Radha Burnier
La tradition universelle du yoga

Contrairement à la croyance générale, la tradition du yoga n’est pas confinée à l’Inde et n’est pas une activité ésotérique accessible à peu de personnes. Elle est liée à un courant universel de recherche et de pensée qui coule à travers les âges dans les diverses écoles qui s’occupent de la transcendance humaine. En Egypte et en Grèce, dans la tradition soufie, dans les enseignements des Bouddhistes et des Taoïstes, dans la tradition chrétienne, dans le Tantra et le Vedanta, on trouve au cœur des enseignements extérieurs des indications d’une manière de vivre et d’un entrainement qui sont en accord avec la recherche et la direction intérieures impliquées par le terme « yoga ».

(Revue Le Lotus Bleu. No 2. Février 1989)

Avec les progrès de la science et de la technologie, la croyance religieuse a perdu son emprise sur la pensée d’une multitude de personnes. Les générations qui ont grandi avec la science trouvent peu de signification à la religion formelle, avec sa fréquentation d’offices, ses cérémoniels, ses croyances inconditionnelles, son acceptation des hiérarchies de prêtres et l’intervention de ceux-ci dans la vie privée. En même temps, les plaisirs et les excitations qu’offre une société opulente ne remplissent pas le vide que laisse dans le cœur des hommes la perte de leur religion. Ils n’offrent pas non plus un canal pour les aspirations profondes et le désir ardent de transcendance qui donnaient à la religion une pertinence universelle pour l’humanité entière. De nos jours, un nombre croissant de personnes commence à reconnaître que le bonheur intérieur et une satisfaction véritable ne peuvent se produire par l’organisation des circonstances extérieures; ils doivent surgir des profondeurs de la conscience même de l’homme.

La religion conventionnelle, avec ses rituels et ses croyances, ses commandements et ses interdictions, s’est non seulement avérée incapable de répondre au besoin de réalisation spirituelle enracinée profondément dans l’homme, mais elle a aussi, positivement, fait du mal. Les religions ont divisé l’humanité, elles ont fourni aux églises et aux autorités ecclésiastiques les moyens d’exploiter les hommes aussi bien matériellement que moralement. Les conflits et les tensions créés par les différends religieux ont ajouté considérablement à la souffrance humaine.

Mais à chaque époque et dans chaque culture, il y a eu ceux, peu nombreux, qui ont cherché en eux-mêmes la source de la lumière et de la bonté, qui ne se sont pas laissés séduire par les formes extérieures vides de la religion ou par la spéculation théologique stérile. Leur recherche, qui ne dépend ni des codes conventionnels de comportement ni des dogmes religieux, a trouvé son expression la plus claire dans la discipline qu’on appelle le Yoga. Contrairement à la croyance générale, la tradition du yoga n’est pas confinée à l’Inde et n’est pas une activité ésotérique accessible à peu de personnes. Elle est liée à un courant universel de recherche et de pensée qui coule à travers les âges dans les diverses écoles qui s’occupent de la transcendance humaine. En Egypte et en Grèce, dans la tradition soufie, dans les enseignements des Bouddhistes et des Taoïstes, dans la tradition chrétienne, dans le Tantra et le Vedanta, on trouve au cœur des enseignements extérieurs des indications d’une manière de vivre et d’un entrainement qui sont en accord avec la recherche et la direction intérieures impliquées par le terme « yoga ».

Le terme « yoga » a été défini de diverses façons parce qu’il est trop riche de signification pour se laisser traduire facilement. Il implique avant tout, de mettre fin au soi indépendant, au soi qui parle avec les nombreuses voix de la pensée et du désir. Lorsque cesse complètement le désaccord produit par les activités de ce soi, qui tendent à la séparation, il y a réalisation de la nature essentielle de la conscience. On dit que l’apogée du yoga est un état de non-dualité et d’harmonie naturelle.

Un grand Instructeur écrivit : « Il y a un sentier, un sentier raide et épineux, parsemé de dangers de toutes sortes. Pourtant ce sentier existe; et il conduit au cœur de l’Univers. Je peux vous dire comment trouver Ceux qui vous montreront la Porte secrète qui ne conduit qu’à l’intérieur et qui se ferme définitivement et à jamais derrière l’élève. Il n’y a aucun danger qu’on ne puisse affronter avec succès grâce à un courage intrépide. Il n’y a aucune épreuve qui ne puisse être vaincue au moyen d’une pureté sans tache. Il n’y a aucune difficulté qu’on ne puisse surmonter grâce à un intellect puissant. Ceux qui vont de l’avant recevront cette récompense indicible : le pouvoir de bénir et de sauver l’humanité. Pour ceux qui échouent, il y aura d’autres vies dans lesquelles le succès peut venir. »

