Gérard Edde
L'Ayurveda

(Revue Le chant de la licorne. No 15. 1986) Si nous voulons étudier l’histoire de l’Ayurveda, nous devons retourner à la période védique, puisque l’on pense que l’Ayurveda provient de l’Upa Veda ou branche de l’Atharva Veda (anciens textes sacrés de l’Inde). Dans les Vedas, qui sont au nombre de quatre — Rig, Sama, Yajur […]

(Revue Le chant de la licorne. No 15. 1986)

Si nous voulons étudier l’histoire de l’Ayurveda, nous devons retourner à la période védique, puisque l’on pense que l’Ayurveda provient de l’Upa Veda ou branche de l’Atharva Veda (anciens textes sacrés de l’Inde). Dans les Vedas, qui sont au nombre de quatre — Rig, Sama, Yajur et Atharva —, nous trouvons de nombreuses références aux remèdes, principes de traitements et descriptions des différents organes et parties du corps humain ; le germe de la médecine indienne se trouve donc sans aucun doute dans les Vedas.

En fait, c’est l’Atharva Veda qui donne le plus de détails sur cette médecine. Nous n’y trouvons pas seulement la description des remèdes, mais aussi l’étiologie des maladies (leurs causes). La description des différentes parties du squelette, énumérées avec beaucoup de précision, ressemble de façon frappante à celle donnée dans le Charaka Samhita et le Sushruta Samhita, les deux textes principaux de l’Ayurveda. Ceux-ci croient au caractère sacré de l’Ayurveda en tant que branche de Veda, et on considère généralement que les Vedas se situent 2.000 ans avant J.-C. Ainsi, l’Ayurveda existe en Inde depuis bien plus longtemps que tout autre système médical…

Selon les anciens textes concernant l’évolution de la médecine, Brahma, Créateur de l’Univers, est censé avoir expliqué le système de l’Ayurveda à Prajapati Daksha dans un texte de Slokas (versets) de mille chapitres. Daksha transmit cet art et cette science à deux déesses Ashwinis. A partir du savoir de ces deux déesses, Lord Indra transposa un système médical. Depuis Indra, cette science de la médecine nous est parvenue sous deux formes différentes. Il est mentionné dans le Charaka Samhita qu’autrefois, alors que la Terre était affligée de diverses sortes de maladies, les Sages, qui étaient désireux de soulager l’homme des misères du corps et de l’esprit, se rassemblèrent sur les montagnes sacrées de l’Himalaya et chargèrent Bharadwaja d’aller chez Indra pour apprendre l’Ayurveda. A son retour, Bharadwaja transmit son savoir à Atreya. Celui-ci avait six élèves : Agnivesha, Bhela, Jatukarna, Parasara, Harita et Ksharpani. Chaque élève écrivit séparément un texte sur l’Ayurveda ; il ne reste de ces écrits que deux textes : l’Agnisheva Samhita, connu sous le nom de Charaka, et le Bhela Samhita. Cette branche est celle de la médecine générale.

L’autre mythe révèle que Dhanwantri, physicien des dieux, fut envoyé sur terre par Indra pour transmettre leur savoir médical, particulièrement en ce qui concerne la chirurgie. Dhanwantri était également connu sous les noms de Divodas et Kashiraja. Parmi ses étudiants, Sushruta était très expert dans l’art de la chirurgie, et il écrivit un compendium sur l’Ayurveda appelé Sushruta Samhita, axé principalement sur la branche médicale et le traitement chirurgical, mais qui traite également de temps en temps de la médecine générale. Plus tard, un étudiant nommé Vagbhata écrivit un compendium indépendant, l’Ashtanga Sangraha, qui incluait un traité séparé sur l’Ayurveda combinant le talent de Charaka en médecine et l’art de Sushruta en chirurgie ; il affirmait d’autre part que ces deux matières étaient utiles au physicien, et qu’il convenait que les étudiants en sciences médicales aient accès aux deux dans un seul traité. Plus tard, Vagbhata le jeune créa l’Ashtanga Hridaya, qui décrit l’Ayurveda sous la forme poétique. A cette époque, l’imprimerie n’existait pas, et les textes étaient ensuite transmis par le professeur aux étudiants sous forme de Slokas (versets) ce qui les rendait plus faciles à retenir. L’époque d’Atreya et Sushruta ne peut être fixée exactement, mais l’on pense généralement qu’Atreya appartenait au VIème ou VIIème siècle avant J.-C., en faisant référence à Lord Buddha, qui naquit en 557 avant J.-C. ; dans la littérature de cette époque, il est fait allusion à deux grandes universités indiennes, à Bénarès et Punjab, ce qui aide à mieux situer Charaka et Sushruta.

