Claude Tresmontant
Le cerveau et la pensée

Dans l’histoire de l’Univers et de la nature que nous connaissons maintenant sur une durée de quelque vingt milliards d’années, le cerveau de l’Homme est le système le plus compliqué que nous connaissions. Cent ou deux cents milliards de neurones, selon les estimations, et des milliers de connexions entre chaque neurone. Le système le plus […]

Dans l’histoire de l’Univers et de la nature que nous connaissons maintenant sur une durée de quelque vingt milliards d’années, le cerveau de l’Homme est le système le plus compliqué que nous connaissions. Cent ou deux cents milliards de neurones, selon les estimations, et des milliers de connexions entre chaque neurone. Le système le plus compliqué qui existe à notre connaissance dans l’Univers est apparu le dernier, ce matin à l’aube si l’on considère les durées cosmologiques connues.

Lorsque l’Homme a commencé à penser et à réfléchir à sa condition, il a commencé, semble-t-il, à regarder au-dehors, et au-dessus de lui : Lève les yeux vers les cieux et compte les étoiles si tu peux les compter… L’astronomie est l’une des sciences les plus anciennes. L’Homme a d’abord supposé que notre microscopique système solaire constituait l’Univers tout entier. Ce n’est que depuis 1924 que nous savons avec certitude que les autres galaxies sont extérieures à la nôtre et que l’Univers est un gaz de galaxies, un gaz dont les galaxies sont les molécules.

Le cerveau qui est le système le plus compliqué que nous connaissions à cette heure dans l’Univers est aussi le dernier dont nous abordions l’étude. L’étude scientifique du cerveau a commencé en somme il y a à peu près un siècle. Elle se poursuit, elle est loin d’être achevée.

La question est de savoir à quoi sert exactement le cerveau, et quelle est la relation entre le cerveau et la pensée, le cerveau et la conscience.

Nombre de livres paraissent dans le monde à ce sujet depuis plusieurs années. Nous en retiendrons aujourd’hui deux seulement. — Le remarquable ouvrage du docteur Dominique Laplane, professeur à la Faculté de Médecine : Essai sur la Liberté de l’Homme neuronal, La Mouche dans le Bocal (éd. Pion) et Salomon Snyder, Les Drogues et le Cerveau (éd. Belin).

Il est tout à fait étonnant de constater qu’aujourd’hui les plus beaux ouvrages de philosophie des sciences de la nature sont l’œuvre de chercheurs, astrophysiciens, physiciens, biologistes, neurophysiologistes, etc. Tendis que les philosophes de profession écrivent des ouvrages qui sont le plus souvent des commentaires de commentaires de textes. Évidemment, pour voir les problèmes philosophiques que posent l’Univers, la nature et l’Homme qui vient d’apparaître dans l’Univers et la nature, il faut étudier l’Univers et la nature. Il faut étudier l’astrophysique, la physique, la biochimie, la biologie, la neurophysiologie, etc. Les scientifiques qui abordent ces problèmes qu’ils aperçoivent fort bien, ne sont évidemment pas formés dans l’analyse philosophique. Ils sont compétents dans leur domaine scientifique et amateurs éclairés lorsqu’ils abordent l’analyse philosophique des problèmes. Les philosophes de profession, en France du moins, et pour la plupart, ont sans doute une longue formation philosophique dans et par les textes, mais, sauf exceptions, ils n’ont pas pris la peine d’étudier l’Univers et la nature. D’où l’extraordinaire confusion qui règne aujourd’hui dans l’analyse des problèmes philosophiques les plus difficiles et les plus importants.

Nous savons aujourd’hui en cette fin du XXe siècle que l’Univers entier dans son histoire et dans son développement est fait ou constitué de lumière et d’information. La lumière est la première réalité qui apparaisse il y a quelque vingt milliards d’années. Ce que nous appelons la matière, depuis des siècles, c’est en somme de la lumière composée, ou des compositions faites avec de la lumière. On a appelé atomes, ces compositions. Et nous savons aujourd’hui que les atomes ne sont pas des atomes, puisque le vieux mot grec a-tomos signifie : ce que l’on ne peut pas couper. Or un atome est une composition, et même le noyau de l’atome est une composition.