Parmi ceux qui choisissent ce sentier, qu’on dit être tranchant comme une lame de rasoir, peu nombreux sont ceux qui ont la persévérance et le courage intrépide de le poursuivre jusqu’au bout. « Il y a beaucoup d’appelés mais peu d’élus » (Matthieu, 22.14). La Bhagavad Gita confirme ceci : « Parmi des milliers d’hommes, un seul un seul peut-être s’efforce d’arriver à la perfection; de ceux dont les efforts sont couronnés de succès, il en est peut-être un seul qui me connaisse (qui connaisse le Divin) dans l’essence« .

La plupart des gens désirent des récompenses immédiates. Ils sont impatients de gagner les bienfaits d’ordre spirituels, tout en refusant de lâcher les avantages du monde. Ils sont vite déçus, car il s’agit là de deux directions incompatibles. Comme il est écrit dans La Voix du Silence : « Les eaux pures de la vie éternelle, claires et cristallines, ne peuvent se mêler aux torrents boueux des tempêtes de la mousson. La goutte de rosée céleste qui brille aux premiers rayons du matin dans le sein du  Lotus devient un morceau d’argile lorsqu’elle tombe à terre : voilà la perle changée en fange« . (p.18)

En cherchant, même inconsciemment, à rendre les choses stables ct agréables pour le soi corporel les aspirants ignorants attirent inévitablement l’échec. Le sentiment de la stagnation mène à des doutes concernant la possibilité de faire des progrès spirituels, et on renonce à l’effort. Il doit donc être clair, dès le début, que la discipline qu’implique le yoga ne peut être traitée comme moins ardue que l’entrainement nécessaire pour que quelqu’un devienne un très bon musicien ou un mathématicien éminent. En effet, le yoga est plus rigoureux dans son appel à laisser de côté les intérêts, les conforts et les valeurs coutumiers. Le yoga implique une transformation radicale du mental, qui doit être fondée sur la volonté de changer complètement son mode de vie. « Ne vous conformez pas au siècle présent, mais soyez transformés par le renouvellement de l’intelligence », c’est là un conseil de St Paul dans son Epitre aux Romains (12.2), H.P.B. donna aussi l’instruction suivante : « Méditation, abstinence en tout, observation des devoirs moraux, pensées douces, bonnes actions et paroles bienveillantes, comme bienveillance envers tous et oubli complet du « moi-je », sont les moyens les plus efficaces d’acquérir le savoir et de se préparer à recevoir la plus haute sagesse. » (Occultisme Pratique, p.46).

La transformation du mental qu’accomplit le yoga est décrite dans les différentes traditions comme une naissance nouvelle qui a lieu à la suite de la mort de l’ancien soi. Dans la Kathopanishad, il est dit que le yoga, c’est la vie et c’est la mort. Le phénix légendaire qui se régénère après avoir brûlé jusqu’aux cendres, la danse créatrice sur le bûcher, la rose qui fleurit .sur la croix du sacrifice, et d’autres représentations symboliques se réfèrent à la disparition de l’ancienne conscience afin qu’une nouvelle puisse rayonner. Dans le texte classique de Patanjali, le yoga signifie rendre tranquilles les processus du mental profane, et la nouvelle conscience, c’est l’éveil à la nature véritable de la conscience.

H.P.B. écrit que les élèves de Menander, après avoir reçu le baptême (c’est-à-dire l’initiation) étaient censés être « ressuscités d’entre les morts ». Elle ajoute que la résurrection signifiait simplement « le passage des ténèbres de l’ignorance à la lumière de la vérité, l’éveil de l’esprit immortel de l’homme à la vie intérieure et éternelle. C’est là la science des Raja-Yogis ».

La mort, ainsi que la renaissance, peuvent, dans ce sens, avoir lieu même pendant l’existence du corps. J. Krishnamurti explique : « La mort n’est pas la fin de la vie… La mort, c’est quelque chose avec lequel on vit tous les jours, parce qu’on meurt tous les jours à tout ce que l’on connait… La  mort signifie un renouvellement, une mutation totale, dans laquelle la pensée ne fonctionne pas du tout, parce que la pensée c’est ce qui est ancien. Mais quand la mort à lieu, quelque chose de complètement nouveau surgit. »