Science de vie

L’Ayurveda ou science de la vie trouve son origine dans les périodes postvédiques de l’Inde ; les trois ouvrages de base sont (dans l’ordre chronologique de leur établissement).

– Le Susruta Samhita (Vème siècle avant J.-C.).

– Le Charaka Samhita (IIème siècle avant J.-C.).

– Le Vagbhata Ashtanga Samgrama.

Le traité Charaka Samhita ressemble plus ou moins à un compendium de plusieurs thérapeutes généralistes sous la direction du Maître Punarvasu Atreya.

Le Susruta Samhita enregistre les discussions médicales entre le « dieu » Dhanwantari et son disciple Susruta. Ce traité décrit surtout l’art de la chirurgie et des points vitaux (Marmas) du corps.

L’Ashtanga Samgrama de Vaghbata est une synthèse des deux premiers traités et une compilation des écrits médicaux de l’Inde de l’époque. Tous les traités postérieurs utiliseront comme base ces trois premiers textes sanskrits : le Madhava Nidana, le Sharangadhara Samhita, le Bhavaprakasha, le Haritasamhita et le traité de Nagarjuna (qui fut l’une des bases de la médecine tibétaine).

Les érudits (Pandits) et médecins (Vaidyas) de l’Inde pensent cependant que le premier texte de l’Ayurveda (maintenant perdu, mais mentionné par le Charaka) fut l’Agnivesha Samhita, datant de 2500 ans avant J.-C. !

D’importants commentaires du Charaka Samhita parurent vers le XIème siècle sous le nom de Chakrapani Datta. Beaucoup de traités furent perdus à cause des invasions musulmanes et mongoles.

Vagbhata a fait de nombreuses références à Charaka et Sushruta en essayant d’harmoniser leurs vues parfois divergentes ; il a produit le plus grand ouvrage de synthèse sur l’Ayurveda.

L’Ayurveda se compose de huit branches :

1. Kaya (médecine générale).

2. Shalya (chirurgie).

3. Shalakya (oreille, nez, gorge, bouche et œil).

4. Bhuta Vidhya (psychiatrie).

5. Kaumara Bhritya (pédiatrie).

6. Agada (toxicologie).

7. Rasayana (réjuvénation).

8. Vajikarana (science des aphrodisiaques).

Ces huit branches ont été aussi décrites par Sushruta et on donne le nom de Ashtanga-Ayurveda à tout le système comprenant ces huit branches. Dans la liste ci-dessus, on considère la première branche, celle de la médecine générale, comme la branche maîtresse, dans laquelle Atreya faisait autorité ; dans les deux branches suivantes (Shalya et Shalakya), c’est Sushruta qui est reconnu comme ayant la plus haute autorité.

Ce petit historique doit suffire au lecteur pour comprendre que l’Ayurveda est le plus vieux système médical qui soit, et même si l’on ignore les éléments mythologiques, les références anciennes existantes suffisent à prouver l’authenticité et la véracité de cette science médicale hindoue, qui est encore aujourd’hui la première médecine de l’Inde.

LES TROIS DOSHAS

L’influence génétique et les facteurs congénitaux vont se combiner pour engendrer un individu doté de proportions irrégulières des Cinq Éléments Cosmiques qui, selon l’universitaire B. N. Seal sont « une classification des substances sur la base de leurs propriétés… psycho-cliniques ». Ces Cinq Éléments vont donner naissance aux Trois Humeurs et aux Neuf Constitutions selon la synthèse suivante :

Vent (Vata ou Vayu) = Vent + Éther.

Bile (Pitta) = Feu + Vent + Eau.

Flegme (Kapha ou Shleshma) = Feu + Terre.

L’humeur Vata

Vata – Vayu – Anila – Pawana, tels sont les noms utilisés en Inde pour désigner l’humeur Vent. Le terme « Vata » est dérivé de la racine sanscrite « se mouvoir », « s’éveiller à », « induire » et « illuminer ». Dans le Charaka, il est dit que Vata exerce dans l’univers une force qui contrôle et gouverne la position des astres (soleil, lune, constellations, planètes). Cette fonction est appelée l’espace-temps et la force de gravitation électromagnétique.

Dans le Sushruta, le Vata organique — Sharira Vayu — est « autocréateur », subtil et pénétrant toute chose… invisible, seules ses manifestations sont concrètes… Il est rempli de la force de Raja (Guna-Vav, lecture No 1)… il est d’action instantanée et traverse tout l’organisme par des émanations constantes. Nous pouvons comparer Vayu au Chi des médecines orientales, dont la science vient de confirmer l’existence (par la matérialisation radioactive des méridiens d’acupuncture), et aussi à l’influx nerveux à un degré moins subtil.

