Jean Biès
L’Unité ne se laisse perdre que pour se laisser retrouver

Mais il est deux manières d’envisager le champ des dualités : l’une consiste à voir dans les « pôles » des forces divergentes et contradictoires ; l’autre, à y voir des forces convergentes et complémentaires. En d’autres termes, les contraires peuvent être vus comme inconciliables, et cette perspective conduit au dualisme moderne, déjà en germe dans le radicalisme chrétien opposant Dieu et le Diable ; ou comme réconciliables parce que jamais vraiment séparés, tels que les considère le non-dualisme oriental. Toute l’ambiguïté de la contingence est là, qui permet soit d’accroître et d’accentuer les scissions jusqu’à pulvérisation de la réalité, soit de les dépasser et de les réintégrer dans l’Unité suprême.

(Revue 3e Millénaire. Ancienne série No 4. Septembre-Octobre 1982)

Les peuples de Tradition ont toujours su que l’homme n’était point isolé du Cosmos. Nous savons qu’aucune frontières infranchissables n’existent entre nous et les plans naturels, moraux, sociaux, intellectuels. Tout le problème est de reconstituer l’Unité aux différents étages de la Réalité.

Dès lors que la Transcendance, — ce « trésor caché » qui a voulu se faire connaître, — sort d’elle-même et se déploie dans la contingence elle se relativise, se condamne à des limites, se scinde en séries de contraires multipliés. L’agent séparatif qui donne à la substance cosmique son caractère discontinu signe l’écart existant entre le Principe et la Manifestation. Les différenciations nées du Prototype unique originel sont ces « couples d’opposés », ces « polarités » surgissant à travers les combinaisons diversifiées des éléments, des énergies, suscitant la gradation des contrastes, l’accentuation des dissonances. Toutes les traditions spirituelles attestent, déplorent parfois, ce qui n’est en fait que la conséquence logique et inéluctable de la dissociation de l’Un d’avec lui-même.

Mais il est deux manières d’envisager le champ des dualités : l’une consiste à voir dans les « pôles » des forces divergentes et contradictoires ; l’autre, à y voir des forces convergentes et complémentaires. En d’autres termes, les contraires peuvent être vus comme inconciliables, et cette perspective conduit au dualisme moderne, déjà en germe dans le radicalisme chrétien opposant Dieu et le Diable [1] ; ou comme réconciliables parce que jamais vraiment séparés, tels que les considère le non-dualisme oriental. Toute l’ambiguïté de la contingence est là, qui permet soit d’accroître et d’accentuer les scissions jusqu’à pulvérisation de la réalité, soit de les dépasser et de les réintégrer dans l’Unité suprême.

L’homme des temps présents a adopté la première de ces attitudes, se condamnant à un nombre toujours accru de cloisonnements sociaux, raciaux, politiques, administratifs, et de fragmentations intellectuelles et religieuses ; à une complexification tantôt éclatée en arborescences anarchiques, tantôt artificiellement maintenue dans le corset des mesures contraignantes, et dont le paroxysme, matérialisé dans la fission de l’atome, laisse à penser que l’ultime phase de disjonction d’avec le Principe a été atteint.. De telles démarcations, (murailles de béton ou clôtures invisibles), ne rendent pas seulement la vie insupportable, — combien de romans élisent pour thème l’incommunicabilité, la solitude dans la foule ! — elles suscitent encore des situations conflictuelles permanentes et insolubles, promues au rang de normalités auxquelles s’adapter pour survivre ; elles sécrètent un climat d’hostilité et de concurrence moins stimulantes que à long terme, stérilisantes. Or, c’est un fait d’expérience qu’à mesure que l’on descend dans le règne animal, les modèles de comportement apparaissent plus rigides et compartimentés. En revanche, plus un être est « cultivé », « civilisé », moins soumis par conséquent à la pression d’affects primitifs, plus il acquiert souplesse et disponibilité, vocation à l’échange, ouverture à l’autre.