Lorsque, dans la vie quotidienne, la mort parait sous la forme de négation de la mémoire et de l’attachement, la conscience devient fraiche et apte à percevoir. Ainsi, Angelus Silesius put dire : « Meurs maintenant, avant de mourir, pour que tu ne meures point ». Le vrai philosophe (celui qui aime la sagesse), tel que Socrate, répète la mort à tout moment de sa vie, Le grand Soufi, Jalaluddin Rumi, connaissait cette vérité, car lui aussi conseillait :

« O Homme, va, mourir avant de mourir

…………………………………………

Une mort telle que tu puisses entrer dans la lumière,

Pas une mort par laquelle tu entres dans la tombe. »

Il faut noter que le yoga n’est pas l’occultisme, comme ce terme est compris d’habitude. Le yoga ne s’occupe pas de la pratique de la magie, du développement des pouvoirs psychiques ou de la recherche dans le domaine des opérations secrètes de la Nature. Le yoga n’est pas non plus une sorte de « dévotionnalisme », avec les extases sentimentales et des récompenses émotionnelles. Ce n’est pas non plus la jouissance, de temps à autre, de moments d’expansion de conscience. Le yoga comporte un entrainement définitif qui mène à la libération des contraintes imposées par le corps et le mental non maitrisé. Cette libération ne peut être achetée ni par de bonnes œuvres ni par l’accumulation du savoir. Le progrès vers la transformation intérieure n’est possible que grâce à la renonciation de nos poursuites habituelles et de nos buts égocentriques. Le renoncement ne veut pas dire uniquement l’abandon des possessions et des attachements matériels. Ce n’est pas non plus le privilège des moines et autres ermites. Même le mental qui cherche le savoir, la vertu et d’autres choses apparemment désirables, peut s’occuper en premier lieu de soi-même et être donc égoïste. Thomas a Kempis, écrivit : « Le port d’un habit (religieux) et la tonsure ne profitent que peu; mais le changement du comportement et la mortification parfaite des passions caractérisent l’homme vraiment religieux« .

L’enseignement du Vedânta souligne le renoncement par le mental — et non pas l’éloignement des tentations — comme étant crucial à la réalisation dans le yoga. L’Ashtâvakra-samhitâ, texte renommé, dit catégoriquement : « La libération est atteinte quand le mental ne désire plus, ni ne s’afflige, ni ne rejette, ni n’accepte et ne ressent ni bonheur ni colère. »

C’est là la différence fondamentale entre le Raja-yoga et le Hatha-yoga. Le Hatha-yoga est un système dont le but est la maîtrise du corps et de la respiration afin de discipliner le mental et d’atteindre les siddhis ou pouvoirs psychiques. Le Râja-yoga reconnaît la valeur d’une utilisation saine, équilibrée et ordonnée du corps et inclut donc dans son entraînement un certain nombre d’exercices physiques et de respiration appropriés. Mais ceux-ci ne sont que fortuits et périphériques, la tâche principale étant d’effectuer la transformation de conscience dont nous avons déjà parlé. Madame Blavatsky dit : « Celui qui a étudié les deux systèmes, le Hatha-yoga et le Râja-yoga, trouve une différence énorme entre les deux : l’un est purement psychophysiologique, l’autre purement psycho-spirituel. » (C. W., XII, p.616).

Ici, je dois m’écarter du sujet pour mentionner que le terme Hatha-yoga est employé aujourd’hui généralement, en dehors de l’Inde, pour décrire la pratique du genre d’exercices et de postures qui sont admissibles aussi dans le Raja-yoga, mais dans la tradition indienne, le Hatha-yoga se réfère au système d’entraînement psycho-physiologique dont parle H.P.B. et qui comportait une mortification extrême du corps et l’utilisation de méthodes bizarres dans le but d’atteindre des pouvoirs psychiques. Les avertissements donnés à plusieurs reprises contre le Hatha-yoga se réfèrent à un tel système et à ses méthodes.

Il faudrait se rendre compte qu’il n’y a pas de rapport de cause à effet entre le corps et le mental, de sorte que quelqu’un pourrait, s’il entreprend d’entraîner et de maîtriser son corps, arriver automatiquement à un mental bien accordé. Un corps sain n’est qu’une aide permettant de garder le mental dans un état d’éveil. En revanche, un mental qui est lucide et observateur et qui réfléchit, amène l’ordre dans les enveloppes physiques et psychiques, car les impulsions qui viennent de l’intérieur sont toujours plus fortes que les circonstances extérieures. Démocrite est réputé avoir dit : « La perfection de l’âme corrigera la perversité du corps; mais la force du corps sans le raisonnement ne rend pas l’âme meilleure« .