D’après le Sarangadhara, Vata est la force qui anime Pitta, Kapha, les systèmes vitaux — Dhatus — et les trois excrétions — Malas —, tout comme « le Vent déplace les nuages dans le ciel ».

Les fonctions de Vata se subdivisent en cinq activités principales appelées les « Cinq Vents » :

1. Mouvement des muscles volontaires et involontaires (organes).

2. Réception des messages des organes sensoriels.

3. Action des muscles digestifs (déglutition, péristaltisme, absorption et circulation).

4. Séparation du bol alimentaire.

5. Excrétion (urine, selles, sperme, sueur, etc…).

(d’après Sushruta).

Selon le traité Vagbhata Vata : contrôle l’enthousiasme, la respiration (inspiration et expiration), les activités mentales et physiques, la régulation des besoins naturels, la régulation et la circulation des sept tissus vitaux, etc. et le fonctionnement des organes des sens.

D’après ces descriptions, nous pouvons déduire l’importance de Vata dans toute la physiologie, ainsi que dans l’univers. Notons le rapport entre cette « force vitale » subtile et les champs de gravitation et électromagnétiques des planètes. Cette force est au-delà de nos perceptions et il n’est pas évident que la science puisse un jour la cerner complètement.

D’un point de vue moderne et scientifique, il est difficile de comparer Vata à des notions connues et expérimentales, car il s’agit d’une force qui ne s’exprime pas quantitativement mais qualitativement et d’une façon fonctionnelle. Vata ressemble à l’impulsion énergétique des méridiens chinois et peut-être à l’impulsion spirituelle de certains canaux encore plus subtils (tels les Nadis et les Chakras).

Lorsque l’on sait que même la force nerveuse reste encore une grande inconnue aux yeux des scientifiques, on ne peut espérer cerner Vata plus précisément. Par contre, les descriptions fonctionnelles et diagnostiques sont extrêmement précises dans les textes indiens, comme nous le verrons plus loin.

Voici donc la description du fonctionnement de Vata par ses « qualités » au nombre de six, qui sont autant d’indications diagnostiques et thérapeutiques (toute substance qui augmentera ces qualités augmentera l’humeur Vent) :

1) La rugosité : tout organe dans lequel Vata se manifeste en excès aura un aspect rugueux (langue, peau…).

2) La légèreté : sensation de tête vide, légère. Esprit agité, mouvements aériens.

3) Le froid : frissons de froid, besoin de chaleur.

4) La sécheresse : la peau peut être dure (et rugueuse), les selles aussi.

5) La subtilité : sensations subtiles dans le corps : par exemple, picotements internes.

6) La mobilité : l’esprit est agité. S’il y a une maladie, elle se déplace rapidement (douleurs erratiques), les pouls aussi sont variables.

En fait, ces « qualités » appelées Sharira Gunas sont au nombre de vingt et constituent dix paires d’opposés :

lourd — léger

lent — rapide

froid — chaud

gras — sec

doux — rugueux

solide — liquide

mou — dur

ferme — mobile

subtil — grossier

séparé — concentré

Ces « qualités » prendront une importance particulière dans la description des aliments et des plantes médicinales. Par exemple, un aliment comme les petits pois — de qualité asséchante — augmentera l’humeur Vata (qualité sèche) et ne conviendra donc pas aux individus de constitution Vent (voir plus loin l’étude de la constitution). Ainsi, une préparation médicinale de type opposé à la manifestation la plus forte d’un trouble de santé constitue l’antidote de celui-ci.

Revenons maintenant sur la classification des cinq types de Vata selon les travaux récents du docteur Bagwan Dash, qui fut le conseiller officiel du gouvernement indien en Ayurveda, et à la traduction d’une version récente du Charaka Samhita :

Vata

Localisation

Fonction

Pathologie

  1. 1) Prana Vayu
Cœur Respiration et ingestion des aliments Hoquet, bronchite, asthme, refroidissement, voix rauque
2) Udana Vayu Gorge La voix Troubles O. R. L.
3) Samana Vayu Estomac et intestin grêle Digestion Indigestion, diarrhée et troubles de l’assimilation
4) Apana Vayu Colon et organes du pelvis Excrétion des fèces, urines, sperme et sang menstruel Troubles de la vessie, de l’anus, des testicules, des reins (incluant le diabète)
5) Vyana Vayu Cœur Circulation des liquides, du sang et de l’énergie Troubles circulatoires et diarrhée, fièvre, troubles du goût, transpiration

D’un point de vue psychique, Vata est en rapport avec les fonctions suivantes : activité cérébrale – intelligence – bravoure – mémoire – vivacité d’esprit (voir plus loin l’étude sur les Doshas et la santé mentale).