Ballotté par des contradictions devenues incohérences, l’homme moderne ne peut plus que les subir sans les comprendre, ou se révolter sans les changer. Dans tous les cas, seule lui reste comme religion celle du Hasard [2]. Pourtant quelques discrets indices devraient lui faire soupçonner l’existence d’un autre ordre, celui de l’universalité. N’a-t-il pas vu dans son jardin de banlieue parisienne d’étranges plantes exotiques qu’il n’avait pas semées, et dont les graines nonobstant douanes et frontières, sont tombées des ailes de l’avion d’Abidjan ou de Djakarta ?… N’a-t-il pas lu dans la rubrique des faits divers de touchants exemples d’osmose conjugale, mal dissimulée sous le masque d’une névrose complémentaire : « Il n’a pu survivre à sa femme octogénaire » ?… Et n’a-t-il pas songé dans quelle innombrable parenté l’inscrivent ses milliers d’ancêtres pour peu qu’à travers le fouillis des rameaux généalogiques, il remonte durant quelques siècles sa double ascendance ?… Si le Rideau de Fer est la version athée de l’iconostase, l’iconostase elle-même sépare moins la nef de l’autel qu’elle ne relie la Terre au Ciel : les « portes saintes » assurent le passage, les icônes préparent à l’identification. Mais plus que tous ces exemples, les enseignements initiatiques d’Héraclite à Lao-tseu et Shankara, d’Al-Hâllâj au Christ, sont là pour confirmer la primauté de l’union sur la division, de l’Un sur le multiple.

Seule la reconquête d’une telle préséance est en mesure de tirer l’homme de la situation suicidaire où il s’est engagé. Toute la question est de savoir comment dépasser l’inépuisable dialectique des contraires et d’acquérir un autre mode d’appréciation du monde, des autres et de soi, aux différents étages de la réalité.

Pas de fossé infranchissable entre nous et les plans naturels, moraux, sociaux, intellectuels.

Les peuples de tradition ont toujours su que l’homme n’est point isolé du cosmos, qu’il en est partie et centre intégrants. Tous s’y sentent en famille avec les bêtes, les arbres, les éléments ; éprouvent à l’égard de la Mère Nature non pas des désirs de domination, mais un sentiment de respect révérenciel et celui d’une vaste collaboration. Pour les Chinois, le Tao du Ciel, le Tao de la Terre et celui de l’Homme sont les harmoniques nécessaires à la « spontanéité » parfaite et à la « continuité », — « la plus grande loi du monde », selon Lao-tseu, — ouvrant, dans la justesse requise, la communication entre l’autre et moi. « Etre à la fois la feuille et le vent » fait entrer dans la danse cosmique, — la lilâ de l’hindouisme, la païdeïa platonicienne, — dont se pare et qu’anime la gratuité divine [3]. Bien plus, l’homme — microcosme — porte virtuellement en lui les archétypes du macrocosme ; son corps et son esprit en drainent les substances, en reproduisent les structures. L’adage soufi : « L’univers est un grand homme, l’homme est un petit univers », se retrouve exprimé en toutes sortes de langages dans le chœur des traditions. Intuition que la science contemporaine corrobore à sa façon, quand elle discerne dans le fer qui teint notre sang la cendre thermonucléaire d’une supernova explosée il y a six milliards d’années…

