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L'appel du dedans

quel besoin y a-t-il de faire part à autrui de ce que l’on a pu ressentir, éprouver comme phénomènes qui, de toute façon, ne peuvent se situer qu’au niveau individuel. Quel besoin de confier à tout venant ce qui appartient au plus intime de soi-même, étant ce qui existe de plus simple et de plus naturel ? Ce déshabillage intérieur traduit d’abord un manque de retenue, et ensuite l’ignorance que les phéno­mènes ne sont que la manifestation sur le plan individuel physique ou affectif d’une Réalité qui jamais ne sera éprouvée de la même manière chez tout autre. En sorte qu’en incitant autrui à essayer de faire les mêmes expériences et de ressentir les mêmes choses que soi, en un mot à passer par le chas de la même aiguille, on le distrait et l’on risque de l’égarer et qu’il se tourne vers ses petites affaires personnelles, au lieu de l’inciter à regarder inlassablement vers le dedans de lui-même jusqu’à ce qu’il entende l’appel intérieur qui le mènera par la voie qui lui est propre, unique, sans référence à quoi que ce soit, vers son accomplissement…

(Revue Être. No 4. 15e année. 1987)

Depuis des millénaires les êtres humains se posent les mêmes questions, donnent de l’univers et de l’invisible diverses explications, proposent des solutions en vue d’obtenir le bon­heur et la paix. Or, à chaque génération tous les efforts sont à refaire. En définitive l’espèce humaine connaît à travers le temps les mêmes vicissitudes, les mêmes échecs et montre sa constante incapacité à conduire son propre destin.

Mais voilà que cette histoire se termine, pour plusieurs raisons. La grande habileté des religions à mystères fut de promettre le bonheur ailleurs que dans la vie humaine. Cela devait se passer pour ceux qui auraient eu une conduite conforme aux normes définies par chacune des différentes religions établies, dans quelque séjour des bienheureux.

Depuis le XVe siècle, du moins en Occident, le pouvoir d’abstraction du cerveau humain ne va plus s’appliquer seu­lement dans le domaine de la pure spéculation, du commentaire de commentaires.

À partir de cette époque naîtra le courant que l’on appel­lera humaniste, parce qu’il n’aura plus en vue que le sort de l’homme sur cette terre. Intégration de valeurs esthétiques à côté des vertus chrétiennes, rejet des dogmes et de l’autorité de l’Église qui avait pris la suite de l’ordre romain, dévelop­pement des techniques qui vont permettre à l’être humain de s’affranchir de plus en plus de ses contraintes matérielles ; telles sont les grandes lignes qui vont conduire l’homme occi­dental à penser qu’avec une puissance matérielle accrue il va être à même de changer les êtres, changer la vie et créer la Jérusalem terrestre.

Jahvé a donné la terre aux hommes afin qu’ils la « sou­mettent ». Il faut reconnaître que le plan divin a si bien été exécuté que l’on est capable cent fois de faire maintenant de la terre une planète morte.

Quant aux moyens employés pour changer l’homme, ils n’ont pas varié à travers les siècles. Il s’agit toujours de la contrainte physique, psychique, aujourd’hui chimique, sans parler des diverses formes de mise à l’écart – dont l’extermination reste la plus radicale.

Ce faisant on n’a cherché qu’à modifier les effets sans transformer les causes. Les composantes humaines demeurent inchangées. Celle de la vie du corps et de ses plaisirs (là où la chrétienté ne verra plus que chair et désirs impurs), celle de la socio-culture visant les croyances et les comportements, l’esthétique et l’éthique, nécessaires pour rendre possible une vie communautaire. Celle du savoir, né de l’expérience et non pas seulement de l’entassement des informations dans la mémoire ; et enfin, celle qu’on peut appeler la transcen­dance qui se traduit par un besoin de compassion, de pureté, d’immortalité, de liberté, etc. Tout cela s’intègre en propor­tions variables dans chaque individu. Il est extrêmement rare qu’une composante soit si puissante qu’elle domine toutes les autres au point qu’on ne voit plus qu’elle, ou encore qu’on ne veut plus voir qu’elle. C’est ainsi que naissent les légendes historiques, telle celle, par exemple, de la pureté et de la per­fection sans faille de la révolution, ou de la résistance fran­çaise. On tait, on nie ou on attribue à d’autres ce qui viendrait ternir l’image immaculée qu’on cherche à imposer aux yeux des contemporains et des générations à venir. Mais l’imposture résiste difficilement au temps. Une fois encore, ce n’est pas en établissant des modèles intellectuels (comme cela vient d’être fait ici à propos des composantes humaines, ce qui revient à ajouter une représentation de plus) que cela pourra changer quoi que ce soit dans le domaine de la réalité concrète.

