LA CONTEMPLATION, son utilité, ses méthodes, son processus de préparation
(Revue Spiritualité Numéros 33-34-35, Août-Septembre-Octobre 1957)
La contemplation peut revêtir quantité de sens différents selon l’objet et le but qu’elle se propose d’atteindre. En comparant la contemplation orientale à celle de l’Occident, il nous a été possible d’en découvrir les quelques significations que voici :
1° Chez les Occidentaux la contemplation, prise dans son acception purement intellectuelle, signifie toute spéculation ou théorie par opposition à la pratique, à la vie terre à terre. C’est ainsi que la vie contemplative s’oppose à la vie active en tant qu’elle s’applique à la pensée en général et non comme cette dernière, à l’action.
2° Contemplation signifie l’attitude affective du sujet à l’égard d’un objet mis en relation avec les sens. Lorsqu’un objet suscite en nous un sentiment d’admiration, nous y arrêtons avec bonheur notre regard et notre pensée non pour le mieux connaître, mais pour jouir davantage de sa présence et des impressions qu’il a fait naître en nous: c’est pourquoi on parle de la passivité du sujet. C’est là au fond le sens esthétique de la contemplation.
3° Au sens mystique chrétien, contemplation veut dire regard simple et amoureux sur Dieu considéré comme objet de prière et de méditation. Et à un degré avancé, elle est l’union complète de l’homme avec Dieu « senti » comme présent à l’âme.
4° Chez les Orientaux il y a aussi plusieurs significations nettement distinctes. D’abord au sens nihiliste, la contemplation consiste à anéantir non certes l’être corporel du sujet, mais sa personne psychique et morale. La mort ne détruit pas celle-ci, elle n’est que le passage à une autre existence personnelle; le « moi » ne peut se détruire que par lui-même; c’est-à-dire que par un acte de renoncement absolu, la personnalité psychique franchit sa propre claustration pour se perdre enfin dans le nirvana. C’est la conception des bouddhistes.
5° Au sens mystique encore, mais de façon plus positive, la contemplation veut dire spiritualisation du sujet jusqu’à l’auto-divinisation. C’est la conception particulière des Taoïstes qui prétendent arriver à force de concentration, à se purifier, à se spiritualiser jusqu’a devenir dieux eux-mêmes. Le salut éternel n’est donc plus de l’autre monde mais dans celui-ci même à condition qu’on persiste dans la pratique de la contemplation.
6° Au sens cosmique, contemplation est le passage effectif du « moi » au « non-moi » ou l’union réelle de l’existence personnelle et de l’existence universelle, autrement dit c’est la fusion du microcosme et du macrocosme.
7° Au sens de « diversion psychique », la contemplation est avant tout un repos intellectuel qui permet de rafraîchir l’esprit, tranquilliser l’âme et surtout de « nettoyer » la « conscience psychologique ».
8° Au sens hygiénique ou éducatif, la contemplation est un exercice mental qui vivifie l’esprit, édifie l’âme et en un sens fortifie la volonté.
Quoique l’objet et le but respectifs des contemplations que nous exposons ici diffèrent notablement, il existe des points suivants qui, communs à chacune d’elles, permettent de les caractériser et de les grouper sous le même vocable.
Tout d’abord c’est un fait connu de tous que dans toute contemplation, l’esprit se laisse absorber dans l’objet au point d’oublier les autres choses et la propre personnalité du sujet.
La contemplation se distingue de la vie telle que nous la menons habituellement: en tant que, entendue au sens de la pensée en général, elle s’oppose à l’action. Quant à la contemplation mystique elle demande de rompre, du moins momentanément, avec la vie existante, même si celle-ci ressort du domaine spirituel ou religieux. En effet, les prières, les oraisons même les plus pieuses ne sont en vérité que des étapes préparatoires de la contemplation mystique; elles ne la constituent pas en propre et à fortiori n’ont rien à voir avec la contemplation tout court. Il est donc clair que la contemplation rompt avec la vie pratique, voire avec la vie courante.