Si, dans tant de « légendes », — c’est-à-dire dans « ce qu’il faut lire », — les dieux se plaisent à des revêtements animaux, les hommes semblablement peuvent descendre d’un totem ou s’identifier à tel animal symbolique. Le chamane entend la « langue des oiseaux ». Tchouang-tseu déjà célèbre en termes rousseauistes le temps où « les humains vivaient fraternellement avec les animaux et ne faisaient qu’une famille avec les dix mille êtres ». Tel était le comportement natif des créatures, avant que des barrières ne vinssent les parquer arbitrairement, les dresser les unes contre les autres… Tels sages ont pu même naître d’une fleur ou d’une herbe. En étudiant la « sensibilité végétale », Jagadas Chunder Bose a surpris d’étranges sympathies entre l’homme et la plante ; et ses travaux sur divers phénomènes moléculaires ont prouvé l’existence d’une propriété générale commune à toutes les formes vivantes ou inorganiques de la matière. Cette absence d’hiatus entre les règnes concerne jusqu’aux degrés les plus condensés, et justifie que les Grecs aient pu situer leur origine dans les pierres [4]. Si l’homme d’aujourd’hui, bardé d’indifférence, et pour qui « autre-que-lui n’existe pas », a peu de chances de retrouver l’état et la mouvance fluidiques des commencements, le don d’interférence, la flexibilité qu’assuraient la quiétude intérieure et le « principe d’identité » de toutes choses rendu sensible au cœur par absence du « moi » et acte de présence au présent, il est du moins possible de célébrer ici ou là d’épisodiques retrouvailles avec la nature, ce que ne manquent pas de tenter tous ceux qui, faisant de vacances vacuité, dès qu’ils le peuvent la rejoignent pour s’y fondre, comme des amoureux clandestins.

Le réapprentissage de l’art des relations touche aux autres domaines de la vie. Risquons ici quelques suggestions.

Il serait salutaire, au niveau social, d’éviter la fragmentation indéfinie de la vie citadine et de ses sollicitations parcellaires, distractives ; fragmentation qui « divise pour régner », et par là, détruit l’âme ; salutaire d’échapper à la fois à l’isolement autodestructeur, — « il n’est pas bon que l’homme soit seul », — et aux groupes faciles et factices, caricatures rassurantes des « familles d’esprit », des « pouvoirs intermédiaires » et de la « communion humaine » ; salutaire d’écarter des alternatives aussi rapides et sommaires que « gauche-droite », et autres dissociations névrotiques du même genre. — Il s’agirait de même, au niveau moral, de ne pas tomber dans le piège « bien-mal », en sachant le caractère relatif et fluctuant de ces notions et en se souvenant que le vertueux n’est pas tant celui qui pratique le bien et ignore le mal, que celui qui maintient la balance entre l’un et l’autre et puise les charges positives du dernier. Le mal est moins le contraire du bien qu’il n’est l’un de ses degrés inférieurs ou « malades ». Enfin, parce que chaque être est soumis à des « tendances » différentes et différemment dosées, l’éthique ne saurait être un édifice d’une seule pièce, uniment imposée à tous. Quant à l’inévitable et « bienheureuse souffrance », la seule attitude juste reste le Oui sans restriction, le vécu conscient de ses émotions, l’adhésion à une Volonté plus haute que celle de l’égo. L’épouser au lieu de s’y opposer, soit par esprit d’obédience (la voie religieuse), soit par équanimité (la voie sapientielle), c’est faire l’expérience de la vie telle qu’elle est, et non telle qu’on voudrait qu’elle soit, devenir un avec le Tout, qui implique aussi la souffrance, devenir le Tout [5]. — Il conviendrait enfin, au niveau mental, de rejeter le règne des doxaï, « opinions », « préjugés », « options » limitées et sectaires, tout système fermé sur lui-même, hors duquel point de salut. L’existence de langages internationaux tels que la musique ou la mathématique, le recours à l’interdisciplinarité peuvent déjà suggérer une autre conception des rapports intellectuels, soustraits à d’irréductibles unilatéralités. Cet exclusivisme ne doit certes, en aucun cas, se voir remplacé par des amalgames dont le but n’est autre que d’altérer des vérités toujours partielles. Mais rien ne peut mieux rendre compte de l’existant que la pluralité des « points de vue », — les darshana de l’hindouisme, — en tant que visions additionnelles d’une Vérité perçue sous des angles différents qui se complètent sans affecter la globalité doctrinale. Par-delà même les « points de vue » se situe la non-distinction, la « non-pensée », — l’açintya bouddhique, — vaste matrice contenant en soi la possibilité de toutes les autres « optiques » non encore advenues au plan de la formulation. Seule, cette attitude permet d’envisager le plus grand nombre possible des facettes d’une question, assure une vraie tolérance, celle d’une compréhension panoramique supramentale [6].