Nous savons maintenant que la composition des atomes s’effectue ou se réalise progressivement dans le cœur des étoiles, qui sont en somme des laboratoires de synthèse, en allant du plus simple, l’atome d’hydrogène, au plus compliqué. La matière la plus simple est la plus ancienne. La matière la plus complexe est la plus récente.

Puisque de fait l’atome est une composition, il est d’une certaine manière et à ce titre de l’information. Tout est information dans l’Univers et dans la Nature. Nous pouvons donc préciser et dire : l’Univers en son histoire est fait de lumière, de vide et d’information. Ce que nous avons pour coutume d’appeler Matière, c’est aussi, c’est déjà de l’information. L’histoire de l’Univers est l’histoire d’une composition.

A partir du moment où notre microscopique système solaire est constitué, il y a environ cinq milliards d’années, à partir du moment où notre planète la Terre est suffisamment fraîche pour recevoir la composition des molécules complexes, la composition de la matière se continue ou se poursuit. — Invention des molécules principales avec lesquelles vont être écrits les messages génétiques de tous les êtres vivants, depuis environ quatre milliards d’années. — Invention des molécules avec lesquelles sont écrites toutes les protéines de tous les êtres vivants, depuis bientôt quatre milliards d’années. — Invention du lexique ou du système de correspondance entre la langue des messages génétiques et la langue des protéines.

Les premiers êtres vivants qui apparaissent il y a environ quatre milliards d’années sur notre planète Terre, sont de fait déjà des psychismes. Ce ne sont pas des choses. Or ils n’ont pas de cerveau, ils n’ont pas de système nerveux. C’est donc que le psychisme, un certain psychisme, est possible avant l’apparition du système nerveux et avant l’apparition du Cerveau. C’est donc que le système nerveux ne produit pas le psychisme.

L’invention du cerveau commence il y a cinq ou six cents millions d’années. Grâce aux fossiles, nous pouvons assister à cette invention progressive et par étapes du cerveau, — ce que l’on appelle la phylogenèse du cerveau. Chez les Primates, puis chez les Anthropoïdes nous voyons le cerveau se développer constamment.

Lorsque depuis le XIXe siècle principalement on a commencé à étudier sérieusement le cerveau de l’Homme, plusieurs thèses philosophiques se sont opposées, affrontées. — Les uns disaient : Le cerveau produit la pensée et la conscience à peu près comme le foie produit la bile. — D’autres proposaient un système de parallèles : le cerveau d’une part, avec ses opérations physiques, chimiques et autres, que l’on était en train de découvrir, — et la pensée ou la conscience, de l’autre, — constituent deux séries parallèles. Celui qui connaîtrait parfaitement l’état du cerveau à un moment donné, connaîtrait aussi parfaitement les phénomènes psychologiques, affectifs et autres, qui s’y déroulent. — Les uns professaient en somme que la matière, très compliquée, celle du cerveau, produit de la pensée. — D’autres préféraient un système dans lequel la matière et la pensée ont chacun leur réalité. C’était l’héritage de Descartes. — Les matérialistes adoptaient la première hypothèse ou conjecture. Les spiritualistes préféraient le système cartésien.

Ce qui est tout à fait nouveau, en cette fin du XXe siècle, c’est que nous venons de redécouvrir la notion d’information, qui avait été déjà entrevue par Aristote au IVe siècle avant notre ère. — La notion d’information peut signifier au moins deux choses : donner une forme à un matériau, à une matière, par exemple le potier, ou celui qui sculpte une pirogue, ou le sculpteur, le tailleur de marbre. — Communiquer un message, une science, une information qui est reçue par l’intelligence.

Or depuis la fin du XIXe siècle et surtout depuis le milieu du XXe, nous savons que ces deux acceptions, ces deux significations du terme information se sont réunies, se sont rencontrées. — Un être vivant, c’est un message génétique, écrit avec un alphabet inventé il y a environ quatre milliards d’années, et qui compose une multiplicité d’atomes et de molécules pour constituer ce système biologique, cet organisme qu’il est. C’est un message qui compose une matière multiple pour faire, pour constituer un organisme. — Claude Bernard, au siècle dernier, l’avait déjà deviné. « Ce qui est essentiellement du domaine de la vie, écrivait-il, et ce qui n’appartient ni à la chimie, ni à la physique, ni à autre chose, c’est l’idée directrice de cette évolution. Dans tout germe vivant, il y a une idée créatrice qui se développe et se manifeste par l’organisation… Ici comme partout, tout dérive de l’idée qui elle seule crée et dirige… »

Claude Bernard avait retrouvé par la voie de la méthode expérimentale, l’idée même d’Aristote ; un être vivant, c’est une pensée qui informe une matière pour constituer un organisme.

