(G. RENONDEAU – La doctrine de Nichiren. Bibliothèque d’Etudes du Musée Guimet. — P.U.F.)
(Revue Etre Libre. Numéros 108-110, Septembre-Décembre 1954)
Par l’exposé général qu’il nous donne aujourd’hui de la Doctrine de Nichiren, l’un des plus importants réformateurs religieux du Japon, et par les traductions qu’il nous présente de ses principaux ouvrages, G. Renondeau apporte une contribution capitale aux études actuelles de l’orientalisme renaissant.
Dans l’avant-propos à la traduction qu’il nous a déjà donnée du Traité sur l’Etat [1], de Nichiren, l’auteur nous apprend que celui-ci est né en 1222, sur la côte d’Awa, et qu’il était le fils d’un pêcheur. A onze ans, il entra au couvent de Kiyosumi, qui relevait de la secte bouddhiste Tendai, et fut ordonné à quinze ans. Il entreprit alors un voyage d’études dans les grands monastères du pays. A 31 ans, il rentre à Kiyosumi. La multiplicité des sectes, qui donnait cours à autant d’interprétations du Bouddhisme, avait déplu à son tempérament exclusif et autoritaire. Mû par une passion ardente de réforme, il entreprit alors de restaurer l’unité religieuse. Il commença par décréter que la vérité bouddhique fondamentale était contenue dans le « Sûtra du Lotus », qui correspond à la dernière période de prédication du Bouddha. Mais son tempérament exclusif le rendit bientôt odieux aux autres moines. Il fut chassé du monastère et menacé de mort. Après d’autres aventures du même genre, il dut subir un exil officiel de trois ans dans l’île de Sado. Finalement gracié, il alla terminer ses jours dans la solitude. « Il s’établit au mont Minobu, à l’ouest du Fuji. Il n’a que 52 ans ; mais sans doute est-il déjà usé physiquement, car désormais, il laissera le gouvernement en repos et ne rompra plus de lances contre les autres sectes. Il se consacrera à l’établissement de son église; il ne quittera sa retraite qu’en 1282, malade, et il viendra mourir à Ikegami le 13 du dixième mois. » (p. 130).
G. Renondeau fait précéder l’ensemble de ses traductions (Le Traité qui ouvre les yeux; L’introspection révèle l’objet fondamental de notre vénération; Traité sur le Caractère vrai de toutes les Essences; Instruction verbale sur la bouddhisation des végétaux; Faire connaître cette doctrine à votre seigneur, c’est le moyen d’échapper à la participation à ses fautes; Traité sur l’essentiel du Lotus) d’un exposé très complet de la doctrine de Nichiren. Cette étude exhaustive est très opportune, car Nichiren n’a développé nulle part sa doctrine personnelle sous une forme cohérente.
Cette doctrine comporte deux dogmes fondamentaux : 1) Tous les êtres — y compris les femmes, les végétaux et les minéraux — parviendront finalement à l’état nirvânique de bouddha. La nature de Bouddha est, en effet, en germe dans tous les êtres. — 2) Le caractère « illuminé » de Bouddha lui appartient de toute éternité. Il ne s’est donc pas éveillé à Gaya comme l’affirme, dans sa première partie, le Sûtra du Lotus lui-même. — Mais ces dogmes remontent à la fondation Tien t’ai chinois par Tche-yi, et Nichiren les doit au religieux qui introduisit cette école au Japon : Dengyô Daishi.
Ce qui lui appartient en propre, c’est ce qu’il appelle « ses trois Lois ésotériques » (p. 41) : les institutions qu’il préconisait pour rétablir l’unité du Bouddhisme.
La troisième de ces « Lois » envisageait la conquête religieuse du monde par le Japon rendu le premier à l’orthodoxie. Nichiren mourut sans l’avoir vue réalisée, mais dans l’espoir qu’elle s’accomplirait après lui. Les deux autres institutions consistaient : la première dans la création d’un certain symbole scriptural du divin (le « mandala » représenté ici à la page 180), et la seconde dans la fixation d’une formule définitive d’adoration adressée au « Sûtra du Lotus » : « Adoration au Sûtra du Lotus de la Loi merveilleuse! » (p. 45). La création de cette formule un peu plate n’est évidemment qu’un épisode dans le combat mené par Nichiren contre les autres sectes, notamment les « amidistes » (adorateurs du bouddha Amida) « assurément, écrit G. Renondeau, Nichiren connaissait le danger de cette simplification extrême. Il avait entendu trop de « Namu Amida Butsu » prononcés machinalement pour penser que son « Namu Myôhôrengekyô » serait toujours récité avec la foi désirable. » (p. 47). C’est donc surtout aux esprits simples que Nichiren demande cette répétition machinale. Des intellectuels, il espère davantage de réflexion. De toutes manières, cependant, il exige que le culte soit célébré « devant l’objet fondamental de la vénération » (p. 48), c’est-à-dire devant le fameux « mandala » dont il est l’inventeur. Des soucis plus profonds ont amené Nichiren à la création de cette figure symbolique aussi complexe que raffinée. Ils vont nous éclairer sur l’orientation réelle de la doctrine.