De la schizophrénie à l’unus mundus par la réalisation du soi

C’est une vérité d’évidence que l’homme ne peut se réconcilier avec ce qui l’entoure que s’il travaille à se réconcilier d’abord avec lui-même. L’âme humaine n’est pas seulement duplex, elle est multiple, éparpillée, dispersée, éclatée. Les états dissociatifs et discordants de la psyché, les dédoublements de personnalité, la rupture avec le monde extérieur mettent l’homme moderne, spolié de toute référence transcendante, dans la situation exactement contraire à celle de l’homme unifié.

L’entreprise alchimique, telle qu’a pu la reprendre et l’adapter la psychologie des profondeurs de Carl Gustav Jung, peut aider d’abord à faire émerger au conscient les contradictions internes, à les reconnaître pour ce qu’elles sont, et à les intégrer ; à épouser ensuite sa part féminine (l’anima), — car s’il vaut, selon la formule taoïste, de « connaître la masculinité », il est mieux d’« adhérer à la féminité » [7] ; à réaliser le Soi, ou du moins, à y tendre à travers l’individuation, pour redevenir, au terme de la « coïncidence des opposés », l’Homme total, l’Osiris préalablement démembré. Œuvre de longue patience, mais permettant à l’homme d’abattre l’écran dressé entre conscient et inconscient, et de faire de sa croix non plus l’instrument de supplice écartelant l’être dans les quatre directions, mais un lieu de convergence et de réunification.

Pas plus que l’âme et le corps individuels ne sont séparés, — ce dont font assez foi les « somatisations » ou les souffrances de l’agonie, — chaque psyché contient d’une façon latente le reste de l’humanité. Ce que révèlent tout travail analytique et le retrait des projections, ainsi que les rêves en provenance d’un inconscient transpersonnel. C’est même à ce niveau qu’il devient possible de surprendre les liens les plus secrets unissant entre eux et à leur insu tous les êtres. Véritable « participation mystique », qui seule garantit le droit à la différence, par opposition à la massification qui noie la personnalité dans l’anonymat vestibule des pires servitudes. L ‘écoute de la « mémoire ancestrale » révélera des dispositions structurelles similaires, des archétypes communs à l’ensemble de l’humanité actualises sous forme de symboles, mandalas, idées ou sentiments. Il est permis seulement ici d’évoquer sans indécence une authentique « fraternité », par-delà tout cosmopolitisme de surface ou camaraderie de circonstance. On saisit au vif ce que Jung entendait, quand il écrivait dans sa Psychologie du transfert que « la relation avec le Soi est en même temps la relation avec les autres hommes » ; mais en ajoutant aussitôt que « nul ne peut avoir de liens avec les hommes s’il n’a pas d’abord de liens avec lui-même ».

Telle est la puissance de cette relation qu’elle assure l’harmonie entre des sociétés qui, quoique voisines, s’ignorent. C’est le sens qu’il faut donner à la parabole des habitants de ces pays limitrophes, qui se contentaient d’entendre aboyer leurs chiens et chanter leurs coqs, sans éprouver le besoin de se rendre visite [8]. Ce n’étaient point indifférence, égoïsme ou méfiance qui inspiraient ce quant-à-soi (comme c’est le cas de ces frontaliers qu’une rivière bornait, dénoncés par Pascal) ; c’était une communion par le plus haut, dans la justesse du non-agir et du Tao, essence de tout vrai contrat social. Chacun étant en concordance avec lui-même l’était par suite avec tous, sans besoin particulier de manifestations externes [9].