Au milieu du XXe siècle, avec les découvertes de Watson et Crick, nous avons pu vérifier que l’idée directrice ou créatrice dont parlait Claude Bernard est écrite physiquement dans ou sur ces molécules géantes qui sont pelotonnées dans le noyau de la cellule. Tous les renseignements, toutes les instructions nécessaires pour composer un petit Lion, ou un petit Éléphant, ou un petit Homme, sont inscrits dans ou sur ces molécules géantes, dans une masse de quelques millionièmes de milligramme. De l’information quasiment sans masse. L’information est première. C’est elle qui constitue, qui compose le vivant.

Or l’information est de l’ordre de la pensée.

A partir de là la question ou le problème des rapports entre le cerveau et la pensée est totalement renouvelé.

Et tout d’abord, le cerveau, ce n’est pas de la matière seulement. Ce n’est pas de la matière brute. C’est de la matière informée. Ce qui distingue le cerveau d’un tas de briques dans la rue, ou d’un tas de charbon, c’est l’information qui constitue le cerveau. — Et ce qui distingue le cerveau véritable, qui est le cerveau vivant, le cerveau pensant et conscient, du cerveau du cadavre, c’est encore l’information. L’information est présente dans le cerveau vivant qui est le cerveau conscient et pensant. L’information est absente du cerveau du cadavre. En sorte que, pour parler le langage d’Aristote, le cerveau d’un cadavre n’est pas un cerveau du tout. C’est une apparence ou une illusion du cerveau. Très exactement : c’est la matière qui avait été informée, et qui ne l’est plus. Cette matière informée, c’était le cerveau vivant. Maintenant que l’information organisatrice est partie, il ne reste plus le cerveau, mais la matière du cerveau qui avait été informée et qui ne l’est plus. Elle se décompose.

De même, lorsque l’âme s’en va, à la mort, il ne reste pas un corps, mais un cadavre, qui est une apparence ou une illusion de corps. Le cadavre, c’est la matière du corps, qui avait été informée, et qui ne l’est plus. Elle avait été composée, comme un poème. Elle se décompose.

Il est donc inutile de parler aux cadavres dans les cimetières lors des enterrements. Il n’y a personne dans les cimetières. Laissez les morts enterrer leurs morts.

Au siècle dernier, nombre de savants et de philosophes s’imaginaient que le cerveau produit la pensée à peu près comme le foie produit la bile. C’était une imagination dépourvue de sens.

Car la première donnée, la donnée la plus certaine au départ, la donnée immédiate de la conscience, c’est notre propre pensée. Avant même que nous n’ouvrions les yeux sur le Monde, nous découvrons que nous sommes une conscience, une pensée. Nous ne savons pas exactement à quoi sert le cerveau, mais ce qui est sûr et certain, c’est qu’il n’est pas de la matière brute. Il est de la matière informée d’une manière extraordinairement complexe. Or tout ce qui est information est de l’ordre de la pensée. Aux origines de la vie, il y a environ quatre milliards d’années, il y a un message génétique, écrit avec un certain alphabet, et puis traduit dans une autre langue, celle des protéines. Ce message qui est de l’information est de l’ordre ou du domaine de la pensée. Il a été pensé, il est une pensée, ou une idée directrice pour parler comme Claude Bernard. Chaque nouveau Groupe zoologique qui apparaît dans l’Histoire naturelle des espèces, c’est un nouveau message, une nouvelle idée créatrice qui est communiquée. Chaque nouveau système biologique qui n’existait pas auparavant, c’est tout d’abord un nouveau message génétique qui est inscrit dans le rouleau de la torah qui est la molécule géante pelotonnée dans le noyau de la cellule.