Même le calme du mental qui est essentiel pour le yoga, n’est pas atteint par le refoulement et le pouvoir de la volonté, mais par l’attention et la compréhension, par le fait de « regarder le soi inférieur à la lumière du soi supérieur ». Le mental réfléchi est tranquille et n’est pas affecté par la richesse ou la pauvreté, par le jeûne ou les festins. Parmi les exigences importantes de l’entraînement au yoga, il y a la sérénité qui est un thème essentiel de l’enseignement de la Bhagavad-Gitâ. Le sage au mental stable n’est pas ébranlé par les hauts et les bas de la fortune. « L’équilibre s’appelle le Yoga »; c’est là une des définitions frappantes du yoga dans la Gîtâ, qui conseille : « Accomplis l’action dans l’union avec le Divin, renonçant à l’attachement, et stable dans le succès et l’insuccès. » (11.48).

Le yogi fait, à tout moment, l’expérience d’un contentement tranquille (qui n’est pas à confondre avec le contentement de soi ou la suffisance). L’homme du monde n’est heureux que quand il obtient ce qu’il désire, à l’opposé du yogi qui ne demande rien et qui est content de tout ce qui lui arrive, équilibré face aux louanges et aux reproches, exempt d’envie, d’anxiété et d’autres problèmes.

Dans le Dhammapada, qui est censé être une compilation des paroles du Bouddha lui-même, il est dit également : « Tel un roc qui forme une seule masse et que le vent n’ébranle pas, ainsi les sages ne sont pas émus par la louange ou le blâme. » (Traduction anglaise de Mme Rhys Davids).

Le mental équilibré est conscient de la nature transitoire de tout ce qui se passe dans le monde phénoménal et de la Réalité inchangée derrière les phénomènes. Il ne voit partout que cette Réalité et n’est donc pas influencée par les changements. Ceci ressort dans l’Isa Upanishad, qui décrit le yogi comme celui qui se voit dans le cœur de tous les êtres et qui voit tous les êtres dans son cœur. Comme le dit Plotin : « Tout être contient en lui-même le monde intelligible tout entier. Tout est donc partout. Chacun est le Tout, et le Tout, c’est chacun« .

(à suivre)

Radha BURNIER

LA TRADITION UNIVERSELLE DU YOGA

(Revue Le Lotus Bleu. No 3. Mars 1989)

(suite)

La communion avec la nature est recommandée dans la pratique du yoga. Un Mahatma inclut parmi les conditions millénaires de l’illumination « le silence pendant certaines périodes de temps pour permettre à la nature elle-même de parler à celui qui vient l’interroger » (Lettres des Mahatmas, p.329). La tranquillité des eaux, le silence des montagnes ou la retraite des forêts, aident au développement de la quiétude. La nature exprime des principes divins, tels que la beauté et l’ordre, auxquels la conscience s’éveille par la communion. Pour cette raison, beaucoup de communautés religieuses et contemplatives sont établies dans un environnement naturel. Mais la croissance de la sensitivité, qui est un signe du développement intérieur, implique non seulement une réponse aux beautés de la nature, mais aussi un rapport de sympathie croissante avec toutes les créatures. Krishnamurti réfléchit ainsi : « Il est étrange que nous ayons si peu de rapport avec la nature, avec les insectes, la grenouille qui saute et le hibou qui hulule parmi les collines en appelant sa compagne. Nous n’avons jamais, semble-t-il, de sympathie pour tous les êtres vivants sur terre. Si nous pouvions établir un rapport profond et durable avec la nature, nous ne tuerions jamais un animal pour satisfaire notre appétit, nous ne pourrions jamais nuire à un singe, un chien, un cobaye, ou pratiquer sur eux de la vivisection pour notre propre avantage… Il ne s’agit pas là de sentiment ou de fantaisie romantique, mais de la réalité d’un rapport avec tout ce qui vit et se meut sur terre. » (Krishnamurti à lui-même).