La complémentarité de la matière et de la psyché révèle en outre l’expression énergétique d’une Totalité, qui se diffuse aux plans subtils. Matière et psyché apparaissent comme les deux aspects d’une seule et même réalité, la psyché étant définie comme une qualité de la matière, celle-ci comme l’aspect concret de la psyché. Substance et conscience se mêlent donc, constituées des mêmes éléments. Le phénomène synchronistique est là pour marquer le lien entre des événements internes ou oniriques, et d’autres, extérieurs, leur correspondant, lorsque tel archétype se trouve plus spécialement activé dans l’inconscient. L’unité est en vue, du monde et de l’Etre, révélant l’Unus Mundus des auteurs médiévaux, que Jung reprend dans son « Mystère de la Conjonction », en tant que somme de toutes les « causes primordiales », identifiée à la Sagesse divine… Cette vision n’est guère éloignée de celle de certains physiciens curieux de l’entropie, et concevant l’univers matériel comme le double d’un univers psychique infiniment plus vaste et originel.

Au cœur même de la matière, de récentes explorations ont révélé d’autres conciliations, comme celle des ondes et des corpuscules, dont l’un ou l’autre aspect prévaut selon les situations. La « non-séparabilité » des phénomènes illustre le fait que ceux-ci, quoique très distants, peuvent interagir, comme si nulle distance ne les séparait. L’absence, reconnue, de séparation entre l’observateur et l’objet observé, le « collapse » psychique qui a lieu au niveau de l’observation et de l’interprétation du phénomène, signalent et soulignent le rôle des interférences : sujet et objet vibrent des mêmes électrons… Pour la science moderne comme pour l’antique cosmologie, le monde, tout comme l’homme, est ceci et cela. Ainsi, les particules sont à la fois destructibles-indestructibles ; la matière est à la fois continue-discontinue ; l’énergie et la matière sont différentes faces d’un même phénomène ; l’espace et le temps deviennent le continuum espace-temps quadridimensionnel. La théorie atomique en vient même à dépasser les opposés existence-non-existence, puisque la particule, modèle de probabilité, finit par n’être plus ni présente ni absente. C’est rejoindre les « kôan quantiques » familiers à Frithjof Capra, et qui permettent de dire que si Dieu n’est pas français, il a toutes chances d’être japonais !…

Tel le Dharmadhâtu du bouddhisme mahâyâna, qui représente l’univers comme un immense ensemble de cristaux où chacun reflète les autres, le regard unificateur redécouvre un cosmos où tous les événements sont interdépendants, un Tout organique, tramé d’échanges.

L’unité de l’homme, du monde et de la matière ne fait elle-même que reproduire l’unité du divin

Les imbrications dont témoignent les plans psycho-physiques ne sont que l’ombre portée des plans spirituels dont le sage demeure parmi nous la plus fidèle image. Il est bien en effet celui qui, « libre des paires d’opposés », des dvandva, détient la connaissance consistant à voir dans les êtres et les choses des expressions de l’Etre unique et indivisible [10] ; celui qui réalise l’équilibre entre l’extérieur et l’intérieur, le relatif et l’absolu, le Samsâra et le Nirvâna [11] ; celui qui « aime le prochain comme soi-même », car il est ce prochain et ce prochain est lui-même [12] ; celui qui relie en lui les deux mers, douce et salée, que sont les mondes céleste et terrestre [13] ; celui aux yeux de qui se résolvent les divergences exotériques, pour laisser place à l’unité des traditions au sein de la Philosophia perennis, dont œcuménisme et syncrétisme ne sont qu’approximations plus ou moins inversées.

