Robert Linssen
Krishnamurti et les fondements de la mystique tibétaine

C’est l’intensité de l’Eveil intérieur qui donne expérimentalement le sens de l’éternité dans le présent, l’autre direction, l’autre dimension du présent : sa dimension intemporelle, en profondeur. Cette intensité n’est pas celle de la pensée mais au contraire celle de l’état extatique d’amour suprême que le silence mental permet de révéler.

(Revue Être Libre, Numéro 267, Avril-Juin 1976)

Un livre d’une importance fondamentale vient de paraître aux éditions « Albin Michel ». Il compte parmi les rares ouvrages reflétant fidèlement le climat véritable des formes supérieures du Bouddhisme tibétain. Il est l’œuvre du Lama Anagarika Govinda et s’intitule « Les fondements de la mystique tibétaine » (1).

L’auteur compare les enseignements du Bouddhisme tibétain de la Voie Abrupte (libératrice du Karma – Sagesse d’Amoghasiddhi) à ceux de Krishnamurti. Nous lisons p. 385 : « Il est possible d’accueillir totalement, complètement une expérience sans prévention ni préjugé, sans être emporté dans la vague du souvenir ».

Il s’agit bien de la perception globale immédiate évoquée par tous les Maîtres de la Voie Abrupte. La conscience est libérée de l’emprise des mémoires. Elle est présente au Présent.

L’esprit est alors libre de se mouvoir dans toutes les directions et dimensions, écrit le Lama A. Govinda.
L’auteur cite plus loin Krishnamurti et écrit :

« Si ta manière d’agir est incomplète, si tu n’accueilles pas l’expérience avec tout ton être, mais seulement entre les barrières de la tradition, du préjugé ou de la peur, la contre-vibration du souvenir suit l’action… Aussi longtemps que cette cicatrice du souvenir persiste, persiste aussi nécessairement la division du temps en passé, présent et avenir. Aussi longtemps que l’esprit est enchaîné à l’idée et que l’action se répartit en passé, présent et avenir, persiste l’identification dans le temps et, par suite, une continuité d’où naît la crainte de la mort, la peur de perdre l’amour. Pour comprendre la Réalité intemporelle, la vie hors du temps, l’opé-ration doit être intégrale. Mais on ne peut prendre conscience de cette réalité intemporelle, aussi longtemps qu’on est à sa recherche. »

Ce texte démontre magistralement l’unité de la Voie Abrupte à travers et au delà de tous les temps.

Les mêmes obstacles à l’Eveil sont dénoncés : la mémoire, l’identification au temps, la fragmentation de la conscience en divers éléments contradictoires, la recherche de la continuité de la conscience (Tanha dans le Bouddhisme), la prison que constitue l’apparente continuité de la conscience (ce qui est continu emprisonne, déclare constamment Krishnamurti), la nécessité d’une présence au Présent.

A ce propos le Lama Anagarika Govinda écrit : (p. 385)
« Cette Réalité intemporelle est ce que j’appelle « l’expérience du présent » ; car le présent n’a pas d’extension dans le temps ; il est donc intemporel ; c’est la frontière irrationnelle entre les deux directions du temps. Le présent n’est pas extension mais INTENSITE. Il ignore la causalité qui est impensable en dehors du temps, mais il connaît une simultanéité de relations… Comme la pensée ne peut avoir lieu que dans le temps, la causalité constitue une nécessaire propriété de la pensée. »

C’est l’intensité de l’Eveil intérieur qui donne expérimentalement le sens de l’éternité dans le présent, l’autre direction, l’autre dimension du présent : sa dimension intemporelle, en profondeur.

Cette intensité n’est pas celle de la pensée mais au contraire celle de l’état extatique d’amour suprême que le silence mental permet de révéler.

Cette intensité émane également d’une qualité d’Intelligence supérieure, non-mentale, totalement indépendante de l’immense réseau des mémoires accumulées.

Elle émane du niveau profond que Krishnamurti désigne par le terme « Inconnu ». Dans la terminologie de Krishnamurti, cette intensité est exprimée par un terme pouvant prêter à malentendu : le mot « passion ».

Non la passion de quelqu’un pour quelqu’un d’autre. Non la passion d’un égo pour quelque chose mais l’extraordinaire intensité de vie intérieure qui résulte de la dissolution de l’égo. Nous sommes ici au niveau de la passion suprême et divine symbolisée par le Vajra (foudre en sanscrit) correspondant au « Dorje » tibétain.

L’Eveil intérieur possède les caractéristiques de la foudre :
Il est instantané, inattendu. Il ne peut être invité, commandé. Il est fulgurant, intense. Il est impersonnel.

Krishnamurti déclarait un jour en anglais : « You cannot choose Reality, Reality must choose you ».

R. Linssen.

(1)    Fondements de la mystique tibétaine par le lama Govinda.