Des penseurs réceptifs sont arrivés, grâce à un rapport étroit avec la nature, à une perception d’autres mondes d’une Réalité plus grande. Ainsi Wordsworth écrivit : « Nos années tapageuses semblent être des moments dans l’existence du silence éternel : des vérités qui s’éveillent pour ne jamais périr et que ni l’apathie ni les efforts effrénés, ni l’adulte ni l’adolescent, ni tout ce qui s’oppose à la joie, ne peuvent abolir ou détruire complètement ! Ainsi, dans une saison calme, tout en nous trouvant à l’intérieur d’un pays, nos âmes aperçoivent cette mer immortelle qui nous a amenés ici… »

Le sentier taoïste de la non-résistance mène aussi à une plus grande sensibilité. La résistance rend le mental fermé à tout ce qui est nouveau, subtil ou profond. Lorsque Jésus exhortait ceux qui l’écoutaient à devenir comme des petits enfants, il les sommait d’être vulnérables, avec la vulnérabilité non pas d’un mental facilement blessé, mais d’un mental ouvert et innocent, comme celui d’un enfant. Lao Tseu disait que le doux roseau qui se plie devant le torrent est plus fort que le tronc inflexible d’un arbre qui résiste à l’inondation. « La rigidité et la force constituent la voie qui mène à la mort; la souplesse et la douceur, celle qui mène à la vie. »

La sensibilité s’accroît là où l’on est prêt à apprendre. Le but de la vie, c’est de nous faire apprendre. A la question : comment l’Esprit Unique (âtman) peut être découvert, la Brihadâranyaka Upanishad répond comme suit : « L’âtman est connu en voyant, en écoutant, en réfléchissant et en méditant« , ce qui constitue des façons d’apprendre. Un Adepte écrivit : « Apprenez à saisir les insinuations, à partir desquelles une action peut être faite. » « Des sermons peuvent être prêchés, même à travers des pierres. » Si nous prenons le modèle holographique comme indication de la façon de travailler de la nature, nous voyons qu’en en observant une partie, nous pouvons obtenir une perception de la nature dans son ensemble. Blake le réalisa intuitivement lorsqu’il écrivit : « Voir un monde dans un grain de sable et un ciel dans une fleur sauvage, tenir l’Infini dans le creux de votre main, et l’Eternité dans une heure. »

Tout un microcosme reflète le macrocosme; les qualités de la non-résistance et de la réceptivité sont donc essentielles au savoir. « Si ton cœur est en ordre, alors toute créature sera pour toi un miroir de la vie et un livre de doctrine sacrée » (Thomas a Kempis).

On croit généralement que les sages peuvent communiquer des enseignements d’une valeur profonde. Mais si le mental n’est pas réceptif et capable d’apprendre, il ne peut saisir la signification de ce que disent les sages. Le mental sensible, par contre, ne répond pas seulement au sens le plus profond des paroles, mais perçoit aussi la vérité qui se manifeste dans la vie tout entière. Ainsi Krishnamurti dit : « Nous n’écoutons jamais les oiseaux, le bruit de la mer, ou le mendiant. Donc nous ne saisissons pas ce que dit le mendiant et il peut y avoir de la vérité dans ce que dit le mendiant, et pas du tout dans ce que dit l’homme riche ou chargé d’autorité. » (Face à la Vie).

Il y a d’autres conditions qui sont aussi importantes que la sérénité du mental et la sensibilité. L’une d’elles est le détachement dans la vie quotidienne. L’aspirant à la vie spirituelle doit vivre dans ce monde comme un pèlerin qui ne s’attarde que pendant un certain temps sur son chemin. Dans le poème Omar Khayyam, de Fitzgerald, nous trouvons les paroles suivantes : « Avec eux, j’ai semé la graine de la sagesse et j’ai travaillé de mes propres mains pour la faire pousser; et c’est là tout ce que j’ai récolté.  Je suis venu comme l’Eau, et comme le Vent, je m’en vais. »

Le poète et saint médiéval de l’Inde occidentale, Eknath, chanta : « L’oiseau se pose dans la cour, mais y restera-t-il longtemps ? Ainsi devrait vivre un homme, tant que les liens du karma le retiennent ici. »

Le Dhammapada nous offre une autre belle analogie : « Tout comme l’abeille, sans blesser la fleur dans sa couleur ou son parfum, s’envole en prenant le nectar, de même le sage devrait traverser le village. »

Mais la vie du yogi ne consiste pas à cultiver, de façon mécanique, une série déterminée de vertus. La vertu doit surgir du reniement des choses irréelles en exerçant son discernement ou Viveka. Les Yoga-Sûtras de Patanjali et la Bhagavad-Gita se réfèrent tous deux à Abhyâsa, qui est un examen permanent dans la vie quotidienne de nos pensées, de nos émotions et de nos actions, pour constater à quel point et de quelle manière elles surgissent d’une fausse perception. Tout est transitoire; même la terre et les montagnes, les étoiles et les univers ne sont que relativement réels, la seule réalité étant la Vie qui ne connaît ni diminution ni fin. Mais le transitoire et l’irréel paraissent absolument réels à la conscience non éveillée.