De même qu’il n’est pas d’absolue séparation entre les démons et les dieux, — Prajâpati leur père ne pouvait distinguer dêva et asura, — et de même que les démons peuvent rendre service aux hommes tout en semblant se montrer hostiles, il n’est pas davantage d’absolue séparation entre les dieux et les hommes, auxquels les dieux peuvent jouer des farces cruelles. Les rishi védiques s’identifiaient au dieu invoqué au point de prendre son nom ; et par leurs dévotions et leurs austérités, les ascètes acquièrent des pouvoirs qui font d’eux les égaux d’Indra [14]. L’Etre Suprême, quant à lui, franchit la nuit sidérale qui le sépare de l’humaine condition pour se revêtir de celle-ci en s’incarnant, à seule fin de permettre à l’homme de recouvrer l’état divin. Le christianisme oriental évoque la notion de « synergie » et la collaboration entre l’homme et Dieu pour créer continuellement le monde. Avec son audace coutumière, Maître Eckhart assure que percevoir vraiment l’omniprésence de Dieu permettrait de communier au Corps du Christ à l’aide d’un pain non consacré.

La fusion sans confusion des plans divins atteste dans l’hindouisme que les « trois mille trois dieux » sont un seul et même Dieu ; que l’Ishvara des dualités et le suprême Brâhman ne sont pas totalement distincts. Dieu est personnel comme il est impersonnel ; il se manifeste dans ses théophanies, mais il est aussi « indifférencié ». — Pour la Kabbale, chaque Sephirah contient l’influx de son apport opposé ; en chacune sont impliquées les autres Sephiroth, qui s’intègrent toutes dans l’Un-sans-second. — Les « Qualités divines » du soufisme, les « Energies incréées » de l’Orthodoxie sont distinctes de l’Essence, tout en ne pouvant en être détachées.

Toute polarité intégrée ne peut l’être que par un troisième terme, le tertium réconciliateur, auquel les traditions font implicitement ou clairement référence. Il serait aisé d’évoquer les triades qui peuplent les domaines cosmologiques, mystiques et métaphysiques, telles que le Sacrificateur, la Victime sacrificielle et le Sacrifice, l’Aimé, l’Amant, l’Amour, ou encore, le Connaissant, le Connu et la Connaissance. Aisé de rappeler aussi que dans l’ésotérisme hébraïque, les deux Principes ordonnateurs fondamentaux de l’Existence créée, Rigueur (Din) et Miséricorde (Hesed), se trouvent synthétisés dans la « Colonne médiatrice » (Tiphereth) [15]. Aisé enfin de multiplier les citations scripturaires. Ainsi pour nous en tenir à deux traditions fort éloignées l’une de l’autre, le christianisme dira : « L’Un se met en mouvement à cause de sa plénitude ; le Deux est franchi, car la divinité est au-delà de toute opposition ; la perfection s’accomplit dans le Trois, qui le premier dépasse la composition du Deux » [16]. Et le taoïsme, de son côté : « Le Tao engendre l’Un, l’Un engendre le Deux, le Deux engendre le Trois » [17].

Est-il besoin de faire remarquer que le monde contingent étant le reflet de l’« Ordre d’en haut », le rejet de ce « Royaume du Milieu » par des hommes qui refusent d’y croire par orgueil et incompétence intellective ne peut qu’entraîner l’éclatement et la destruction de leur monde ? Parce qu’il y a « Unité d’Essence », la participation horizontale du créé au créé se complète et se parachève dans la participation verticale de la créature au Créateur. Une telle universalité ne permet pas seulement l’« abaissement des barrières douanières » : elle est la plus sûre garantie d’enracinement ; elle entretient l’ambiguïté stimulante et salvatrice qui fait soupçonner au mathématicien que deux droites parallèles doivent bien se rejoindre quelque part, et se demander au sage s’il n’est point papillon ; elle crée les équilibres compensatoires, les alternances recommencées qui dans leur fragilité puisent leur permanence ; elle est ce qui jette de la transcendance dans le monde. Si quelque chose est marqué du sceau de l’universalité, c’est donc bien et d’abord l’univers qui nous entoure, qui nous pénètre et que nous sommes. C’est d’elle qu’il incombe aux générations nouvelles de se remettre en quête, en se souvenant de l’antique devise : Contraria sunt complementa. Là redeviennent possibles le retournement du regard et de l’esprit, le recouvrement d’un être inclusif et concordataire, l’émergence d’un millénaire qui est le Millénaire éternel.