Pour chacun d’entre nous, le commencement de notre être ce n’est pas la naissance, mais la conception, c’est-à-dire la communication ou la combinaison des deux messages génétiques, celui qui vient du père, celui qui provient de la mère. Ces deux messages génétiques combinés constituent ensemble un troisième message génétique, absolument original. Et ce troisième message génétique qui résulte de la combinaison des deux précédents va commander à la construction progressive de l’organisme entier, y compris bien entendu le cerveau.

Par conséquent l’information est première, aux origines de la vie et à l’origine de notre être pour chacun d’entre nous. Tout l’organisme est matière informée, ou ce qui revient au même, information de matière. La matière informée est constamment changée, renouvelée. La seule chose qui subsiste, c’est le sujet, la substance, le psychisme, ou l’âme, celui ou celle qui dit : Je ! Le cerveau fait partie évidemment de l’organisme tout entier. Il n’y a donc pas lieu de se demander si le cerveau produit la pensée, ou la conscience. Le cerveau ne produit pas plus la pensée, la conscience, le psychisme, que le petit doigt de pied. C’est l’inverse qui est vrai. C’est la pensée, ou quelque pensée, une pensée, — c’est la conscience, ou quelque conscience, une conscience, — c’est le psychisme qui constitue le corps, l’organisme, et par conséquent le cerveau. C’est le principe informant subsistant, qui constitue l’organisme, et par conséquent le cerveau.

Le cerveau réel est un cerveau vivant, et donc conscient et pensant, même si la conscience est endormie et si l’expression de la pensée est lésée. Le cerveau réel est un cerveau informé. C’est l’information, qui est de l’ordre de la pensée, qui produit le cerveau. Il n’y a donc pas lieu de se demander si le cerveau produit la pensée et la conscience, puisque la pensée et la conscience font partie du cerveau réel, qui n’est pas un cerveau de cadavre. Il n’y a même pas à vrai dire de problème de rapports entre le cerveau et la pensée, puisque le cerveau réel est pensée, pensée informante.

Arrêtons-nous un instant sur cette illusion. Lorsqu’un gentil clochard a bu trop de vin clairet, il croit voir deux agents de police ou deux becs de gaz là où en réalité il n’y en a qu’un. S’il cherche à passer entre les deux becs de gaz ou les deux agents de police, il tente de résoudre un problème impossible. S’il se demande philosophiquement quel est le rapport, ou quelle est la relation, entre les deux agents de police qu’il croit voir, lequel commande sur l’autre, etc., — il se pose une question qui n’a pas de solution, parce qu’elle est mal posée.

Reprenons l’antique question de l’âme et du corps. Dans le système orphique, pythagoricien, platonicien, l’âme est une chose, une substance divine tombée dans le monde de la matière et du mal. Le corps en est une autre. L’âme vient dans le corps. Elle descend dans le corps. Elle est exilée ou aliénée dans le corps qui la souille.

En réalité, faites l’analyse, et vous verrez que le corps réel, c’est-à-dire cet organisme que je vois et que je touche du doigt, est constitué par un principe informant que je peux appeler l’âme si je veux, et d’une matière multiple, qui est constamment renouvelée et changée. Puisque c’est en fait le principe informant, à savoir l’âme, qui constitue cet organisme réel et concret que je vois et que je désigne du doigt, — alors il n’y a pas de problème de rapports entre l’âme et le corps, puisque le corps, le corps réel, le corps vivant, c’est l’âme qui informe une matière !

Le problème des rapports entre l’âme et le corps serait en réalité le problème des rapports entre l’âme et elle-même, pour autant qu’elle informe une matière multiple, afin de constituer cet organisme qu’elle est !

Nous sommes donc bien dans le cas du gentil clochard qui voit deux becs de gaz ou deux agents de police là où il n’y en a qu’un.

Pour le cerveau, c’est exactement le même problème. Le cerveau qui est une partie du corps, est constitué par de l’information, par un principe informant, que vous appellerez comme vous voudrez, selon l’école philosophique et politique à laquelle vous appartenez. Mais personne ne peut nier le fait, à savoir que tout l’organisme, et par conséquent le cerveau, sont constitués par de l’information. L’information est de l’ordre de la pensée. En fait c’est la pensée créatrice. Nous retrouvons l’expression de Claude Bernard. Par conséquent il n’y a pas lieu de se demander si le cerveau produit la pensée, puisqu’en réalité c’est lui, le cerveau, qui est constitué par une pensée, la pensée qui est inscrite physiquement dans les gènes au moment de la conception, c’est-à-dire de la communication des deux messages génétiques qui vont par combinaison donner un seul message génétique.