L’humeur Pitta

Par rapport au mystérieux Vata, Pitta Dosha est compréhensible et se réfère à des notions physiologiques plus concrètes. Le mot « Pitta » a de nombreux synonymes dont les plus connus sont Agni et Anala. La racine sanscrite signifie « brûler » ou « chauffer ». Le Sharaka précise : « Agni seul constitue Pitta, pouvant donner des actions pathologiques ou saines ».

D’après le Sushruta, toutes les fonctions d’oxydation et de digestion sont sous la gouverne de Pitta. Revenons au Charaka Samhita pour la description des fonctions principales de Pitta, qui sont « la digestion et l’indigestion, la perception visuelle, la chaleur corporelle, la pigmentation de la peau, le courage, la peur, la colère et la rage, la confusion, la lucidité… ». Il serait trop naïf de considérer Pitta comme la bile au sens restreint du terme; dans un langage moderne on peut risquer la définition suivante : le catabolisme.

L’ancien traité de Sushruta précise les cinq fonctions de Pitta : «… elle contribue à la digestion et au métabolisme ; elle forme l’essence de la vitalité – Ojas – ; elle soutient la vue, elle contribue à l’intellect et elle est responsable de la génération de la chaleur dans le corps (thermorégulation) ».

Dans le Vagbhata : « Pitta est responsable de la chaleur du corps : elle contribue à la vision ; elle crée la faim et la soif ; elle donne son lustre et sa complexion au corps et contribue à l’intelligence, au courage et à la souplesse du corps ».

Certains médecins – Vaidyas – ayurvédiques disent que Pitta se concentre sous la forme d’un liquide jaune et bleu d’odeur putride, ressemblant à l’odeur du poisson. Il semble en réalité qu’il soit fait référence à plusieurs substances secrétées. Le type de Pitta lié à la digestion correspondrait à l’action combinée de la bile hépatique et des sucs pancréatiques. Cette action digestive de Pitta peut prêter à confusion car nous avons déjà étudié l’influence de Vata sur le péristaltisme de la digestion (voir, plus loin l’étude complète de la digestion et de l’estomac). Par ailleurs, d’anciens textes comme le Vagbhata décrivent Pitta comme sous-produit du sang – Rakta – : « Pitta est un sous-produit du sang ; à cause de cette dépendance elle peut vicier le sang… le sang et pitta ont une localisation commune : la rate et le foie ». Le texte de Charaka précise aussi que Pitta est un sous-produit du sang.

La science moderne nous apprend que les pigments de la bile : la biruline et la biliverdire, sont des constituants essentiels dans la formation de l’hémoglobine. De ce point de vue, on peut dire que le sang est l’origine de Pitta. Les pigments de la bile sont aussi des « déchets » du sang. Ces détails viennent confirmer l’ancienne théorie ayurvédique ainsi que le rapport entre Pitta, le sang, la rate et le foie.

D’un point de vue diagnostique, nous retrouverons ce rapport entre la bile et Pitta ; ainsi le Vagbhata précise : « Une augmentation de Pitta colore les urines en jaune, ainsi que les selles, les yeux et la peau : augmente l’appétit et la soif ; crée une sensation de brûlure dans le corps et de l’insomnie ». Ces symptômes sont ceux actuellement considérés comme l’excès de pigments biliaires dans le sang (ex. : la jaunisse et l’hépatite).

Voici les « qualités » de l’humeur Pitta, au nombre de sept :

1) Grasse : un exemple : peau grasse (séborrhée ou selles grasses d’apparence huileuse.

2) Rapide – Aiguë : les symptômes se succèdent rapidement.

3) Chaude : fièvres, chaleur au niveau de la peau, désir de boire frais.

4) Légère : voir Vata.

5) Malodorante : mauvaise haleine, les selles et les urines sentent mauvais, odeurs corporelles.

6) Laxative : la diarrhée est souvent présente.

7) Humide : transpiration abondante, crachats, selles aqueuses.

