(Revue Être Libre. Numéros 196-197-198, Avril-Mai-Juin 1962)
En de rares occasions, nous voyons un être humain plongé dans la confusion et la misère subir une transformation indicible et presque miraculeuse, un éveil suivi d’une purification fondamentale balayant toutes les limitations de l’esprit.
Ceux qui ne comprennent pas les valeurs essentielles de la vie parlent de « grâce » lorsqu’ils observent de tels faits chez les autres. Ils en parlent dans le sens d’une sorte de libération magique de la souffrance accordée par quelqu’autorité ou intelligence extérieure.
Et, naturellement, le fait de la grâce existe, mais ce phénomène n’est aucunement la manifestation d’un acte de faveur ou de bénédiction d’un quelconque Dieu personnel. Il est le résultat d’une loi inexorable de la nature dépendant de la conscience individuelle.
En d’autres termes, avant la libération tout est déterminé parce que l’individualité est conditionnée par le temps et se trouve sous la dépendance de la loi de cause à effet.
Il est intéressant de noter comment l’esprit moderne et soi-disant civilisé se tourne vers la pensée irrationnelle appartenant à une ère préscientifique. Quoique l’ignorance puisse changer d’aspect, elle n’évolue pas fondamentalement et reste toujours de l’ignorance.
Parce que l’esprit cherche toujours une explication, une sorte de certitude et parce qu’il désire s’attacher à des croyances, il est incapable d’affronter l’incertitude, la non-existence. Cet aspect de l’ignorance peut être considéré comme une paresse intellectuelle, une oisiveté, une évasion de la tâche ardue consistant à affronter le monde réel.
Le problème de l’irrationalité est important à étudier en vue de clarifier notre esprit. Il existe en effet un malentendu courant en vertu duquel nous supposons que la science et la religion se trouvent nécessairement dans une opposition réciproque.
Il a été souvent dit, par exemple, que le Bouddhisme Zen est anti-intellectuel et irrationnel. Ceci nous montre à quel point une chose à moitié comprise n’est pas comprise du tout. Krishnamurti a déclaré que l’esprit scientifique n’est pas nécessairement un esprit religieux.
L’esprit religieux doit être capable d’une pensée extraordinairement claire et précise. Il doit être aussi affiné qu’une lame de rasoir.
Ce n’est qu’alors qu’il peut pénétrer dans ce qui est au delà de la pensée.
L’esprit pseudo-religieux est irrationnel et stupide. Lorsqu’il prie il attend une réponse, une récompense. Y a-t-il une différence quelconque entre cette attitude et la croyance en la magie ?
Dans les deux cas, il y a l’attente d’une dispensation des lois de la nature, une élimination de cause et effet au bénéfice du pétitionnaire. Cette attitude d’esprit est donc l’antithèse même d’un esprit véritablement religieux. Elle renforce l’illusion du moi et celle du monde extérieur.
Dans son désespoir et son isolement, le « moi » projette son propre opposé et crée la notion d’une Divinité personnelle. Etant lui-même misérable, le « moi » projette sur son Dieu tout ce qui lui manque. Pour cette raison, Dieu est Amour et Tout-puissant. Lorsque l’homme a créé ce Dieu, il l’enferme dans une organisation religieuse, organisant un favoritisme par des ruses, telles que la prière, les bonnes œuvres, etc. Le raisonnement présidant à cette pseudo-religion peut être défini comme ceci : « Peu importe l’autre, aussi longtemps que ma prière est entendue et mon désir gratifié, je t’adorerai… »
L’esprit véritablement religieux est en réalité un esprit supra-rationnel. Ayant poussé la logique à son ultime limite, il ne pense plus en termes de « choses » ou « d’idées »; seul un tel esprit peut pénétrer profondément dans le miracle de la « grâce ». Car la « grâce » ne résulte ni d’une action humaine ni d’une action divine sur des êtres humains.
Elle ne jaillit ni de l’action de la volonté humaine qui prie et adore, etc., ni de la volonté d’une autorité extérieure, d’un Dieu distribuant parcimonieusement des faveurs et récompenses. La grâce est l’action de la Réalité même et non l’action de la Réalité sur quelque chose. La Réalité embrasse tout, elle est non-dualiste et indivisible. Elle est donc simplement la manifestation, le jeu de Dieu. Et lorsque des êtres humains perçoivent comment ce « jeu » peut transformer fondamentalement la conscience individuelle, ils l’appellent le mystère de la « grâce ».
Ce processus sera considéré comme un mystère aussi longtemps que la conscience demeure dans la dualité. Ce n’est que lorsque l’esprit sera devenu lui-même partie de cette Réalité et de ce jeu, que cesseront les questions erronées auxquelles sont données des réponses dénuées de sens. Au lieu de la victime impuissante, avec laquelle le destin joue, la victime et le Destin auront fusionné. Ainsi, nous nous intégrons au Jeu éternel de la Vie.
(Extrait de la revue « Darshana » et traduit de l’anglais.)