Comme résultat de cette perception erronée, le mental s’attache à beaucoup de choses et de gens, et vit dans le conflit et le chagrin. La pratique du discernement mène au détachement. Alors, pour l’œil de l’observateur, « le monde tout entier est une scène de théâtre ». Il se rend compte que sa propre personnalité est un masque et que l’identité du soi est basée sur les traits superficiels de cette personnalité, tels que sa position dans la vie, son apparence extérieure et ses réalisations. Avec la croissance de la perception, l’implication du mental dans ce qui est superficiel, fortuit et transitoire, cesse et il y a un nouveau genre de perception qui ne passe pas au crible de l’ego, avec ses désirs, ses plaisirs et ses frustrations. C’est là le terrain où pousse la vertu.

La discipline bouddhiste du Vipassana, qui consiste à observer tous les aspects de la personnalité, même la façon dont on marche et dont on parle, en dehors des émotions et des réactions, constitue une base pour noyer la personnalité et grandir en bonté. Grâce à une perception éveillée grandissante, il y a négation de chaque pensée, sentiment et motif qui fait valoir le soi et l’entretient. De plus, l’aspirant doit tout faire pour amener le mental à l’harmonie universelle. Dans Occultisme Pratique, H.P.B. conseille : « Le mental doit demeurer insensible à tout, sauf aux vérités éternelles de la nature« . (p.46).

Le mental devient ce sur quoi il médite. Ainsi, plus il s’appuie sur la nature de la Vie Universelle, sur la Sagesse, l’Amour et la Bonté dans le sens absolu, plus il s’assimile à la nature immortelle.

La méditation est le cœur de la pratique du yoga. Elle ne ressemble à aucune activité ordinaire. « S’il n’y a aucune méditation, vous êtes comme un aveugle qui se trouve dans un monde de grande beauté, de lumière et de couleur » (Krishnamurti). Elle est aussi nécessaire au développement de la nature spirituelle que l’est la nourriture à la croissance du corps. Mais la méditation ne remplit pas la conscience et ne marque pas le cerveau d’impressions et de souvenirs supplémentaires. Elle le vide de son contenu. Bien des choses que nous avons considérées jusqu’ici, constituent une préparation du mental à cette liberté intérieure.

Dans l’école de Pythagore, tout nouvel élève devait apprendre à écouter. On considérait l’action d’écouter comme le premier pas dans le triple processus de la méditation selon l’ancienne tradition indienne qui qualifiait les actes d’écouter (sravana) et de réfléchir (manana) comme les préludes à la perception directe de la vérité dans la méditation (nididhyasana). Dans l’acte d’écouter, la conscience se concentre sur le cœur, l’alliance du cœur et du mental étant un aspect important du yoga. H.P.B. dit dans Occultisme Pratique que les pensées de l’élève « doivent être fixées avant tout sur son cœur pour en chasser toute pensée hostile à un être vivant. Il (le cœur) doit être rempli du sentiment de ne pas être séparé du reste des êtres, comme aussi de toute la Nature, autrement aucune réussite ne peut s’ensuivre » (p.45). Dans les textes de yoga, il est également question de laisser reposer le mental dans le cœur.

Si écouter signifie seulement entendre avec son oreille extérieure, on n’entend que des sons. Si on écoute uniquement avec son mental et ses oreilles, on perçoit des sons et des concepts. Mais quand on apprend à écouter avec sa conscience centrée dans le cœur, toutes les pensées et les distractions disparaissent et il y a un état de réceptivité tranquille. C’est là même le commencement de la méditation.

L’attention prend de nombreuses formes. L’écoute, c’est l’attention, mais l’attention consiste aussi en une observation tranquille. Le Tattvârthâdhigama-Sûtra, texte important de la religion Jain, déclare : « Le trait distinctif de l’âme (jiva), c’est l’attention. » Dans un état de non-attention, on perd la perception de sa propre nature véritable. Il est donc nécessaire, pour découvrir l’être véritable, de vivre dans un état d’attention. Dans l’entraînement du yoga, on conseille aux aspirants de tout faire attentivement, d’être attentifs à leur façon de manger, de rire, d’agir et ainsi de suite. Normalement, la plupart des actions sont exécutées dans un état de distraction. Les tâches ordinaires de la vie quotidienne deviennent à tel point des actes routiniers qu’il est possible de les exécuter en ne se servant que d’un coin de son mental, tandis que le reste s’occupe d’autres choses. Ainsi, le mental est divisé et distrait une grande partie du temps. Lorsque quelqu’un parle, il se peut qu’il fasse des projets concernant quelque chose qui n’ait rien à voir avec la conversation en cours.

