Pascal Ruga
L'Aube retrouvée

C’est alors que j’ai fermé les yeux. Je me suis donné sans réserve à la nuit des grands fonds. J’ai lâché prise sur toute réalité. Les voix s’atténuèrent. Puis elles ne furent plus qu’un imperceptible et lointain bourdonnement. Elles disparurent enfin me laissant enveloppé de silence. Je ne sentais plus mon existence, j’étais au delà du temps et de l’espace ; je « m’impersonnalisais » dans l’obscur liquide amniotique d’une matrice originelle retrouvée. Était-ce la paix ? Ou bien peut-être était-ce la mort? Mais ici, toute question corrompait déjà cet océan de calme.

(Revue Être Libre. No 108-110. Septembre-Décembre 1954)

(CONTE)

La seule ouverture de ce lieu était une vieille porte de grange, entrouverte sur la maigre lueur d’un jour perdu dans le temps. Au centre, il y avait une sorte de pierre tombale d’un caractère uniforme, sur laquelle j’étais assis, tournant à demi le dos à trois hommes, dont les voix monocordes aggravaient encore l’angoisse de ma solitude. Elles m’atteignaient telles un mal familier dont je ne connaissais que trop la progression. Je ne pensais pas cependant qu’elles fussent responsables de cet état, elles y participaient plutôt dans une certaine mesure, en tant qu’attribut fatal d’une réalité à laquelle j’étais asservi. De plus en plus, j’étais sous l’emprise d’une sourde inquiétude. Un arrière-monde me paralysait dans sa médiocrité, et je ne pouvais plus rien contre la torpeur qui m’envahissait comme une lente asphyxie. Bientôt, cela devint si intolérable que toute résistance devint nulle. Je glissais dans le dégoût et la tristesse. L’homme n’était plus que l’incarnation d’une fatalité dont le seul aboutissement était la mort. J’appelais au plus vite cette délivreuse de mirage, mieux valait s’oublier, abréger le sursis qui m’était donné. Que tenais-je donc tant à défendre contre cette douleur qui me prenait dans sa griffe et me projetait dans un gouffre de négation? De toute évidence, je devais m’abandonner au flot des ombres, consacrer l’ultime sacrifice, ne plus savoir que j’appartenais à un monde.

C’est alors que j’ai fermé les yeux. Je me suis donné sans réserve à la nuit des grands fonds. J’ai lâché prise sur toute réalité. Les voix s’atténuèrent. Puis elles ne furent plus qu’un imperceptible et lointain bourdonnement. Elles disparurent enfin me laissant enveloppé de silence. Je ne sentais plus mon existence, j’étais au delà du temps et de l’espace ; je « m’impersonnalisais » dans l’obscur liquide amniotique d’une matrice originelle retrouvée. Était-ce la paix ? Ou bien peut-être était-ce la mort? Mais ici, toute question corrompait déjà cet océan de calme.

Soudain, semblable au plongeur remontant vers le ciel, j’émergeais à nouveau dans la vie. Je retrouvais le monde. Une nouvelle naissance me transfigurait presque à mon insu. J’éprouvais une impression étrange à sentir la forme de mon front dans la paume de ma main, comme si mon corps eut acquis d’autres propriétés. J’approchais d’une chose dont la gravité immédiate me fit lever la tête et ouvrir les yeux. J’étais dans un état second très proche d’une révélation que je sentais basculer au bord de mon rêve ; et tout d’un coup… l’événement surgit avec une force irrépressible… toute une paroi de la pièce s’illumina… Au centre d’une gerbe d’or, jaillit le mystère de la beauté…

Ce mystère était femme, mais il dépassait la simple notion de mère ou d’amante. Sans intentionnalité, il établissait dans l’unité d’un monde pur, une subtile et secrète relation de vérité. Le merveilleux se manifestait dans l’ineffable, m’apportait la preuve du feu, supprimait la pesanteur. Dans la ferveur, l’extase ouvrait ses pétales. Tout n’était qu’un grand silence de lumière, lourd d’une authenticité que je retrouvais dans la moindre ligne de l’apparition. Une musique bouleversante et muette transsubstantiait l’image en une vision d’universelle tendresse.

