(Revue Être Libre. No 286. Janvier-Mars 1981)
Démonstration pratique et surtout évidente de l’impossibilité de se soulever du sol en tirant sur ses lacets de chaussures.
Grands dieux ! Que nous sommes informés, surinformés, l’étrange lucarne allumée le soir dans nos foyers, la radio, les journaux déversent quotidiennement leur flot de violence, de discours incohérents et les multiples invitations à résoudre nos problèmes selon l’une ou l’autre formule magique de gauche ou de droite, ou tombée par hasard du ciel dans la cervelle ramollie d’un prophète, ancien ou moderne.
Dès le matin, devant notre bol fumant, nous apprenons de nouveaux détails sur l’exploitation de l’homme par l’homme, les ayatollahs et les vaticanneries, les massacres, les budgets de défense nationale, les dernières aventures nucléaires, mais la vue même de neuf cent millions d’enfants affamés ne nous coupe généralement pas l’appétit retrempons la mouillette —, tout cela se passe si loin, et puis d’ailleurs monsieur, avec le travail, les fins de mois, la crise, les enfants, on n’a vraiment pas le temps de s’interroger la dessus, nous ne pouvons penser à cela, qu’ils se débrouillent, qu’ils fassent moins d’enfants. Qu’on leur… etc. A vrai dire, pour la plupart, nous ne nous sentons pas réellement concernés, nous ne nous sentons pas responsables, comme si ce n’était pas notre monde et nos semblables, nos frères proches ou lointains. Homo, homme pourtant veut dire : le même.
Le clou de notre participation sociale consiste, de temps à autre, à déléguer l’illusion que nous avons de notre pouvoir à d’irresponsables fantoches : politiciens, leaders en tous genres, président, dictateurs, généraux qui, parés de cette névrose qu’on appelle l’autorité, s’en servent en notre nom, jamais au grand jamais pour le bénéfice (du lat. facere-baire (le) bien) de la communauté, mais toujours au profit du clan qu’ils représentent, de leur propre arrivisme et de leur cupidité. Ce n’est pas grave, c’est mortel !
Il est vrai qu’une autre catégorie d’humains, devant l’énormité du tableau ainsi offert, lorsque l’horreur et le sang débordant de l’écran, dégoulinant du journal, éclaboussent et la nappe en fibre synthétique et leur conscience, poussent le beurrier de côté… ainsi qu’un long hurlement de douleur, mais ce déchirement intolérable, ils vont essayer au plus vite d’y échapper ou de l’endiguer en se précipitant tête baissée vers quelque activité révolutionnaire charitable, isolante et sécurisante, à suffixe en isme, qui va de l’individualisme à l’altruisme, en passant par la nationa, le christia, l’isla, le socia, le syndica, le capita, le naze, le commu, l’idéa,… etc. etc. qui sont autant d’impostures, autant d’abominables fléaux.
L’esprit ainsi anesthésié, nos nouveaux apôtres, réfugiés dans leur utopie, n’auront désormais plus un regard pour le problème lui-même, vu qu’ils ont déjà la solution, les malins ! Ils vont avec hâte, rage et dévouement, en piétinant allègrement ce qui les dérange, mettre en place des structures qu’ils souhaitent inoxydables à leur nouveau tremplin vers le grand soir ou quelque paradis promis. La douleur les guette toujours, sous-jacente, mais quelque peu maitrisée, canalisée, et puis, quel meilleur moyen de s’en évader, qu’en s’affairant à consolider l’édifice toujours plus branlant de nos certitudes, de nos possessions et de notre sécurité.
