D.T. Suzuki, R. Linssen & WWW
(Revue être Libre. No 178-180. Sept-Oct 1960)
Si, au lit de mort, quelqu’un vous demandait ce que vous semble être la vérité dernière, comment répondriez-vous?
Je dirais d’abord que nous n’arrivons nulle part parce que nous nous arrêtons à mi-chemin, que nous n’allons jamais jusqu’au bout de la route.
La doctrine ultime du Bouddha, la Prajnaparamita, nous explique définitivement et de façon claire de quoi il s’agit. Mais il est difficile d’énoncer cette doctrine de façon simple et directe.
Elle enseigne qu’aucune réalité n’existe et ne peut exister. Selon la Prajnaparamita il s’agit seulement d’idées engendrant des barrières infranchissables autour de nous.
Quelle que soit la théorie que nous construisons, nous fabriquons toujours une « Réalité » dans notre champ de vision. Mais en fait, il n’y en a pas. Tant que nous envisageons les choses de cette façon, nous regardons dans la mauvaise direction. Dans cette optique faussée, nous ne verrons jamais rien d’autre qu’une projection de nous-mêmes.
II ne suffit pas de remplacer la réalité par une « non-réalité » en considérant celle-ci comme la contre-partie de la réalité. Toutes deux sont inexistantes.
Il ne suffit pas non plus de se dire que ni l’une ni l’autre n’existent dans notre servitude dualiste, mais que derrière le rideau du dualisme se trouve une réalité. Là réside le dernier piège.
Le Nirvana n’est pas différent du Samsara — les sûtras nous le disent continuellement : Il n’y a pas de réalité au delà de la manifestation.
C’est en somme un feu follet qu’il nous faut reconnaître pour ce qu’il est : la réalité ne peut jamais être autre chose qu’une idée, une notion, un concept du mental dualiste.
Ceci est fondamental : tant que nous voyons quelque chose de « positif » au bout de notre champ de vision, nous ne pouvons sortir du dualisme [1].
Il ne s’agit pas non plus de rechercher quelque chose de « négatif » en tant que « quelque chose ». Tous deux sont des aspects d’une perception divisée.
Le sosie qui nous représente dans nos « rêves de nuits » ne peut pas voir la réalité phénoménale que nous voyons dans nos « rêves de vie », pas plus que nous ne pouvons voir une réalité au delà de notre rêve, sans nous éveiller et, l’un ou l’autre, en s’éveillant, ne verra jamais une réalité qui serait autre que phénoménale.
On dit que la réalité est ce qui est immuable et que l’on ne peut douter de son existence. Ces belles définitions dualistes sont des cordes avec lesquelles nous nous lions et qui nous tiennent ligotés. Rien n’est immuable; nous devons douter de tout, précisément parce que rien n’existe et rien n’est. Tout peut sembler exister, mais rien n’est du tout. Ce rien n’est pas une « chose » appelée rien.
Cette compréhension nous permet enfin de réaliser les premiers pas.
Avec elle nous trouvons enfin « le portail sans porte ». Nous ne nous trouverons alors ni dans un monde « positif » ni dans un monde « négatif ».
Nous ne serions nous-même pas, non plus, parce que rien n’est, y compris nous-mêmes. La notion d’être n’est qu’une idée, un concept, elle aussi.
Nous ne sommes qu’en manifestation dualiste et cette façon d’être est un rêve. Il ne nous est donc pas possible de dire ce que nous sommes, pour la simple raison que nous ne sommes pas. C’est pour cette raison que le Bouddha lui-même ne pouvait le dire.
N’étant pas, nous n’aurions pas besoin d’une réalité qui se révèle comme l’expression exclusive d’un besoin de l’état dualiste, c’est-à-dire un besoin imaginé comme le reste. La réalité devient superflue, anachronique. Elle est un canot de sauvetage sur terre. Elle est semblable au radeau qu’on abandonne quand il ne peut plus nous porter.