Les diverses sectes bouddhistes proposaient chacune à l’adoration de leurs fidèles une certaine image peinte ou sculptée. Pourtant, une secte d’esprit révolutionnaire, la secte Zen, échappait à cette règle. On sait que le Bouddhisme Zen n’est pas une religion au sens ordinaire du mot[2] . Il représente l’aboutissement d’une logique intérieure auto-libératrice au terme de laquelle l’Absolu se présente sous un aspect proprement irreprésentable et indicible dans aucune image ou parole singulière. L’Absolu n’est plus rien d’autre ici que l’homme réintégré à lui-même. On quitte le plan où règne l’illusion du « pour-soi » — pour employer un langage moderne — et on passe sur le plan d’une action qui est l’exercice pur de l’en-soi. Au terme d’une telle expérience, aucune Loi, aucune Réalité supérieure ne s’offre à la vision illuminée de l’individu. Simplement, celui-ci expérimente une sorte de réforme intérieure où lui vient la connaissance profonde de l’harmonie naturelle de son être au reste de l’univers. Alors, il agit avec le maximum de fidélité à la nature intimement créatrice des choses.
Comment Nichiren aurait-il pu entrevoir la profondeur de cette position? Son but était l’orthodoxie. Il voulait donc que s’orientât dans une seule direction la tendance naturelle des masses à l’adoration. Pour cela, il imagina son fameux « mandala », Il le rendit, en conséquence, aussi abstrait et complet que possible. « L’objet fondamental de la vénération (honzon) — écrit G. Renondeau — n’est pas ici un personnage, c’est un ensemble symbolique. La partie principale en est le Sûtra du Lotus dont les cinq caractères (Myô hô ren ge kyô) occupent le centre. Çâkyamuni et Prabhûtaratna, tous les buddha des dix directions sont présents, ainsi que les bodhisattva… Enfin la foule des profanes est là à sa place, pour rappeler que chacun d’eux a en lui la Nature de Bouddha (p. 43). » Nichiren espère-t-il que l’allure abstraite et impersonnelle de son symbole garantit par avance l’universalité de la foi nouvelle? En tout cas, il n’est pas non plus hostile à la manière forte : les répressions, la peine de mort. On est ici aux antipodes de l’esprit du Zen authentique, où la disparition de tout sentiment d’adoration à l’égard de qui ou quoi que ce soit a sa conséquence dans un assouplissement immédiat des rapports de l’individu avec le monde.
Il n’est pourtant pas impossible que Nichiren ait décelé le caractère profondément a-religieux du Zen. Ce qui expliquerait la véhémence avec laquelle il le dénonce « Les adeptes de la secte Tendai d’aujourd’hui se réclament du Tendai-zan, mais la doctrine qu’ils apprennent s’appuie sur les vues erronées de Bodhidharma… T’ien t’ai établit la « Cessation des troubles et l’Introspection » qui ne distingue pas les états terrestres de l’état originel… c’est un principe pervers (p. 40). Le Skikwan de T’ien t’ai est semblable à la transmission hors des enseignements… Cela est triste, très triste ! (p. 41) … La secte Zen est le fait de démons (p. 6). »
Vous pouvez, enseigne le Zen, sculpter une pierre en forme de Bouddha, elle n’en reste pas moins une pierre. C’est l’illusion de l’imagination qui vous la fait prendre désormais pour autre chose qu’une pierre… Pour Nichiren, au contraire, toute pierre, même informe, est digne d’être adorée; parce qu’elle enclot en elle la bouddhéité, qu’elle est destinée à devenir un bouddha! Ce ne sont pas là les éléments d’une querelle d’école : à la divergence de ces deux points de vue répond la variété de structures psychologiques situées à des niveaux nettement différenciés de l’évolution intérieure.
[1] Traité sur la stabilisation de l’Etat par l’établissement de l’orthodoxie (paru dans la trad. du T’oung pao, par G. Renondeau; E.J. Brill, Leiden.)
[2] Voir à ce sujet l’étude intitulée Originalité de la Pensée Zen considérée dans ses rapports avec les mystiques chrétienne et bouddhiste (In « Les Lettres Nouvelles »; fév. 1954; n° 12).