Au siècle dernier, nombre de savants et quelques philosophes se sont imaginés que le cerveau, c’est de la matière, de la matière brute, à peu près comme celle de votre machine, de votre réveille-matin, de votre moteur. Et ils se sont demandé comment de la matière brute peut produire de la pensée.

C’est Denis Diderot qui, au siècle précédent, avait fort bien répondu à cette question. Avec de la matière brute, privée de pensée et de conscience, aussi compliquée que vous l’imaginiez, vous ne ferez jamais le moindre acte de conscience, le moindre psychisme. Tout simplement parce que la pensée, la conscience, le psychisme, sont d’un autre ordre. Avec de la matière privée de pensée on ne peut pas faire de la pensée, de même qu’avec du néant vous ne pouvez pas faire de l’être. Du néant absolu, c’est-à-dire de la négation de tout être quel qu’il soit, vous ne pouvez pas faire surgir le moindre petit pois, la moindre puce, la moindre amibe, le moindre atome. De même, si l’Univers est seul, et si à l’origine il est matière brute privée de conscience, alors il doit rester éternellement ce qu’il était : matière brute et privée de pensée. Car la pensée ne peut pas sortir de la non-pensée, de même que l’être ne peut pas sortir du néant.

C’est ce que disaient justement les maîtres de l’idéalisme français, au début de ce siècle : la pensée ne peut pas commencer à partir de l’absence de pensée. C’est-à-dire que la pensée est première.

Il fallait préciser, s’exprimer mieux, et dire : Quelque pensée est première. Il existe une Pensée au moins qui ne peut pas avoir commencé. De même il faut dire : Quelque être est premier. Il existe un Être qui est tel qu’il ne peut pas avoir commencé. Et cet Être est Pensée, parce que la pensée ne peut pas surgir ou commencer à partir de ce qui n’est pas elle.

La difficulté réelle n’est donc pas de comprendre comment de la matière privée de pensée a bien pu produire de la pensée : car cela n’a aucun sens pour personne. La matière privée de pensée ne peut pas produire seule de la pensée, de même que le néant ne peut pas produire de l’être.

La vraie question est de savoir comment la Pensée première, la Pensée créatrice, a bien pu créer de la matière, qui est autre chose que la pensée.

Cette difficulté était insoluble dans les siècles passés, à cause de l’idée que nous nous faisions de la matière : un ensemble de choses inusables, sans commencement, sans fin, sans évolution, sans usure.

Depuis le début du XXe siècle, chacun le sait, les physiciens nous découvrent que la matière, ce que nos grands-pères appelaient la matière, est beaucoup plus subtile que nous ne l’imaginions dans les siècles passés.

Nous savons maintenant que la matière est en réalité une composition faite avec de la lumière. Mais nous ne savons pas ce que c’est que la lumière. Et par conséquent nous ne savons pas ce que c’est que la matière.

Dans les siècles passés, nombre de savants et de philosophes se sont imaginés que le corps ou l’organisme est une sorte de machine : c’est le point de vue de Descartes.

A partir de là, personne ne comprenait plus l’existence de la pensée, de la conscience, ni les rapports ou les relations entre la conscience, la pensée, le psychisme, et le corps. J’injecte une molécule toxique, par exemple de l’alcool, ou de la morphine, ou de la cocaïne, dans un corps vivant. Comment se fait-il que le psychisme en soit modifié, altéré ? Dans le système cartésien, c’était incompréhensible. Le Père Malebranche de l’Oratoire avait inventé un système très compliqué pour expliquer que, si je pique mon corps avec une aiguille, alors mon âme en est informée ! On le lui fait savoir !