[1] Diabolos vient de diaballeïn, « jeter de côté et d’autre », « séparer », « désunir », « détourner », et par suite « calomnier ».

[2] On pourrait appliquer à un tel individu ce qu’en disaient par avance l’Ecclésiaste, IX, 1 : « Il n’est pas d’homme qui sache et l’amour et la haine, étant lui-même trop faible pour s’assembler. » ; et le Koran, XCII, 4 : « En vérité, vos tendances sont divergentes. »

[3] Voir Alan Watts, Le livre de la Sagesse, IV, « Le monde est votre corps » ; Amour et Connaissance, I, 3, « L’art de sentir » (Denoël-Gonthier ; 1973).

[4] Dans l’épisode post-diluvien de Deucalion et Pyrrha, à partir du jeu de mots significatif de laas, « pierre », et de laos, « peuple ». — Dans l’Entretien entre d’Alembert et Diderot, celui-ci démontre qu’« on fait du marbre avec de la chair, et de la chair avec du marbre ».

[5] Voir, par exemple. Maitre Eckhart, Sermons, I, 30 : « Si une chose peut les réjouir, et une autre les attrister, ceux-là ne sont pas justes… Tu dois être stable et ferme, c’est-à-dire semblable dans la joie et dans la souffrance, dans le bonheur et le malheur »… On rapprochera ce stoïcisme évangélique de la Bhagavad-Gitâ, II, 38 ; VI, 7 ; XIV, 24, etc.

[6] Le Tch’an est la voie la plus extrême à être allée dans ce sens. « Si l’esprit demeure en paix dans l’Un, ces vues duelles disparaissent d’elles-mêmes », déclare Seng-ts’an, (Sin-Sin-Ming, 5).

[7] Tao-to king, XXVIII. — Le travail consistera naturellement pour la femme à rendre conscient l’animus.

[8] Tao-to king, LXXX.

[9] Tel était aussi l’état intérieur des Thélémites imaginés par Rabelais. — On rapprochera de cette société idéale le « monde des éveillés » d’Héraclite et la « communion des Bouddhas » ou des « saints », l’« humanité ésotérique » de Gurdjieff, l’« humanité gnostique » d’Aurobindo. Dans ces divers exemples, les êtres sont unis par un état de supra-conscience où la volonté de chacun s’abolit dans une volonté unanime.

[10] Bhagarad-Gîtâ, IV, 22 ; V, 3 ; XVIII, 20.

[11] L’identification faite ici par Nagarjuna des deux pôles de l’existence se retrouve dans l’Evangile selon Thomas, logion 3 : « Le Royaume est le dedans de vous, et il est le dehors de vous » : et logion 22 : « Lorsque vous faites de deux Un…, alors vous entrerez dans le Royaume. »

[12] « Nul n’est autre que vous », disait Râmakrishna (Enseignement, 567).

[13] Koran, XXV, 53, et XVIII, 60.

[14] Bhagavata purâna, VIII, 1, 20, 28.

[15] Rigueur et Miséricorde correspondent respectivement au côté gauche et au côté droit de la Divinité. Remarquons que dans le jeu pianistique, la main gauche est dite celle de la puissance, comme la main droite, celle de l’agilité et de la délicatesse. Le mariage des « accords » et de la « mélodie » donne l’œuvre musicale.

[16] Saint-Grégoire de Nazianze, Discours, XXIII, 8.

[17] Tao-to-king, XL11.