Il existe aussi de par le monde, des hommes, quelques hommes, non pas des surdoués ni des héros, de simples gens comme vous et moi, certains nantis d’une vaste érudition, d’autres, ne sachant lire ni écrire, de simples hommes qui, vivant au sein de ce monde, en ressentent la souffrance avec une telle acuité, qu’ils comprennent une fois pour toutes, qu’aucune utopie aussi séduisante soit elle, aucun système, aucune foi, aucune évasion mystique, aucune drogue, aucune sucette idéologique ne pourra plus jamais apaiser leur soif de comprendre. Au lieu de rêver à une miraculeuse panacée qui changerait ce qui est : leur souffrance, au profit de ce qui « devrait » être : leur bonheur, au lieu de fuir dans un idéal ou de s’apitoyer sur leur sort, des hommes parfois, s’assoient calmement pour REFLECHIR et entreprennent avec passion l’exploration de leur propre conscience, de leur propre souffrance, en faisant fi des découvertes des autres, laissant de côté les traditions, les tabous, les livres sacrés et la totalité des élucubrations politiques, philosophiques, morales et religieuses, ne se contentant jamais d’une vérité de seconde main fut elle contresignée par Moise, Marx, Jésus, Descartes ou Nietzche. NIANT TOUTE AUTORITE ET N’EN EXERCANT AUCUNE, ces hommes-là sont le ferment d’un monde nouveau, d’un monde sans frontières, sans profits, sans classes, sans racisme, sans nationalismes, sans partis, sans religions, partant d’un monde sans violence, véritablement humain, véritablement adulte.
Il n’y a que l’homme seul et dépouillé de toutes ses mortelles illusions qui est profondément révolutionnaire, profondément religieux. Il n’y a que l’homme détaché de toute appartenance, de toute identification aux possessions matérielles, idéologiques ou spirituelles qui soit capable de coopérer véritablement, et n’est-ce pas avant tout de cette réelle coopération que le monde a le plus urgent besoin ?
Le champ de bataille qui gagne rapidement la planète entière, avec des moyens de destruction perfectionnés à l’extrême, n’est-il pas en somme la projection extérieure de ces conflits intérieurs, de nos peurs, de notre recherche de sécurité, de nos ambitions ? Ainsi, chacun de nous est DIRECTEMENT RESPONSABLE de ce qui se passe dans le monde. Tant que nous n’aurons pas vu et compris cette totale responsabilité et ne sentirons pas directement ce qu’impliquent chacune de nos actions et nos choix égoïstes, tant que les bases mêmes de notre comportement ne seront pas complètement bouleversées par cette évidence, nous permettant ainsi de vivre avec sensibilité, vulnérabilité, intelligence et amour, tous nos remèdes seront pire que le mal !
Pour comprendre notre relation avec le monde, avec ce que nous appelons l’autre, il est indispensable de nous comprendre nous-même, mais, la connaissance de soi, c’est une route qu’il faut parcourir seul, loin des gourous, des « initiateurs » et des maîtres à penser de tous crins; Elle est inépuisable, elle n’a pas de fin, on ne sait où elle mène et elle ne comporte aucune sécurité puisqu’elle est toujours nouvelle, ce n’est jamais la route d’un autre, fut-il Bouddha ou Jésus, car elle ne comporte ni imitation ni conformisme, ne connaissant la certitude ni la croyance, elle ne connaît ainsi ni le choix ni le doute, c’est pourquoi nous l’appellerons la LIBERTE.
C’est la chose impérissable, inconnue, que l’homme cherche depuis toujours et qu’il ne peut trouver en cherchant. Il ne fait que tourner en rond dans la cage du mental, et dans cette prison, si bien décorée, si cultivée soit elle, il ne peut rencontrer que l’ancien, le connu.
Alchimiste mon ami, pour aller loin, il faut commencer tout près, car ce qui est éternellement vrai et toujours nouveau vit au fond de ton cœur et ne pourra jamais être saisi dans les filets de la pensée, de la mémoire et du temps. L’or de la compréhension ne peut surgir que dans le vide total et instantané du creuset de l’esprit et du cœur, ce qui est vide ainsi, n’appartient pas au temps, n’a pas de durée ni de devenir et connait ainsi la plénitude. N’essaye pas de t’emparer du trésor, car l’infini, l’intelligence, l’amour, n’entrent pas dans le dérisoire inventaire des possessions personnelles ni dans le cadre du savoir, de temps, des symboles et du langage : l’on ne peut communier avec la réalité de CE QUI EST ni par des mots ni par des images.
Alchimiste mon frère, avec la connaissance de soi, chose que personne ne peut faire à notre place, apparait l’intelligence et la liberté.
Seul l’homme libre est intelligent, capable d’aimer sans préférer, capable de voir sans juger, d’entendre sans comparer et sa vie est ainsi une manifestation de paix qui ne comporte ni exemple ni autorité et n’est susceptible d’aucune sorte de propagande.