En réalité, et si nous faisons l’analyse correctement, les difficultés disparaissent. Un organisme, c’est de l’information. C’est un psychisme qui informe une matière pour constituer cet organisme qu’il est, — et non pas qu’il a ! Le cerveau fait évidemment partie de l’organisme. Si vous introduisez dans l’organisme une molécule toxique quelconque, vous ne l’introduisez pas dans un corps distinct de l’âme ou du psychisme. Vous introduisez votre molécule toxique dans un système qui est un psychisme, un système informé et informant. La molécule que vous introduisez, elle a une certaine forme physique. Elle a une certaine constitution physique. Elle est, elle aussi, de l’information. Vous faites entrer de l’information dans un système, l’organisme, qui est tout entier informé, tout entier psychisme. Vous ne devez donc pas vous étonner que votre injection produise un effet psychique.

Notons en passant de nouveau que ce que vous introduisez dans l’organisme, lorsque vous introduisez de l’alcool ou de la mescaline, ce n’est pas de la matière brute. C’est de l’information. Ce n’est pas la matière brute qui a une action sur le psychisme. C’est de la matière informée. Regardez la structure, la composition, la constitution des molécules toxiques dans le beau livre que j’ai l’honneur de présenter, Les drogues et le cerveau, par Salomon Snyder. Vous verrez que c’est la forme de la molécule qui produit un effet psychique. Ce ne sont pas les atomes d’hydrogène, de carbone, d’azote, d’oxygène tout seuls, en tas, en vrac !

Tout dans l’Univers est lumière et information.

Le docteur Dominique Laplane, dans le livre que nous présentons : Essai sur la Liberté de l’Homme neuronal, non seulement s’efforce vaillamment de traiter les problèmes concernant les rapports entre le cerveau et la pensée, le cerveau et la conscience, — mais il aborde de plus le problème de la liberté.

Rappelons ici qu’en cette fin du XXe siècle, une armée de savants et de chercheurs a découvert que tous les êtres vivants sont programmés. Dans toutes les espèces animales on découvre des programmations qui sont inscrites dans le patrimoine génétique, transmises génétiquement, et puis inscrites dans le paléo-cortex. Ces programmations portent sur la défense du territoire, l’accumulation des richesses, les rituels de domination et de soumission, le système des castes, la réponse de l’agression à l’agression, la chasse, les amours, etc.

Plusieurs chercheurs ont établi que bien évidemment le petit homme qui vient de naître est lui aussi programmé.

Dans ces conditions, la question de la liberté se pose en ces termes : Si le petit d’Homme est programmé lui aussi, — ce qui est certain ; — s’il est programmé pour la défense du territoire, les rituels de domination et de soumission, le système des actes, etc. — alors qu’en est-il de la liberté ? Où est-elle donc ? Où pourrait-elle bien se loger et trouver une place ? Si les programmations animales sont transmises génétiquement et inscrites dans le paléocortex, que reste-t-il de la liberté humaine ?

C’est à ce problème que s’attaque le docteur Laplane dans son remarquable ouvrage.

Nous aborderons peut-être dans une chronique ultérieure ce problème de la liberté ainsi posé inévitablement pour nous en fin du XXe siècle, et nous verrons où se trouve la solution de la difficulté. Il est vrai que nous sommes programmés génétiquement pour répondre à l’agression par l’agression. C’est cela le déterminisme génétique. — Mais si nous sommes capables, une fois dans notre vie, de ne pas répondre à l’agression par l’agression, — alors nous aurons été libres. — Nous sommes programmés pour l’accumulation des richesses, la domination, le système des castes, les rites et les rituels de dominants et de dominés. Mais si nous sommes capables, une fois dans notre vie, de choisir par exemple la pauvreté librement, alors nous serons libres ! Si nous sommes capables de surmonter, de dépasser, de transcender le système des castes qui de fait est programmé, et de dire, comme un certain rabbin qui s’appelait Schaoul ha-qatan (l’hébreu ha-qatan se traduit en latin : Paulus, le petit !) : La différence, la distinction des classes, des races, des nations, des castes, la différence entre le maître et l’esclave, — tout cela n’existe plus, tout cela est périmé. Tout cela appartient à la vieille humanité animale avec ses antiques programmations reptiliennes. — Si nous sommes capables de dépasser, de transcender ces antiques programmations reptiliennes, alors nous entrons dans le règne de la liberté, c’est-à-dire de l’humanité véritable, qui est l’humanité nouvelle, là où il n’y a plus de différence, plus de distinction entre le maître et l’esclave, le dominant et le dominé ; là où la différence des nations, des races, des castes, n’est plus qu’un souvenir de la vieille humanité animale d’autrefois.