La contemplation, entendue au sens mystique, profane, esthétique ou philosophique, implique toujours un travail d’esprit par opposition au travail matériel. La contemplation esthétique peut être plus sensorielle que les autres, mais elle reste une jouissance d’ordre intellectuel qui n’a rien de commun avec la jouissance corporelle.
Toute contemplation suppose un recueillement plus ou moins profond. Qu’il s’agisse du travail de la pensée en général ou de l’aboutissement au « néant psychique », il faut que l’attention s’attache à quelque chose, du moins dans les étapes préliminaires de la contemplation, et cet attachement est d’autant plus fort, plus efficace que la pensée se concentre sur elle-même.
Voilà les caractères communs à toutes les contemplations; celles-ci sont, comme nous venons de le voir, au nombre de huit.
Pour un esprit critique, les quelques huit sortes de contemplations que nous venons d’énumérer sont discutables. Car pour établir un tel « inventaire », il faudrait d’abord prouver que l’objet ou le but que ces contemplations se proposent d’atteindre est réel. C’est pourquoi nombre de psychologues modernes contestent avec véhémence la contemplation chrétienne dans laquelle le Divin Maître se fondrait en quelque sorte avec le mystique lui-même. Il en est de même de la conception des taoïstes prétendant non seulement arriver à l’autodéification mais encore goûter la vie éternelle dès ici-bas.
A cette remarque judicieuse, nous déclarons simplement qu’il n’est point dans notre intention d’établir ici l’authenticité ou l’objectivité de chaque contemplation que nous énumérons ci-dessus, mais d’exposer les acceptions diverses que comporte le mot contemplation dans les deux grandes civilisations actuellement en vogue, à savoir occidentale et orientale. En nous plaçant à ce point de vue, notre attitude est plutôt sociologique que philosophique, descriptive que critique. D’autre part, à un autre point de vue, il nous importe peu de savoir si l’objet ou le but qu’entendent atteindre les contemplations est réel; ce qui nous importe c’est l’acte contemplatif lui-même, qui étant pareil partout, est à ce chef intéressant à étudier, parce que réel en soi, il est indépendant de son objet et de son but. Voici pourquoi: même si certain objet est problématique, il ne nous est nullement permis de regarder comme chimérique tout objet de contemplation et même à supposer que cette dernière assertion soit certaine, le processus psychique en tant que formation de la contemplation, en tant qu’expérience vécue, reste quand même véridique et gardera par conséquent sa valeur psychologique.
C’est dire que si le but poursuivi par tel ou tel contemplatif est illusoire, la contemplation demeure une « méthode de concentration » et par le fait même « utile » à l’homme. C’est ce que nous voulons montrer tout de suite.
Utilité de la contemplation : En laissant provisoirement de côté le problème de l’objet et du but qu’entendent résoudre les contemplations et en nous tenant uniquement aux caractères communs de ces dernières, nous constatons que la contemplation considérée comme méthode de concentration est utile à l’homme dans les domaines suivants:
La contemplation est un divertissement; elle nous fait oublier la monotonie de la vie quotidienne. A ce titre elle est distractive.
La contemplation est à la vie mentale ce que la gymnastique est au corps humain; elle est avant tout un sport pour l’esprit et le fortifie. A ce titre elle est hygiénique.
La contemplation est une discipline qui non seulement distrait l’esprit, le repose ou le fortifie, mais aussi l’édifie. A ce titre elle est éducative.
En nous repliant sur nous-même, la contemplation nous donne l’idée de l’être comme tel, elle nous annonce du même coup l’idée de l’identité, l’idée de la bonté, le sens du mien et du tien, le sens de la justice, de l’égalité, etc. A ce titre elle est moraliste ou moralisante.
La contemplation nous ramène à notre moi intérieur ou notre « moi fondamental » selon le langage de certains philosophes contemporains. Elle nous conduit au seuil de notre nature. A ce titre elle est ontologique.