Dans le souci d’une étude diagnostique, voici les propriétés des cinq Pitta selon les études récentes du Dr Dash :

Pitta

Localisation

Fonction

Pathologie

1) Pachaka Estomac et intestin grêle Digestion Indigestion
2) Ranjaka Foie, rate Formation du Anémie, jaunisse
3) Sadhaka « Cœur » et cerveau Mémoire et Intellect Troubles nerveux et psychiques
4) Alochaka Yeux

Vue

Troubles de la vue
5) Bhrajaka Peau Pigmentation et lustre de la peau Troubles de la peau et vitiligo

L’humeur Kapha

Kapha, connue aussi sous le nom de Shleshma est la plus concrète des Trois Humeurs. Cette « matérialité » est due à sa constitution élémentaire : Kapha = eau + terre.

Du point de vue des Gunas, Kapha est de nature Tamasique. Parmi les synonymes de Kapha, notons Shleshma Ojas (dont nous reparlerons). Mala et Papma. La racine sanscrite de Kapha signifie « adhérer » ou « garder ensemble » et on définit cette Dosha comme un produit de l’élément cosmique Eau. Certaines écoles ont adopté le système suivant de correspondance.

Vata = Vent ou Air

Pitta = Feu

Kapha = Eau.

Charaka considère que Kapha dans son fonctionnement représente une source de force et de résistance (immunité) contre les maladies. Cette force est due à plusieurs facteurs : innés, acquis, saisonniers ou héréditaires. Le Charaka Samhita reconnaît implicitement notre inégalité devant les attaques des maladies : « … Toutes les constitutions ne sont pas à même de résister à la maladie ».

C’est par la force de OJA, concentration du pouvoir immunitaire de Kapha que l’on résiste aux maladies. Cette force nous fait penser au Jing, ou essence vitale séminale, de la médecine chinoise, qui entretient un rapport étroit entre les hormones sexuelles et la substance appelée spermine (qui se trouve aussi dans le cerveau).

Les « qualités » de Kapha la désignent comme une humeur concrète, d’après Sushruta : « blanche, lourde, visqueuse, fraîche et de saveur douce ».

D’après Charaka, ses fonctions sont : humidifier le corps et le lubrifier, lubrifier les articulations, former les structures du corps, lui donner la capacité de se reproduire, protéger le corps des maladies et de la décrépitude. Sushruta la décrit d’une façon très semblable : « lubrification des articulations, humidification du corps, mise en réserve des nutriments, construction des tissus, effet calmant sur le système nerveux, stabilité et fermeté des membres. Elle contribue au bien-être du corps en nourrissant ses composants aqueux ».

Pour Sushruta, « Kapha provient des qualités aiguës, douces et fines de l’alimentation ».

Tout comme Vata et Pitta, Kapha Dosha est présente dans tout le corps. Lorsque les fonctions de cette humeur sont perturbées, certains troubles apparaissent : asthénie, chute des défenses immunitaires, impuissance ou stérilité, confusion, ignorance, manque de compréhension, maigreur.

Dans tous les textes cependant, il apparaît que le siège principal de Kapha est le thorax ; de plus, elle est en étroit rapport avec les tissus vitaux suivants : le plasma (ou la lymphe), les muscles, les graisses, la moelle, le sperme, et avec les trois excréments (Malas) et la sueur.

De plus, Sushruta indique la formation de pus dans le processus inflammatoire comme étant causé par Kapha : « Dans le processus de l’inflammation qui conduit à la formation d’un abcès, il n’y aurait pas de douleur sans Vata, pas d’inflammation sans Pitta et pas de pus sans Kapha ». Ceci a amené certains chercheurs à comparer Kapha avec le processus de catarrhe. Nous savons en médecine occidentale que le pus provient de la décomposition des cellules du sang et des déchets de bactéries sous l’influence des leucocytes. En termes modernes et compte tenu de toutes les attributions de Kapha, on peut faire correspondre cette humeur au protoplasme qui est le matériau de base des tissus vitaux, dont le caractère peut être considérablement modifié selon le tissu vital considéré. Le protoplasme cellulaire présente des caractéristiques semblables à Kapha :

il contribue à la croissance du corps ;

il se reproduit au niveau cellulaire ;

il a une part considérable dans la défense contre les invasions microbiennes ;

il est responsable, en tant que siège des liquides, des activités de sécrétion (y compris le lait).

Cette activité est liée intimement à l’anabolisme et au rôle des protéines dans le corps.

Après cette digression, revenons sur les conceptions traditionnelles : nous étudierons en détail le fonctionnement des sept tissus vitaux et de l’OJA qui constitue l’essence ultime et matérielle de la vitalité. Ce terme est cité tant dans les textes médicaux que dans les traités de Yoga, de tantrisme et d’alchimie.

Voici les sept « qualités » de Kapha :

1) Grasse : voir Pitta.

2) Fraîche : peur du froid, recherche la chaleur, peau froide.

3) Lourde : le corps et l’esprit se sentent lourds, somnolence.

