Robert Linssen
Le Ch'an

Le zen japonais étant une émanation tardive du bouddhisme Ch’an de la Chine et celui-ci étant une synthèse du bouddhisme mahayana indien (le Grand Véhicule) et du taoïsme, une brève esquisse historique est nécessaire afin d’éviter toute confusion.

(Extrait de l’Univers de la Parapsychologie et de l’Ésotérisme dirigé par Jean-Louis Victor, Tome 6, éditions Martinsart, 1976)

Origines du zen authentique

L’essor considérable et soudain du bouddhisme zen en Occident a eu pour conséquences diverses déviations et tendances de mélanges ou synthèses dont l’esprit et les pratiques sont en opposition radicale avec la pureté des enseignements originels. Ceux-ci sont très différents de la plupart des sectes du zen japonais. Telles sont les raisons pour lesquelles les spécialistes en la question, tels Wei Wu Wei et Fung Yu Lan préfèrent se référer aux enseignements du bouddhisme Ch’an de la Voie abrupte tels qu’ils furent donnés par les grands patriarches et maîtres de la Chine antique. Ces enseignements sont fort éloignés des diverses écoles zen de facilité, accordant une importance majeure aux exercices physiques, aux postures, aux rituels mais négligeant toute la priorité que les maîtres de l’Éveil authentique recommandent d’accorder au niveau spirituel pour la dissolution du mirage de l’ego et la délivrance des vices de fonctionnement du mental.

Le zen japonais étant une émanation tardive du bouddhisme Ch’an de la Chine et celui-ci étant une synthèse du bouddhisme mahayana indien (le Grand Véhicule) et du taoïsme, une brève esquisse historique est nécessaire afin d’éviter toute confusion.

Le Bouddha naquit à Kapilavastu, capitale du royaume des Cakyas vers l’an 560 avant notre ère. Le terme bouddha ne désigne ni un dieu ni une personne. Il signifie « éveillé ». Tout être humain qui se connaît pleinement réalise la bouddhéité ou état d’éveil naturel, désigné par le mot Nirvâna dans le bouddhisme indien et par le mot Satori dans le zen japonais. Les spécialistes du bouddhisme contestent le bien-fondé d’une notion généralement admise en Occident : la notion de fondateur de religion.

Ainsi que l’écrit le professeur D. T. Suzuki : « Le bouddhisme n’est pas sorti tout armé du cerveau du Bouddha comme Pallas Athénée du cerveau de Zeus. Dans la mesure où le bouddhisme est une religion vivante et non pas une momie historique bourrée de matériaux morts et dénués d’utilité, il doit être capable d’absorber et d’assimiler tout ce qui vient en aide à sa croissance. C’est ce qu’il y a de plus naturel pour n’importe quel organisme doué de vie ».

Le Bouddha, nous déclarent les maîtres, n’a jamais eu l’intention de fonder une religion organisée dont les enseignements soient rigidement codifiés. Les quatre vérités essentielles enseignées par le Bouddha sont résumées par la tradition populaire comme suit:

1° Constatation de la souffrance.
2° Désignation de l’existence et de l’ignorance comme causes de la souffrance.
3° Possibilité d’être délivré de la souffrance.
4° Chemin à parcourir.

Le Bouddha prêcha en Inde durant plus de 50 années à une époque où dominaient encore les superstitions, les derniers vestiges de la période sacrificielle des Veda. Il énonça un enseignement très dépouillé, dégagé de tout rituel, de toute magie. Des spécialistes, tels A. David-Neel et le Dr André Migot enseignent que contrairement à ce qu’affirment certains auteurs, les ancêtres du Bouddha et des Cakyas n’étaient pas des Indiens mais des Mongols. Le déroulement des faits historiques semble confirmer cette version. Il existe une psychologie indo-européenne assez différente de la psychologie mongole et chinoise. La première est plus affective que la seconde. Le caractère très dépouillé des enseignements du Bouddha n’a pu conquérir de façon permanente les milieux religieux indiens. Après avoir inspiré l’un des empires les plus spiritualisés de l’histoire, sous le règne d’Açoka, entre 274 et 237 avant notre ère, le bouddhisme fut persécuté en Inde.

C’est en l’an 65 de notre ère que deux moines indiens Matanga et Bhorana l’introduisirent en Chine dans la ville de Lloyang, où quelque temps plus tard, il devait se mêler progressivement au taoïsme, pour former le Ch’an.

Le taoïsme a eu son origine lors de la rédaction du Tao Te Ching par le philosophe et sage chinois Lao-Tseu qui naquit vers 570 av. J.-C. dans le royaume de Tch’en. Les lettrés chinois nous assurent que Lao-Tseu avait écrit une œuvre beaucoup plus vaste mais elle s’est complètement égarée. Parmi les taoïstes les plus importants, il convient de citer Chouang-Tseu (env. 350 av. J.C.) et Lie-Tseu.

Naissance du Ch’an

A l’époque où le bouddhisme s’introduisit en Chine, la religion dominante du peuple chinois résultait d’un syncrétisme de provenance complexe où l’on trouve mêlés des éléments du taoïsme et du confucianisme. Le courant dominant de la pensée chinoise était représenté par l’École de Lao Chang, à laquelle succéda l’École mystique. Cette dernière prit naissance et se développa pendant l’ère Wei et Chin, entre les IIIe et IVe siècles. Toutes deux subirent l’influence des maîtres du taoïsme : Lao Tseu et surtout de Chang-Tseu. L’influence du confucianisme n’était pas complètement exclue.