Cette majesté dans l’accueil où se jouait une simplicité émouvante, ce don d’allégresse où l’humain et le divin se mêlaient sans que l’un détruise l’autre, cette parfaite justesse dans la limite de ce qui m’était accessible ; je les éprouvais dans l’absolu d’une plénitude dont je savais maintenant qu’elle m’appartenait, qu’elle m’avait toujours appartenue, et que dans ce corps où je me croyais enchaîné, elle y était latente, encourageant parfois d’un léger rayon de certitude le constant désir que j’avais de l’atteindre. Ce lumineux et fervent visage aux yeux de nuit, peu importe qu’il fut apparition ou hallucination ; désormais, je savais qu’il existait, qu’il était ce paysage confidentiel, ce vertige éblouissant d’une partie perdue à l’orée des âges, et qu’il venait de resurgir transperçant ma présence au sein d’un Réel que je méconnaissais. Ma vie n’était plus séparée ; dépassant tout antagonisme, elle s’unissait à l’image et se perdait en elle.

Mais je n’avais pas atteint les hauteurs qui me permettraient de maintenir une telle vision. Je devais repasser le seuil, revenir dans le monde où j’étais né, continuer jusqu’au bout l’humble périple de vivre, accepter la dureté des villes et l’ornière des temps. Je retrouvais les menus gestes quotidiens qui me gardaient dans le flux des formes précaires. Mes yeux encore émerveillés s’habituèrent peu à peu aux tristes murs qui m’entouraient. Un fleuve de facticité m’emportait de nouveau vers la nuit. Je m’y laissais aller sans révolte.

Je ne souffrais plus de la présence de mes compagnons. J’étais parmi eux le cœur en paix. Je pressentais aussi qu’il devait se passer quelque chose, qu’une action allait en enchaîner une autre, inéluctablement, et qu’une stricte logique des rapports me liait à ces jeunes gens. Je m’étais tourné vers leur groupe. Je les regardais en silence, presque avec amour. Enfin, l’un d’eux cligna de l’œil vers ses comparses et me regarda avec malice. « Il y a un trou sous cette pierre, me dit-il, oserais-tu y descendre? » C’était donc cela! Je me levais sans dire mot. Ils se levèrent également et se mirent en peine de faire glisser la lourde dalle. Un trou dont on n’apercevait pas le fond apparut, dans lequel une échelle de fer se perdait dans le vide. Calme, heureux, obéissant à un jeu dont le destin devait avoir toujours été inscrit dans le temps de ma vie, je m’ensevelis lentement dans les ténèbres de la trappe, et la pierre fut repoussée au-dessus de moi. Je le savais. Je les entendis rire, et je restais un instant immobile à les écouter. Ils étaient pareils à de vieux, très vieux enfants. Maintenant que pouvais-je faire d’autre que de continuer à descendre?

J’arrivais ainsi dans une cave baignée d’ombre. Des ouvriers dont les gestes mécaniques semblaient issus d’une mémoire ancienne, s’affairaient autour de quelques grandes douves. Celles-ci résonnaient à intervalles réguliers sous le choc des marteaux, comme le tambour d’une fatalité indécise… Un avertissement que l’éternité donnerait à ceux qui vont mourir avec leur peur… Cela sonnait creux, étouffé, avec cependant un arrière-son cristallin que je supposais être le seul espoir de ces insolites créatures. Mais je ne pouvais le savoir, car je sentais bien que nous vivions chacun sur un plan différent, et que rien ne communiquait entre nous.

Je m’appliquais à marcher lentement parmi ces hommes crépusculaires. Aucun de ceux-ci ne parut s’apercevoir de ma présence. Puis, je fus surpris par une première alarme, une pointe d’angoisse me dit donner dangereusement de la bande. Le singulier tam-tam alanguissait tout mon être, m’attirait à lui, me prédisposait au sommeil et à l’oubli. Un filet invisible emprisonnait déjà mes gestes. Allais-je devenir à l’égal de ces hommes un esclave de ce caveau? Le néant me tendait un piège. Je compris subitement que je devais fuir ce rythme qui me traversait, m’envoûtait et m’enchaînait à ce sous-sol larvaire. Je luttais désespérément contre la pesanteur qui s’emparait de tous mes membres. Une écluse s’était ouverte en moi, laissant jaillir une mortelle inquiétude, et je ne sais enfin comment je réussis à trouver une issue, au fond d’un souterrain où régnait une odeur de moisissure.