4) Lenteur : l’amélioration ou la maladie se développe lentement, d’une façon « cachée ».

5) Douce : peu de douleur, sentiment de calme.

6) Stable : chronicité ou stabilité.

7) Liquide et visqueuse : catarrhes, sécrétions ou rejets de couleur blanc d’oeuf.

Voici les propriétés des cinq Kapha :

Kapha

Localisation

Fonction

Pathologie

1) Kledaka Estomac Liquéfie le bol alimentaire Indigestion
2) Avalam-Kaka Thorax Force des membres et des 5 Kapha Fatigue, paresse. Troubles cardia­ques
3) Bodhaka Langue Sens du goût et des saveurs (Rasa) Perte du goût ou dégoût
4) Tarpaka Cœur « cerveau » Fonctionnement des or­ganes des sens Troubles des organes des sens et de la mémoire
5) Shleshma Articulations Lubrifie les articulations Troubles articulaires

Note : tout comme dans la médecine chinoise, le cœur indique aussi un certain fonctionnement cérébral.

LES SIX ÉTAPES DE LA MALADIE

Diverses classifications des troubles de santé ont été dressées par divers auteurs ; nous aurons l’occasion d’y revenir lors de l’étude de la genèse des troubles de santé. L’une d’entre elles, élaborée par Sush Ruta, est la classification des « Sept catégories de maladies – Vyadhi » qui se base sur l’origine de celles-ci : héréditaires, congénitales, constitutionnelles (c’est-à-dire dues au déséquilibre des Tridoshas), traumatiques, saisonnières, épidémiques (les maladies sont considérées comme karmiques) et les maladies de la sénescence.

Pour la bonne compréhension du rôle des Doshas dans la genèse des maladies, nous nous intéresserons à une autre classification qui décrit la dégradation des Doshas jusqu’à la maladie. Ce processus de dégradation est appelé Samprapati. Vagbhata définit Samprapati comme la science qui concerne la morbidité des Tridoshas. Sushruta utilisa cette classification de la maladie en six étapes sous le nom de Kriya Kala, terme qui signifie « action dans le temps ». Ces étapes ne constituent pas seulement une hypothèse théorique, elles présentent aussi un intérêt pratique.

Ces six étapes sont les suivantes :

1. L’accumulation morbide d’une ou plusieurs Doshas.

2. L’excitation morbide d’une ou plusieurs Doshas.

3. La diffusion morbide d’une ou plusieurs Doshas.

4. La localisation morbide d’une ou plusieurs Doshas.

5. La manifestation morbide d’une ou plusieurs Doshas.

6. La complication morbide d’une ou plusieurs Doshas.

Cette pathologie d’une Dosha peut être due à des facteurs climatiques saisonniers, à une alimentation inadéquate ou à une cause psychosomatique (comme par exemple l’excès ou l’absence d’une émotion), ou à une mauvaise utilisation des organes sensoriels (Indriyas).

Après ce premier stade d’accumulation, la Dosha se manifeste sous la forme d’une excitation et certains signes que l’on ne peut encore appeler des symptômes sont observés. Ensuite, l’humeur morbide se diffuse dans le corps et se fixe sur une zone ou un organe affaibli du corps. On peut dire alors qu’une maladie commence à se manifester et qu’elle peut s’aggraver. Ce processus peut être arrêté par les défenses immunitaires du corps ou par une action thérapeutique correcte.

On considère que lors de cette progression, les trois premières étapes sont subcliniques, c’est-à-dire qu’elles ne manifestent pas une maladie définie au sens occidental du terme. C’est pourtant à ce moment qu’une médecine naturelle préventive se montre le plus efficace et dans le traitement naturel des trois Doshas, la connaissance des signes précis de l’apparition excessive d’une humeur prend toute son importance. Le docteur Tripathi, de l’université ayurvédique de Bénarès, cite le diabète Mellitus en exemple pour confirmer la classification de Sushruta.

1ere étape, 2eme étape, 3eme étape : état pré-diabétique (prédispositions génétiques, facteurs aggravants, etc.).

4eme étape : diabète clinique.

5eme étape : diabète aigu.

6eme étape : diabète chronique.

Le docteur Tripathi compare aussi les trois premières étapes à la réaction au stress décrite par les travaux modernes du Professeur Hans Selye :

1) Réaction d’alarme

2) Étape de résistance

3) Étape de fatigue.

On peut ainsi représenter les six étapes d’évolution morbide d’une Dosha : Jusqu’à l’étape No 3, le processus est réversible sans donner lieu à une « maladie » dans le sens occidental du terme.