On en revient toujours au même point en ce qui concerne le changement de l’homme. D’un côté la voie du discours qui ne conduit nulle part – et dont tous les systèmes construits ne serait-ce que depuis cinquante ans : structuralisme, situa­tionnisme, d’autres encore… ont montré l’impuissance —. De l’autre côté la voie de l’action et des œuvres qui maintient un équilibre précaire et fragile, tant que les circonstances extérieures ne viennent pas ouvrir les portes aux démons, en permettant sous le couvert d’une idéologie de donner libre cours à leurs instincts de destruction.

C’est dans ce contexte que s’inscrit la recherche intérieure qui ne saurait être du domaine social. Elle est d’ordre indi­viduel, et uniquement de cet ordre, sans aucun rapport avec la société ni avec les groupes et les sectes qui imposent leur vérité, leur rituel et la soumission sans réserve à un personnage censé être un maître ou un guide spirituel. Le chant intérieur demeure propre à chacun, inaudible pour les autres.

Dès lors, quel besoin y a-t-il de faire part à autrui de ce que l’on a pu ressentir, éprouver comme phénomènes qui, de toute façon, ne peuvent se situer qu’au niveau individuel. Quel besoin de confier à tout venant ce qui appartient au plus intime de soi-même, étant ce qui existe de plus simple et de plus naturel ? Ce déshabillage intérieur traduit d’abord un manque de retenue, et ensuite l’ignorance que les phéno­mènes ne sont que la manifestation sur le plan individuel physique ou affectif d’une Réalité qui jamais ne sera éprouvée de la même manière chez tout autre. En sorte qu’en incitant autrui à essayer de faire les mêmes expériences et de ressentir les mêmes choses que soi, en un mot à passer par le chas de la même aiguille, on le distrait et l’on risque de l’égarer et qu’il se tourne vers ses petites affaires personnelles, au lieu de l’inciter à regarder inlassablement vers le dedans de lui-même jusqu’à ce qu’il entende l’appel intérieur qui le mènera par la voie qui lui est propre, unique, sans référence à quoi que ce soit, vers son accomplissement.

Et puis, en quoi celui qui a vécu quelque aventure inté­rieure aurait-il plus de valeur qu’un autre ? Alors qu’il s’agit seulement de s’imaginer connaître ce qu’autrui ignore. On ne connaît en réalité que l’écho, pourrait-on dire, de ce qu’on ne saura pas voir, puisqu’on s’est polarisé sur le retentissement produit en soi-même. Cela vous captive au point de désirer que sa petite affaire personnelle devienne celle des autres.

Il est malheureusement vrai que les gens réclament de tels récits, non pour les éclairer mais pour satisfaire leur insa­tiable curiosité d’insolite ; ce qui fait la fortune de tous les « bonimenteurs » de merveilleux et d’étrangetés. Toute confi­dence personnelle, dans le domaine qui nous préoccupe ici, montre à coup sûr un inachèvement chez celui qui la fait ; sinon il garderait le silence.

« C’est quand il est vide que le pot résonne, rempli on ne l’entend plus. »
« La jarre est dans l’eau, l’eau dans la jarre. Au dehors et au dedans, rien que de l’eau. La jarre s’est brisée et l’eau s’est mêlée à l’eau. O Sage, dis-moi quelle est cette Réalité ? »

Kabir : Au cabaret de l’Amour. Paroles de Kabir. Gallimard. UNESCO.