Tel est le message ultime du Bouddha comme je le comprends dans les Prajnaparamita Sûtras. Telle est la signification véritable de l’expression « aller jusqu’au bout du chemin ». il n’y a rien d’autre au delà du portail qui s’y trouve. Telle est la seule issue dans l’épaisse muraille d’identification qui nous emprisonne. Nous ne pouvons jamais « savoir » à la façon dont nous connaissons généralement les choses, non parce que nous croyons qu’il n’y a rien, mais parce qu’il n’y a plus d’entité présente pour « savoir » s’il y a oui ou non une « réalité ». Sans « personne » ou entité, il ne pourrait d’ailleurs pas y avoir de « choses ».
Combien de fois le Bouddha ne nous a-t-il d’ailleurs pas dit qu’il n’y avait ni entité, ni dharma, ni personne, ni chose ? Sommes-nous étonnés de trouver nous-mêmes qu’il ait dit la vérité ?… Sommes-nous étonnés de voir que tout ce qu’il a dit de paradoxal se tient ? Que pourrait-il, en effet, y avoir de plus simple et de plus clair ?
N’est-ce pas la clé qui nous permet d’ouvrir la porte qui n’en n’est pas une et permet de dissiper tous les mystères et contradictions apparentes des Sûtras et des mots superficiellement obscurs des Sages ?
Pour quelle raison ne devons-nous pas parler de ce qui se trouve au delà de la connaissance conceptuelle comme une « réalité » ?
Parce qu’en pensant que quelque chose est réel ou irréel, nous créons un sujet qui voit un objet et tant que ce processus continue, nous sommes encore liés au monde phénoménal.
Dans la négation pure, il n’y a aucun objet, et sans objet il n’y a pas de sujet : on n’est plus. C’est exactement cela qu’il nous faut comprendre : nous ne sommes pas.
Lorsque nous aurons compris ce qui précède, peut-être pourrons-nous voir encore « les montagnes comme des montagnes et les rivières comme des rivières », selon l’expression des maîtres Zen, mais nous les verrons alors dans une perspective dont nous ne disposions pas auparavant.
Comment cela ? A la limite de notre compréhension, il ne semble exister qu’une conscience pure, appelée « mental-uni » ou non-mental » dans le Bouddhisme. Cette conscience pure est le vide. Mais cette « conscience vide » se manifeste, et cette manifestation est l’objectivation de la subjectivité qu’elle est inévitablement comme conscience. En se croyant des « sujets », les simples objets que nous sommes voient la manifestation dont ils font partie, parce que les « skandas » (associations matérielles, émotionnelles et mentales) sont identiques en vertu de cette subjectivité. Chaque « skanda » se sert de l’objet que représente notre mécanisme psychosomatique, De ce fait, nous nous identifions à l’agrégation des skandas que nous croyons être, mais il n’y a pas en réalité une telle agrégation.
Le chemin que nous parcourons peut être arbitrairement divisé en trois étapes: 1° le monde, c’est-à-dire les « montagnes » et les « rivières » vues comme réalité absolue; 2° nous les voyons ensuite comme objets illusoires de la conscience; 3° enfin éveillés, nous les voyons comme la conscience elle-même manifestée comme « montagnes et rivières », c’est-à-dire comme auparavant, mais avec cette différence de perspective.
Mais se connaître au niveau de cette conscience pure hypothétique est déjà se connaître comme « vide », parce que cette conscience pure est le vide.
La connaissance de cet ordre se situe au delà de nos catégories de « positif », de réel ou de « personnel ».
Il ne peut y avoir de « nous » dans la conscience pure, parce qu’elle est vide. La conscience pure doit être considérée comme un simple moyen d’indiquer l’état dans lequel toute idée de moi séparé est dissoute. La conscience pure est un dissolvant de notre notion conceptuelle de l’être. Dès l’instant où nous nous connaissons comme n’étant que « conscience pure », nous ne sommes plus en tant que « moi » séparé. Pour cette raison la conscience pure doit être considérée comme « vide ».
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1 Ceci nous rappelle la pensée de Krishnamurti : « Negative thinking is the highest form of intelligence ». (N.D.L.R.)