Nous allons maintenant étudier ces étapes en détail.

1ere étape

Dans cette étape, l’une des Doshas (Vata, Pitta ou Kapha) augmente mais ne déborde pas de son lieu de localisation (voir lecture No 2 – localisation des Doshas). Parmi ces localisations, on donne une importance particulière à celles situées sur le tractus gastro-intestinal ; ainsi :

– Kapha se situe au niveau de l’estomac.

– Pitta se situe au niveau de l’intestin grêle (cette zone inclut la rate, le pancréas, le foie et la vésicule biliaire).

– Vata se situe au niveau du gros intestin.

Cette première étape est caractérisée par l’apparition d’une symptomatologie assez vague concernant les Doshas, dont les signes principaux sont les suivants :

– Une sensation de plénitude de l’abdomen (comme si celui-ci était trop plein), accompagnée d’un sentiment de légèreté et de « vide » (dans le reste du corps) dû à Vata.

– Une diminution de la température (hypothermie) et une pigmentation jaunâtre (générale ou localisée) dues à Pitta.

– Une sensation de pesanteur des membres et de paresse due à Kapha.

Durant cette étape, on éprouve de la répulsion pour les « qualités » semblables à celles de l’humeur surabondante. De même, on éprouve de l’attirance pour les « qualités » inverses. Ainsi par exemple, un sujet de type « Vata » ressent durant une première étape d’un trouble de santé de type Vata une attirance pour les aliments lourds (à digérer) et nourrissants, pour contrecarrer cette sensation de vide et de légèreté qu’il peut ressentir. Il recherchera aussi la chaleur et le calme pour contrecarrer les « qualités » du froid et de la mobilité.

Sushruta dit que « le traitement doit être commencé aussitôt que des symptômes particuliers aux Doshas se manifestent à la première étape de la maladie », soulignant ainsi le rôle préventif de l’Ayurveda.

2eme étape

Dans cette étape, les Doshas qui se sont accumulées commencent à s’exciter sous l’influence des « qualités » de l’environnement :

a) La saison froide et sèche excite Vata, La saison chaude excite Pitta, La saison pluvieuse et froide excite Kapha.

b) Le matin excite Kapha, La mi-journée excite Pitta, La soirée excite Vata.

c) Le jeune âge (enfance-adolescence) excite Kapha, L’âge mûr excite Pitta, La vieillesse excite Vata.

d) La période post-digestive excite Vata, La période digestive excite Pitta, L’absorption du repas excite Kapha.

D’autres facteurs d’excitation des Doshas (physiques, hygiéniques ou psychologiques) seront étudiés plus loin dans ce texte et devront être évités afin de rétablir l’équilibre des Doshas.

Dans cette seconde étape, les symptômes caractéristiques des Doshas (qualités morbides, pouls, symptômes…) apparaîtront de façon plus évidente. Le texte No 2 décrit en détail ces signes précurseurs de la maladie dans le cadre des constitutions.

Le texte classique Cikitsa Kalika décrit précisément les signes d’aggravation des Doshas :

a) Aggravation de Vata

– Douleur aux yeux, à la tête, aux tempes, aux oreilles, aux sourcils, à l’endroit de l’espace entre les sourcils, au cœur, aux clavicules, aux épaules ou aux articulations. Les douleurs s’aggravent la nuit et diminuent le jour. La douleur s’arrête brutalement.

– Jambes et bras manquent de souplesse et sont tendus ou contractés (crampes).

– Douleur aiguë dans la région lombaire, ou le pelvis, ou le foie, la rate, la région dorsale, l’abdomen, les testicules, la poitrine, la région axillaire, l’ombilic, la vessie, les seins, l’anus.

– Mauvais goût dans la bouche.

– Selles sèches et constipation.

– Amaigrissement.

– Fatigue.

– Insomnie.

– Rugosité de la peau (locale ou générale).

– Digestion irrégulière.

– Urine et selles sombres.

– Désir de boissons chaudes.

b) Symptômes et signes d’aggravation de Pitta

– Pigmentation jaune de la peau, du blanc des yeux, des selles, des urines.

– Envie de boissons fraîches.

– Insomnie.

– Soif.

– Fatigue.

– Fatigue des organes des sens.

– Sensation de démangeaison.

– Inflammation des tissus.

– Formation de pus.

– Putréfaction.

c) Symptômes et signes d’aggravation de Kapha

– Sensation de pesanteur du corps.

– Indigestion, perte de l’appétit.

– Nausée.

– Excès de salive.

– Paresse.

– Goût sucré dans la bouche.

– Sensation de démangeaison de tout le corps.