Je quittais une prison pour une autre. A peine m’étais-je dégagé de ce cauchemar, que je me trouvais dans une affreuse courette entourée de bâtisses aux fenêtres miséreuses. Bien au-dessus de moi, d’un carré de ciel gris, la pluie tombait. Le sol asphalté luisait d’une mauvaise lumière. Le désespoir déroulait ses anneaux. Les choses se durcissaient, s’acheminaient vers une froide rigidité. Sous la chape mouillée de la destruction, j’étouffais. Un frisson glacé me saisit au cœur. Des larmes envahirent mon visage. Je sentais l’étreinte d’une force obscure. Un bourreau invisible m’emmenait vers un échafaud étrange et symbolique planté triomphalement dans ma chair. Je sentis mes lèvres se distendre, mais aucun son ne se fit entendre. Je ne pouvais plus, pour échapper à la fixation de ma souffrance, que m’abandonner au néant inévitable. Je m’acceptais nié, perdu. Avec la terrible résignation d’un enterré vivant, je fermais les yeux pour ne plus voir. J’oubliais mon corps, ma présence dans ce lieu, mon horreur… et soudainement… comme un noyé se ranime miraculeusement, le souvenir de la vision me bouleversa. Je me retournais. A côté de l’entrée du souterrain d’où j’étais venu, un escalier de bois conduisait à l’étage au-dessus où je reconnus, le corps vacillant d’une émotion sacrée, la porte de grange entrouverte… et l’événement ressurgit avec la forme que je lui connaissais déjà…

Je m’élançais vers la pièce où m’était apparue la révélation de lumière. Mon cœur chantait. La joie descendait profondément dans ma souffrance, en écartait la nuit, me préparait à l’ineffable. Des chants de résurrection me portaient au-devant d’elle.

Elle était assise sur la pierre que l’on avait repoussée sur moi. Son maintien était grave, mais combien plus humain, plus proche, plus perméable que la première fois… Elle avait perdu son caractère hiératique et vivait simplement d’une vie humaine. Sa poitrine se gonflait d’une respiration régulière et profonde. Elle avait le visage de la beauté.

J’ai posé ma tête sur ses genoux, et sa main était de chair puisque j’ai senti sa caresse comme les rayons d’un premier soleil… Elle était esprit puisque son verbe se fit claire fontaine de l’été, midi tranquille et serein, fruit doré. « Il y a toujours une aube », me dit-elle. C’était cela la certitude.

Déjà nous étions debout l’un près de l’autre. Une seule harmonie, une seule volonté. Nous avancions dans une aurore qui semblait venir d’un autre monde que celui que j’avais connu, et bientôt toutes limites s’estompèrent. Seule, subsistait une clarté intense d’où jaillissait un flot de musique musclée et noble. L’amour seul était l’âme de cette fête inouïe. Tout cela existait dans une relation d’amour, rien n’était séparé, rien même n’était différencié. Le mouvement qui nous unissait dans la grâce se faisait de plus en plus précis. Nous allions je ne sais vers quel miracle retrouvé.

Dans l’immensité bleue s’élevait une tendre colline ronde comme un sein. Sa terre était brune et chaude. Nous avancions dans le cortège de notre ferveur. Autour de nous, les multiples révérences des plantes enfantines étaient une offrande à notre présence. Et subitement, je découvris sans étonnement que nous n’étions plus deux. J’allais seul vers le sommet. Je compris que l’apparition était un autre moi-même, le vrai, celui que j’avais enfin rejoint et en qui je venais de retrouver l’Être Unique de toute chose. Celui qui est au delà de l’être et du non-être. Celui qui ne peut embrasser l’univers car il est l’univers même, une harmonie absolue qui est le moindre et le tout, la seule paix possible, la seule réalité des réalités, le merveilleux repos dans lequel toute action conditionnée se contredit et se détruit. Une joie tranquille au-dessus des mondes…

Pascal RUGA

Genève, 22 avril 1954

Le Chant de l’Arbre par Pascal Ruga

(Revue Être Libre. No 104-107. Mai-Août 1954)

Arbre mon bel arbre

Aux bras immobiles,

Sis au centre

Et portant ta lumière,

Lumineuse frange allaitée d’espace,

Ruisselante dentelle,

Ronde maturité d’un éventail branchu

Où se délivre le fruit,

Que ne m’accordes-tu de ta force?

Que n’agrandis-tu la blessure ?

Où ta beauté m’habite.

Tu es mon précieux métal,

Tel un joyau habité d’oiseaux.

Tu es une lyre enchâssée dans mon silence

Verse dans ma soif tes fleuves de couleur,

Illumine ma faim,

Inonde la joie du pauvre.

Tes feuilles scintillantes

Sont des ventres de poissons,

Tes aiguillons me transpercent,

Drus et bruns de sève.

O mon arbre, mon bel arbre,

Stature plantée dans les âges,

Que ne me verses-tu ta sérénité d’écorce?

Le sang vert

De tes ramures mangeuses de soleil,

J’entends dialoguer ce premier jour,

Dans les sources du ciel,

Où tout déjà m’emprisonne

Et m’identifie à ta présence.

O géant berceur,

Avant que tu ne sois la futaie,

Griffant les brouillards,

Avant que tu deviennes l’humide humus,

Avant notre retour

Dans les terreaux obscurs,

Verse ta force dans la mienne.

Pascal RUGA