La contemplation ne nous livre pas l’au-delà comme tel, mais elle nous fournit l’occasion de penser à lui d’une manière toute mystique en ce qu’elle nous oriente vers lui et nous ouvre des horizons souvent inaccessibles à la vie intellectuelle. A ce titre au moins, elle est religieuse.
De ce que nous venons de voir, nous pouvons tirer une conclusion. C’est que toute contemplation est rénovatrice pour le sujet, que son objet soit d’ailleurs réel ou imaginaire, son but, utilitaire ou spéculatif.
YUAN-YUAN.
Difficultés que rencontre la pratique de la contemplation par Yuan-Yuan
(Revue Spiritualité. Numéro 36, Novembre 1947)
Il n’est pas facile pour un débutant de se concentrer afin de ne « regarder » que son intérieur.
L’expérience commune nous révèle qu’en nous repliant sur nous-même, nous pensons toujours à quelque chose ou, ce qui revient au même, il y a toujours quelque chose qui captive notre attention: une image visuelle, par exemple, peut faire tressaillir notre conscience, une idée abstraite peut occuper notre entendement.
En laissant libre cours à la pensée, ses objets se déroulent comme des scènes cinématographiques, le précédent fait place au suivant, celui-ci à un autre qui vient après lui et ainsi de suite. Tout objet de pensée, disait W. James, a une « frange », il baigne dans un halo, dans une pénombre qui l’entoure, qui l’escorte et qui noue avec d’autres ses liens inconscients par lesquels il appelle bientôt le nouveau à sa succession. C’est là que nous constatons non seulement la mobilité ou la mutabilité de notre vie intérieure mais aussi sa liberté intégrale. Car en passant en revue les faits psychiques, la conscience, quoiqu’elle suive certaines lois internes assez définies, n’a pas un itinéraire mécaniquement tracé. Il résulte de ce double caractère: mutabilité-liberté, un troisième qui est l’activité organisatrice.
En nous plongeant dans la profondeur de notre propre conscience, nous constatons aussi bien son assimilation que sa répulsion, sa composition que sa décomposition: ce qui est son organisation vitale.
Or, parmi les idées ou images qui apparaissent à la conscience, nous approuvons les unes et nous repoussons les autres. Nous acceptons volontiers certains éléments d’entre eux et nous rejetons certains autres. C’est là, somme toute, la marque distinctive de tout être vivant et spécialement de l’« animal rationnel » comme disaient les anciens. Sur un même thème donné, deux romanciers n’écrivent jamais de la même façon, a fortiori quand on les interroge sur leur état psychique propre lorsqu’ils se livrent à la contemplation intérieure.
On comprend sans peine que notre difficulté toute entière provient de ce que le sujet en tant que personne connaissante, est constamment informé par le mouvement ou la vie même de la conscience: il n’a pas, au premier abord, la quiétude intérieure, le vide psychique auquel veut aboutir toute contemplation qu’elle soit d’ailleurs religieuse ou profane.
En essayant de se détacher du cortège continu qu’est notre vie psychique, il s’arrête bon gré mal gré à un des objets donnés, rendu clair ou net par l’attention spontanée et il en est captivé involontairement!
S’il veut réagir contre cet état de chose il est fatalement pris par un autre objet qui suit le premier: de toute façon, il est victime de la continuation du courant de la conscience!
Ou il est pris par un objet ou il est pris par un autre: il ne sort pas de ce cercle fermé. Voilà une première difficulté. En voici une deuxième. C’est qu’en nous concentrant sur nous-même, au lieu d’aborder les faits psychiques proprement dits, nous nous laissons influencer par la vie végétative: battement du cœur, rythme de la respiration et si nous avons un estomac délicat, nous sentirons certains mouvements digestifs. Inutile d’ajouter que tant que nous pataugeons dans ces sensations internes, il nous est impossible d’arriver à la contemplation!
