuvent prendre un peu de ceci ou de cela et se demandent pourquoi ils se retrouvent avec des maux d’estomac.
Quand on trouve un enseignant avec lequel on se sent bien et avec lequel on peut travailler, c’est le moment d’abandonner la recherche et de se mettre à l’ouvrage. Chercher, être un chercheur de vérité, c’est tellement romantique. Comme mon enseignant Philip Kapleau l’a déjà dit: « Être un découvreur; c’est tout simplement un dur labeur. » Aucun enseignant ne peut accomplir le travail à votre place. Il peut simplement vous encourager à poursuivre lorsque vous vous arrêtez pour cueillir des fleurs le long du chemin. Lorsqu’on commence à enseigner, on se charge d’une lourde responsabilité. En même temps, on ne devrait pas s’engager à la légère comme étudiant.
Quels sont les livres qui vous ont le plus marquée au cours de votre vie?
J’ai déjà mentionné les livres qui furent des jalons majeurs pour moi. Peut-être est-il important de souligner à nouveau la rareté des livres à nos débuts. Chaque livre qui s’est présenté dans nos vies était un événement spécial. Maintenant, certaines personnes lisent un livre d’Albert et disent ne pas le comprendre. Je me souviens des heures que nous mettions sur chaque chapitre, sur chaque page de chaque livre que nous avons lu. Je me souviens du nombre de fois que nous les avons lus, jusqu’à ce que nous les comprenions, jusqu’à ce que ce qui était dit devienne partie intégrante de notre vie.
Vous semblez très disciplinée. Est-ce que cette discipline est venue avec la pratique?
Le travail sérieux doit être discipliné. Il est si facile de remettre les choses parce que le moment n’est pas approprié. La discipline ne vient pas facilement à la plupart d’entre nous. Je me rappelle, lorsque nous avons commencé à faire le zazen régulièrement à la maison, que je me battais avec toutes sortes de choses que j’aurais dû accomplir au lieu de m’asseoir; elles se montraient la tête, l’une après l’autre. Au début, elles apparaissaient si urgentes que je quittais notre pièce de méditation et me précipitais pour les accomplir. Graduellement, j’en suis venue à percevoir ce qui était en jeu, ce qui se passait. Ce n’est qu’une vie disciplinée qui permet l’écoute du doux murmure de la voie intérieure.
Qu’est-ce que ça vous fait de voir qu’en ce qui concerne le zen, comme d’autres traditions d’ailleurs, des gens s’engagent dans des substituts de la Voie plutôt que de rencontrer la Voie elle-même?
On peut faire mauvais usage de tout. On pourrait dire que la pratique du zen consiste à procéder à des ajustements de plus en plus fins, sans fin, de notre mauvais usage originel de la pratique. Quand on commence la pratique, on le fait avec toutes sortes d’attentes, d’exigences, de confusion et de mauvaise compréhension. Si on persévère, si on écoute attentivement l’enseignant intérieur et extérieur, un raffinement graduel intervient. Alors, un jour, on pense: « Ah! voilà ce qui en est! Je ne pratiquais pas vraiment jusqu’à maintenant.» Quelques années plus tard, on pense que…
Est-ce que l’Éveil dépouille les femmes d’affectivité, de sentimentalisme, bref de l’attachement qu’elles ont pour leurs enfants et leur famille et qui est si nécessaire au début, mais qui semble les faire souffrir un peu plus tard? L’attachement dont il est question ici ne semble pas affecter la vie des hommes d’une manière aussi marquée…
Je ne comprends pas votre question. Demandez-vous si l’Éveil enlève la douleur inhérente aux relations, en particulier dans la relation mère-enfant? On est toujours ce que l’on est. L’Éveil n’est pas une sorte de foudre qui transforme quelqu’un en quelque chose d’autre. Chaque personnalité a ses forces et ses faiblesses. Toute relation comporte sa part de souffrance et de sacrifice. Et si on n’est pas engagé dans une relation, il y a aussi une part de peine et de sacrifice. Quiconque a élevé des enfants connaît les peines et les sacrifices que les parents doivent vivre quand un adolescent vit dans la maison. Ayant soi-même traversé l’adolescence, on connaît aussi la souffrance éprouvée au contact des parents et comment l’on se sent lorsqu’on est appelé à faire des sacrifices. C’est seulement en apprenant à faire des sacrifices qu’un enfant devient un adulte, sinon il demeure un éternel enfant. Gurdjieff a parlé de la nécessité d’une souffrance intentionnelle. On a le choix de souffrir volontairement ou involontairement.
Est-ce que l’aspect psychologique des êtres reste jusqu’à l’extinction du corps physique?
Je vous ferai connaître la réponse à cette question plus tard.