Une action réflexe a une valeur indéniable dans un champ limité. Ce serait une perte d’énergie si on devait prêter attention à toutes choses, y compris la respiration, mais lorsque les réflexes s’étendent, l’habitude prend le dessus et devient tellement forte que l’inattention devient un mode de vie. Nous ne nous demandons pas pourquoi nous avons certaines opinions, quelle est la qualité de nos rapports, quel motif nous pousse, etc. Nous parlons, nous agissons, nous réagissons machinalement, selon la façon dont nous avons été conditionnés. Le conditionnement est l’absorption inconsciente des pensées et des attitudes qui viennent de l’environnement, des parents, des enseignants, des compagnons et autres sources. L’attention signifie observer ces pièges psychologiques et agir avec attention et intelligence, et non pas simplement par habitude. Selon le Dhammapada, l’inattention est le sentier de la mort. La vigilance nous sauve de la cécité psychologique et de la servitude aux contraintes qui viennent de l’intérieur.

Nous avons dit qu’un mode de vie attentif réduit la tendance du mental à se laisser distraire et à se diviser, et le rend capable de voir et d’agir d’une manière totale. Le Samâdhi signifie un rassemblement tellement complet des énergies de la conscience qu’il y a perception directe de l’Unique Vérité. Avant d’atteindre cet état élevé de réalisation, il faut pratiquer l’attention. Comme il est dit dans Aux Pieds du Maitre concernant l’enseignement de l’unité de direction vers le but, « il faut porter toute son attention sur chaque partie de son travail lorsqu’on le fait. » Cela veut dire qu’il faut s’occuper avec grand soin de la qualité de l’action dans le présent et ne pas se laisser distraire par des pensées et des attentes qui portent sur des résultats futurs.

Le recueillement est un autre élément important de l’attention. Dans la vie mondaine, il y a oubli ou ignorance de la direction dans laquelle on se dirige. La plupart des gens sont égoïstes; quelques-uns veulent être désintéressés, mais à part quelques pensées, de temps en temps, à ce sujet, ils sont perdus. Le recueillement commence lorsque le mental est ramené fréquemment à réaliser quel genre de vie est vrai et vaut la peine d’être vécu. On dit parfois que le recueillement, c’est de penser à agir en accord avec la volonté de Dieu. La « soumission » de l’Islam et l’abandon de soi enseigné par certains cultes dévotionnels, y correspondent. Le recueillement peut être présent au fond du mental, même pendant que l’on accomplit des devoirs ordinaires. Le Frère Laurence, dont les conversations ont été rapportées sous le titre La Pratique de la Présence de Dieu, dit : « …que chez lui, l’heure de la prière n’était pas différente de toute autre heure; il y avait des heures fixes pour la prière, établies par le Père Prieur, mais il ne les voulait ni ne les demandait pas, car le travail le plus absorbant ne le détournait pas de Dieu… que notre sanctification ne dépendait pas de certaines œuvres, mais du fait de faire pour Dieu tout ce que nous faisions d’habitude pour nous-mêmes. Il est triste de voir que tant de personnes prennent les moyens pour le but et que, pour des raisons de respect humain, ils attachent une grande importance à des travaux qu’ils exécutent très imparfaitement« .

Eckhart a aussi enseigné : « Un cœur pur, c’est un cœur qui n’est pas encombré, soucieux, engagé, et qui ne veut pas n’en faire qu’à sa tête, mais qui est plutôt noyé dans la volonté de Dieu, plein d’amour, et qui a renié le soi. Si petite que soit une tâche, son efficacité et sa taille augmenteront grâce à un cœur pur. »

Dans le Jivanmukti-viveka, un texte de Vedânta, il y a une comparaison avec quelqu’un qui est amoureux. Chez une telle personne, il y a un sentiment de joie, un chant dans le cœur, qui dure constamment, même lorsque cette personne est en train de faire un travail terre à terre, tel que la cuisine ou la lessive. De même, dans l’état de recueillement, il y a, à l’arrière-plan, une conscience du sacré, même quand on est pris par des activités courantes.