Une troisième difficulté repose sur le caractère d’appartenance de l’introspection elle-même. Tout état de conscience fait partie d’un individu. La pensée que j’éprouve en moi est ma pensée, mon fait psychique. Avant même qu’elle se réduise en idée abstraite, en loi générale, avant même qu’elle s’universalise, elle affère d’abord à un moi, à un toi, à un individu particulier. C’est ce caractère possessif ou d’appartenance qui donne à la conscience sa marque individuelle. Tout en accompagnant l’acte cognitif concomitant, il est lui-même rendu conscient. L’effort que nous avons à faire consiste à ne point prendre garde du fait de cette attribution. Nous allons voir dans la suite: « Procédés pratiques à suivre » comment on arrive à se concentrer volontairement en procédant à l’évacuation de la conscience.
Une quatrième difficulté provient de la forme réfléchie de la connaissance, c’est dire qu’on pense non seulement à l’objet de la pensée ou qu’on l’attribue à un sujet possesseur, mais qu’on pense à la pensée elle-même ou mieux, à l’acte de la pensée. Car, lorsqu’on « veut » ne rien penser, on pense au fait qu’on ne veut rien penser. Et chose remarquable, quand on ne pense à rien, on sait qu’on ne pense à rien. C’est là en somme l’acte réfléchi de la pensée ou le retour de la pensée sur elle-même qui nous « dérange », qui nous « trouble » lors de la concentration.
Une cinquième difficulté est encore plus subtile que les quatre premières. Elle consiste à nous distraire d’une façon toute « intellective », si l’on entend par intellect le pouvoir qu’a notre esprit de saisir l’idée abstraite de l’être dans sa réalité universelle. Donc au lieu d’envisager comme les dernières fois, soit l’objet de la pensée en tant que concret, soit la pensée elle-même en tant qu’acte cognitif, on purifie ou subtilise l’objet de la pensée en le dématérialisant et on le considère ou bien comme existence ou bien comme continuité.
Existence. En vertu de la vue-intérieure que la conscience a d’elle-même et sur elle-même, nous éprouvons d’abord un sentiment vague de notre vie propre dans son « exubérance contenue », c’est-à-dire dans on activité « enveloppante » comme nous allons voir ci-après. Il est certain qu’aussi longtemps que nous restons dans cet état d’attouchement intérieur, nous sommes toujours dans l’ordre concret, c’est seulement grâce à une opération proprement intellective que l’intelligence « tire », « abstrait » de cette « exubérance enveloppante » qu’est notre courant de conscience propre, l’existence tout court qui est une notion abstraite. C’est seulement en un instant furtif que notre vie intérieure s’offre à nous « idéalement » et nous nous saisissons comme être dans sa pureté et dans son universalisme: nous nous saisissons comme l’idée d’être, comme existence, ou si l’on préfère ce néologisme, comme « existentialisé ».
Continuité. Nous venons de voir que l’esprit au lieu de s’occuper de l’objet de la pensée: images, idées, sentiments, etc., considère ce qu’est la conscience elle-même et la trouve continue. Il ne s’agit donc plus de la vie végétative qui apparait à la conscience comme une sensation disparate par conséquent concrète, particulière et individuelle, mais de l’idée abstraite qu’on a de sa propre existence qui continue d’exister et qui est continue. C’est donc de cette « continuation » incessante « hic et nunc » présente qu’est notre psychisme tout entier que nous abstrayons sa notion globale, dépouillée de toute imagerie et de spatialité: la continuité.
Qu’il s’agisse de l’existence ou de la continuité, l’une et l’autre nous distraient nécessairement pendant la concentration. Malgré leur caractère subtil et dématérialisé, elles restent toutes deux l’objet intellectuel et partant demandent un travail de la pensée. Or nous savons que la contemplation telle que nous la traitons ici est l’évacuation même de la conscience, l’arrêt total du psychisme.
A ces difficultés d’ordre objectif, nous devons en ajouter d’autres qui ressortissent plutôt de l’ordre fonctionnel, nous voulons parler du sommeil et de la fatigue intellectuelle. Nous y reviendrons plus tard dans le paragraphe sur l’ « aïdéisme ».
YUAN-YUAN.
[Série d’articles qui n’a pas été continué]