Au début du XIXe siècle, Laplace avait formulé son célèbre théorème que chacun connaît par cœur : Une intelligence toute-puissante qui connaîtrait parfaitement l’état de l’Univers à un moment donné, connaîtrait aussi son avenir. Le passé et l’avenir seraient présents à ses yeux.

Eh bien, ce bon Monsieur Laplace s’était lourdement trompé. Une intelligence qui connaîtrait parfaitement le passé de l’Univers et son présent, à un moment donné quelconque de l’Univers, ne connaîtrait pas du tout l’avenir de l’Univers. Elle ne connaîtrait de l’avenir de l’Univers que les processus, les phénomènes d’usure et de vieillissement. Connaissant parfaitement notre étoile, le Soleil, qui transforme d’une manière irréversible son hydrogène en hélium depuis environ cinq milliards d’années, je peux prévoir avec certitude ce qui va arriver au Soleil : il va s’user, s’épuiser, et finira comme tant d’autres étoiles de notre Galaxie par exploser. Il restera un résidu, de la matière dégénérée. — Mais la composition continuée dans l’histoire de l’Univers, l’intelligence de Laplace ne pouvait pas la prévoir, car pour la prévoir, il fallait la créer, l’inventer ! Seul le Créateur peut prévoir l’avenir de sa création. Pour nous qui assistons à l’histoire de la Création, l’avenir est imprévisible, pour autant qu’il est une création nouvelle. Ainsi Laplace, situé ou placé dans l’Univers il y a dix milliards d’années, n’aurait pas pu prévoir l’apparition de la vie, car pour prévoir l’apparition de la vie, il fallait inventer et créer les deux systèmes linguistiques qui n’existaient pas auparavant, celui des messages génétiques, et celui des protéines, et puis le lexique, le système de correspondance entre les deux langues, et bien d’autres choses encore. Tout cela n’était pas pré-contenu dans l’Univers ancien, dans l’Univers passé. De même Laplace situé au moment où la vie apparaît sur la Terre, et connaissant parfaitement le message génétique du premier vivant, n’aurait pas pu prévoir les messages génétiques ultérieurs, parce que pour prévoir ces messages génétiques ultérieurs qui commandent à la construction de systèmes biologiques nouveaux et qui n’existaient pas auparavant, il fallait les inventer, les créer !

L’illusion de Laplace, et son erreur, c’est qu’il s’imaginait que l’Univers est une vaste machine. Évidemment, connaissant parfaitement une machine, on connaît son avenir, puisque l’avenir de la machine ne lui apporte rien de nouveau — sauf l’usure, sauf la rouille !

Mais l’Univers n’est pas du tout comparable à une machine. Et l’organisme vivant n’est pas lui non plus comparable à une machine. Car une machine ne se développe pas. Elle n’assimile pas. Elle n’élimine pas ce qui ne lui convient pas. Elle ne réagit pas aux intoxications en produisant des anticorps. Elle ne se régénère pas si elle est abîmée. Elle n’est pas un psychisme. Elle n’est pas une conscience. Elle n’est pas une pensée subsistante.

L’erreur était de comparer l’Univers à une machine. Et c’est de cette erreur que provient le dogme du déterminisme : le passé étant connu, on peut en déduire l’avenir.

On le voit, c’est toujours la fausse analogie avec la machine qui a provoqué les catastrophes, aussi bien dans l’analyse philosophique des problèmes, qu’en médecine. Car pour une grande part la médecine moderne dépend de cette fausse analogie.

Pour traiter correctement le problème de la liberté humaine, il faut tout d’abord se libérer de cette illusion qui tient à la fausse comparaison entre l’Univers et la machine, l’organisme et la machine.

Il faut ensuite se libérer de l’illusion que l’Homme serait un être achevé. L’Homme est un animal en régime de transformation. Il est pour l’instant soumis aux antiques programmations reptiliennes, comme cela se voit si clairement et si nettement dans le domaine politique. Pour accéder à la liberté, il doit dépasser ces antiques programmations. C’est-à-dire qu’il doit devenir véritablement un Homme.

Extrait de La Voix du Nord, 10, 13 et 17 avril 1988.