Émile Gillabert
La gnose et le devenir

Il est opportun de rappeler que la gnose éternelle n’est pas une réflexion sur le futur et qu’elle ne voit pas le salut des hommes dans le devenir. Elle est connaissance et reconnaissance, par-delà le temps et l’espace, de ce que nous sommes réellement. Elle voit le salut dans un présent libérateur par une recherche intérieure et indi­viduelle.

(Revue Question De. No 53. Juillet-Août-Septembre 1983)

Les valeurs traditionnelles de l’Occident s’effondrent et nul ne peut dire dans quel sens l’humanité évoluera.À l’approche du troisième millénaire, la crise de civilisation engendre une véritable psy­chose. Les pessimistes nous prédisent des catastrophes sans précédent tandis que les optimistes voient déjà se profiler une ère nou­velle qui connaîtra, grâce à la convergence de la pensée scientifique et de la pensée reli­gieuse, l’autonomie et la plénitude.

La psychose s’amplifie-t-elle à chaque changement de millénaire pour s’estomper ensuite ? Elle affectait déjà les hommes de l’an mille ; mais, au temps de Jésus, elle était plus forte encore : on croyait à la venue imminente de la Fin des temps et tout était orienté en fonction des événements apocalyptiques qui devaient se produire à cette heure finale : la venue du Sauveur dans les cieux au milieu du branle-bas cosmique, la résurrection des morts, le jugement général, le triomphe d’Israël…

Il est opportun de rappeler que la gnose éternelle n’est pas une réflexion sur le futur et qu’elle ne voit pas le salut des hommes dans le devenir. Elle est connaissance et reconnaissance, par-delà le temps et l’espace, de ce que nous sommes réellement. Elle voit le salut dans un présent libérateur par une recherche intérieure et indi­viduelle.

Les bouleversements cosmiques n’affectent pas le gnos­tique :

Les cieux s’enrouleront ainsi que la terre
devant vous,
et le Vivant issu du Vivant
ne verra ni mort ni peur,
car celui qui se trouve lui-même,
le monde n’est pas digne de lui

(Ev. selon Thomas, log. 111).

Lin-tsi ne tenait pas un autre langage à ses moines :« Dégagé, seul, libre, le vrai adepte du Chemin n’est pas obstrué par les choses. Dussent le ciel et la terre se renverser, je ne douterai pas ! Dussent m’apparaître tous les Bouddhas des dix régions cardinales, je n’aurai pas une pensée de joie ; dût l’Enfer s’ouvrir devant moi, pas une pensée de crainte. »

Avant Lin-Tsi, Hui-neng était non moins clair et affirma­tif : « Quand le cataclysme du feu desséchera les océans ou quand soufflera le vent des catastrophes qui fera s’écrouler les montagnes l’une sur l’autre, la Réalité demeurera sans changement. »

Contrairement au rôle qu’on voulut lui faire assumer, Jésus refusa d’avaliser l’énorme projection juive vers un futur et un ailleurs, projection que le christianisme devait à son tour consigner dans son credo. Chaque fois que les disciples voulaient l’aiguiller dans cette voie de l’imaginaire, il leur rappelait, avec une certaine verdeur de langage, que ce qu’ils attendaient était venu mais qu’ils ne le voyaient pas, que le Royaume était déjà là, que pour le reconnaître il fallait être comme les tout petits enfants, sans préjugés, sans avoir, sans savoir…

Autrement dit, pour trouver le salut, il fallait inverser tous les signes. C’était déroutant pour les juifs qui voyaient le salut à la fin d’une histoire dont le terme était tout proche. C’était également déroutant pour les Grecs chez qui l’âme, parcelle de la divinité, avait hâte de quitter sa prison du corps et de rejoindre sa patrie éternelle.

Oublier le passé et être sans projet afin de vivre l’ici et maintenant, voilà le message révolutionnaire de Jésus, message qui renferme les clefs de la gnose occultées par la race adamique.

VIVRE LE MESSAGE

Comment vivre ce message ? Comment répondre aujour­d’hui, sans faire référence au passé et sans se projeter dans le devenir à la question essentielle : « qui suis-je ? » La réponse, que Jésus nous permet de donner à cette question, si vraiment nous voulons « manger sa chair » ou « boire à sa bouche » est rigoureusement celle que donnent les grands enseignements de l’Orient. En effet, au-delà des provincialismes religieux judéo-chrétien et hellénique, il y a la gnose éternelle, celle du Tao, du Bouddhisme, du Tch’an, de l’Évangile selon Thomas… Car Lao-tseu, le Bouddha, Jésus, Al Allâj, et, plus près de nous, Maître Eckhart, nous disent, chacun avec les mots qui lui sont propres, comment faire le deux Un.

J’entends déjà, certains lecteurs rétorquer : « Tout cela est bien beau, mais je ne veux pas d’un salut individuel pour un tout petit nombre alors que le très grand nombre est voué à la souffrance et à la déchéance. » Jésus a entendu des objections de ce genre et il y a répondu : « Cherchez d’abord le Royaume et tout le reste vous sera donné par surcroît. » Et il a dit encore, comme pour couper court à toute possibilité d’évasion : « Il y a de la lumière au-dedans d’un être lumineux et il illumine le monde entier, s’il n’illumine pas, il est ténèbre. Seu­lement, il fait précéder cette dernière parole de l’aver­tissement : « Que celui qui a des oreilles entende ! » Voilà un langage gnostique s’il en fut. Faut-il s’en étonner de la part de Celui qui vient nous rendre les clefs de la gnose cachées par une forme de salut inscrite dans le devenir donc étrangère à la gnose éternelle !