Cet état d’esprit chasse les images qui surgissent dans le mental, images de plaisir, d’accomplissement ou d’acquisition. Normalement, lorsque l’on agit, il y a au niveau inconscient, si ce n’est au niveau conscient, la pensée « C’est moi qui l’ai fait ». Ahamkâra, ou la fonction mentale créatrice du moi, attribue les actions à un centre qui est appelé « Moi » « Je ». Quand quelqu’un apprend quelque chose, la pensée « Je sais » est donc associée à son action d’apprendre. Quand il fait quelque chose, le mental inconscient ou conscient dit « C’est moi l’acteur ». Quand il y a une expérience de plaisir ou de beauté, une image se crée immédiatement : « C’est moi qui ai du plaisir ». Ainsi, le « moi » est constamment en train d’être construit et entretenu. Mais dans le recueillement, l’attitude est plutôt « Que ta volonté soit faite ». Selon la Gita, toute action émane des trois Gunas (ou tendances de la nature) et seuls, les ignorants se prennent pour la source de l’action.

La vertu perd tout mérite quand il y a un sentiment de conscience du soi. Quand quelqu’un pense « Je suis humble », il ne l’est pas. La véritable humilité ne peut pas s’identifier. Dans le Sutta-nipata, écrit bouddhiste, il est dit : « Les meilleurs des hommes ne se reconnaissent ni différents, ni simples, ni inférieurs« . Citant quelque chose de similaire, H.P.B. écrit : « Malheur à ceux qui sont sages à leurs propres yeux. On ne se vante pas pompeusement des pouvoirs du Raja-yoga. » Toute tendance à sa propre estime et à l’habitude de s’identifier en disant « Je suis ceci ou cela », cesse avec une observation et une attention soutenues.

On dit que le yogi n’est plus un enfant pour ses parents, un père pour ses enfants ou le citoyen d’un pays, sauf dans un sens physique. Hugh de Saint-Victor a écrit : « Il est encore faible, celui pour qui sa patrie est douce, mais il est fort celui pour qui tout pays est une patrie, et il est parfait, celui pour qui le monde entier est une terre d’exil. »

Quand il n’y a plus sa propre image, il y a le véritable silence. Le silence existe à différents niveaux. Il y a le silence de la langue, qui est utile. Un bavardage constant crée l’agitation du mental, et est un symptôme d’agitation intérieure. Les communautés religieuses, dans le monde entier, insistent sur des périodes fixes de silence. Mais même lorsque les lèvres sont muettes, le mental peut ne pas l’être. Avec la pratique de la sérénité et de différentes formes d’attention, le mental devient plus tranquille, mais plus profondément enracinée dans la conscience, il y a encore l’image du « moi », qu’elle soit élaborée ou qu’elle reste une pensée vague dans l’inconscient. L’attachement à l’existence (Abhinivesa), en tant qu’entité séparée, identifiable, est mentionné comme le dernier des klesas, ou infirmités du mental. Tant qu’il existe, il y a un désir de futur, que ce soit au ciel, dans une nouvelle incarnation ou dans un état spirituel amélioré. Ce n’est que lorsqu’il y a libération totale du désir d’une existence avec une identité personnelle, qu’il y a le silence et le vide à un niveau profond. C’est là le but fondamental proposé aux Bouddhistes : la réalisation que le soi n’a pas d’existence indépendante.

La réalisation finale, c’est la non-dualité. On ne peut en faire l’expérience tant que le soi existe; quand le sentiment d’être le soi existe, il y a aussi le non-soi, donc il y a dualité. Ce n’est que dans le silence profond du non-soi qu’il y a connaissance de l’essence universelle. Les Soufis enseignent que la Gnose est plus près du silence que du soi. Sankarâchârya nous dit que, quand on interrogea un sage trois fois au sujet de la nature de Brahman (l’Ultime Réalité), il resta tout le temps silencieux, puis finit par répondre : « Je vous enseigne, mais vous ne comprenez pas; le silence, c’est l’âtman. » C’est à cela que mène la méditation.

La conversation suivante tirée d’un écrit chinois montre clairement la vérité

— A quoi bon regarder vers l’extérieur ? Tout ce que vous voyez, ce sont des objets ! Retournez-vous et regardez vers l’intérieur.

— Verrai-je alors le sujet au lieu de l’objet ?

— Si c’était cela, vous regarderiez de nouveau un objet. Un objet est un objet quelle que soit la direction où vous regardiez.

— Ainsi, je ne peux pas me voir moi-même ?

— Vous ne pouvez pas voir ce qui n’est pas là.

— Que verrai-je donc ?

— Vous verrez peut-être l’absence de vous-même. C’est cela qui regarde. On l’a appelé le « vide ».

Le vide, c’est le Nirvana. Mais ce n’est pas le vide. C’est la plénitude, cette plénitude qui est amour, béatitude, la Paix qui dépasse l’entendement. « La connaissance absolue n’est que l’amour absolu ».

Radha BURNIER

Blavatsky Lecture – Londres Juillet 1988