– Sentiment d’irritation intérieure.

– Pensée difficile.

– Vomissements.

– Rhinite chronique.

– Bronchite.

– Dort trop.

– Somnolence.

– Sensation de fourmillement ou d’engourdissement des lèvres, de la gorge, de la langue, des gencives, du palais, du nez, des yeux, des oreilles ou des lobes.

– Pâleur de la peau, des ongles, du blanc des yeux, des selles et des urines.

Ces signes se manifestent quelle que soit la constitution ; de plus, les « qualités » décrites plus haut se concrétisent aussi selon les régions et les Doshas affectées.

3eme étape

A cette étape, la Dosha excitée quitte sa localisation originelle et pénètre dans d’autres systèmes ou organes. Ce processus ressemble à celui de la fermentation de germes de blé qui poussent le couvercle de la casserole pour se répandre à l’extérieur. Une ou plusieurs Doshas peuvent ainsi se répandre simultanément. Cette étape ne peut pas encore se nommer maladie au sens occidental du terme, bien que celle-ci devienne latente.

Dans les deux premières étapes, le processus est complètement réversible. La troisième étape constitue un temps de rémission souvent favorisé par des conditions extérieures (climat) favorables. On dit alors que la maladie est latente ou cachée ; elle ne se manifestera pleinement qu’à la saison défavorable qui suivra ou lors d’une dépression psychosomatique. On trouve en médecine traditionnelle chinoise une théorie semblable concernant les maladies dites « saisonnières » (voir « La médecine chinoise » de Nguyen Van Ghi).

Le traité Ayurveda Saukhyam de Toda Rananda décrit cette étape d’une façon imagée : « Les Doshas viciées se diffusent instantanément dans tout le corps des pieds à la tête, comme un nuage chargé de pluie se déverse. Ces Doshas viciées produisent d’innombrables maladies de caractères différents, selon les facteurs étiologiques et la nature de leur manifestation… Les Doshas sont les facteurs exclusifs de toutes les maladies ».

La diffusion des Doshas malsaines s’effectue à partir de trois systèmes subtils – Srotas :

– Le canal externe : Sakha constitué de la peau et des téguments, et du sang et de ses vaisseaux (maladies de la peau, goitres, tumeurs, anémie, œdèmes).

– Le canal digestif: – Kostha – qui correspond au système gastro-intestinal (vomissements, diarrhée, bronchite, asthme, indigestion, vers, fièvres appartiennent à ce système).

– Le canal de la vitalité : Marma qui correspond aux organes vitaux, au système nerveux (cerveau inclus) et au système osseux (les tremblements, les paralysies, les maux de tête appartiennent à ce « canal »).

En thérapie ayurvédique, on amène les Doshas viciées vers le canal digestif – Kostha – afin de les évacuer facilement :

Kapha viciée s’évacue par vomissements ; Pitta viciée s’évacue par purgation ; Vata viciée s’évacue par lavement intestinal.

Ces trois éliminations sortent du cadre des traitements naturels et préventifs et seront examinées en détail plus loin.

4eme étape

A ce stade, les Doshas viciées se fixent sur un organe ou un tissu affaibli (par l’hérédité ou occasionnellement) et commencent à manifester les premiers symptômes d’une maladie précise.

5eme étape

L’état morbide se précise et l’on peut dire qu’une maladie se déclare ouvertement, le plus souvent dans une phase aiguë. Voici une liste non exhaustive de maladies courantes accompagnée d’une tentative de classification par rapport aux Doshas atteintes. N’oublions pas que chaque cas est particulier et qu’une véritable classification ne peut être dressée qu’après un examen selon le diagnostic traditionnel de l’Ayurveda (questionnaire – pouls et éventuellement examen de l’urine).

6eme étape

Les défenses du corps peuvent encore à ce stade éviter que la maladie ne devienne chronique ou subaiguë. Par contre, si le corps est épuisé, la maladie peut se compliquer ou se généraliser, par exemple sous la forme d’une infection générale comme la septicémie.

NOTES

Il existe en médecine traditionnelle chinoise une classification des maladies en six couches énergétiques (3 yang et 3 yin) établie parle médecin Chang Chung Ching (dynastie des Han – 200 environ après Jésus-Christ). Cette proposition diagnostique toujours utilisée en phytothérapie chinoise considère plutôt l’aspect des maladies d’origine « externe » (les virus, les refroidissements, les fièvres). Il existe cependant une analogie entre les deux systèmes, bien que le modèle ayurvédique recherche (à notre avis) plus la cause interne des maladies.

Extrait du Traité d’Ayurveda. Éditions Trédaniel.