L’École mystique chinoise fut suivie par l’École dite de la lumière intérieure. Telle fut la première appellation de ce qui fut appelé plus tard le bouddhisme Ch’an. Celui-ci apparut vers la fin du IVe siècle et inaugura son entrée dans l’histoire par les travaux et commentaires du maître Tao-An (312-385). Ces commentaires furent en grande partie possibles grâce au labeur inlassable d’un grand lettré indien, Kumarajiva (343-413) qui traduisit les Prajnapâramitâ Sûtra en chinois.

La partie la plus importante de l’histoire du bouddhisme Ch’an se situe entre la période Kumarajiva (343-413) et la fin de la période T’ang (env. 618-907).

Tao-An (312-385) eut deux successeurs : Tao-Cheng (360-434) et Seng-Chao (384-414) que de nombreux spécialistes considèrent comme les véritables fondateurs du bouddhisme Ch’an qui, transformé au Japon, devint le bouddhisme zen. Tous trois étaient de fervents partisans de la Voie abrupte. Leur pensée était une synthèse du taoïsme et du bouddhisme mais ils se réfèrent très fréquemment aux écrits taoïstes de Lao-Tseu et de Chouang-Tseu. Seng-Chao (384-414) se consacrait à la copie des textes de Confucius et de Lao-Tseu. Il se convertit au bouddhisme après lecture du Vimalakirti Sûtra.

Les enseignements de Tao-Cheng et Seng-Chao étaient empreints d’une grande élévation spirituelle et témoignaient d’un éveil intérieur authentique. Ils se résumaient en trois points essentiels.
Premièrement: importance de la gratuité de tout acte de contemplation, de toute méditation Tout acte spirituel ou matériel doit être affranchi d’un désir de récompense. La raison de cette recommandation n’est pas d’ordre moral mais d’ordre psychologique et spirituel. Elle résulte de la nécessité d’une convergence de toutes les énergies de la conscience dans la momentanéité de chaque instant. Elle est également une conséquence des enseignements relatifs au caractère illusoire du moi. Les enseignements déclarent textuellement que « l’accomplissement de bonnes actions en vue d’une récompense est méritoire uniquement dans le cadre de l’éphémère apparence qu’est le moi. Elle encourage les ignorants qui croient à son existence ».

Deuxième point fondamental. L’illumination spirituelle ou éveil intérieur est une expérience intemporelle, abrupte et soudaine. En d’autres termes, la découverte de notre nature véritable n’est pas l’objet d’un travail accumulatif ni d’un processus progressif ou graduel. Le caractère soudain de l’éveil spirituel est l’une des caractéristiques du bouddhisme Ch’an de la Voie abrupte. Il s’agit d’une véritable mutation psychologique au cours de laquelle la conscience personnelle réalisant la passivité d’un silence mental parfait, reçoit les impulsions créatrices de la conscience cosmique. Celle-ci porte des noms différents suivant les auteurs : le non-mental, le corps de Bouddha, le Dharma Kaya, le corps de vérité, la base du monde.

Les maîtres du Ch’an désignent cette expérience fondamentale à l’aide de trois mots à la fois simples et révélateurs : « Retourner chez soi… » « Vous vous êtes retrouvé maintenant ! déclare l’instructeur Ch’an à son élève. Rien ne vous a jamais manqué. Seule, une distraction fondamentale et un vice de fonctionnement de votre mental masquait à vos yeux la nature de votre être réel… »

Troisième point fondamental : la nature de Bouddha ou corps de vérité existe dans le cœur de tout être humain et forme la réalité essentielle des choses et des êtres dans l’univers entier.

Les enseignements essentiels de l’École de la lumière intérieure (le bouddhisme Ch’an) sont résumés dans les œuvres d’un auteur contemporain de Tao Cheng et de Seng-Chao : le maître Hui Yuan (334-416). Ces écrits sont intitulés : Discussions illustrant le processus des récompenses. Les cinq points fondamentaux du bouddhisme Ch’an s’y trouvent exposés et peuvent être résumés comme suit :

1° Le principe fondamental de l’univers et des êtres humains est inexprimable et impensable.
2° Le perfectionnement spirituel ne peut être cultivé, c’est-à-dire qu’il ne peut être l’objet d’un acte de volonté accumulative du moi ni de ses constructions mentales, par le fait que ce moi n’est qu’illusion et ignorance.
3° En dernière analyse, lors de l’éveil intérieur, rien n’est atteint. Nous avons toujours été et nous sommes, sans le savoir, la réalité suprême, le corps de Bouddha. Seule, une distraction fondamentale nous prive de la vision de la soi-nature.
4°  II n’y a rien d’autre qui soit vraiment important dans le bouddhisme.
5°  Le simple fait de puiser de l’eau et de casser du bois renferme le merveilleux mystère du Tao.

Pour l’ignorant, prisonnier de ses fausses identifications mentales et de son égoïsme, le fait de puiser de l’eau est accompagné de l’état de conscience léthargique, conflictuel inhérent aux confections mentales erronées. Pour l’éveillé, chaque geste extérieur, apparemment ordinaire, se réalise dans une transparence intérieure et une disponibilité extraordinaires.

A la fin du Ve siècle, le moine bouddhiste indien Bodhidharma (480-528 ou 535) vint s’établir en Chine. Il est l’auteur d’une des œuvres les plus remarquables du bouddhisme Ch’an intitulée La Contemplation du mur dans le Mahayana. Ses premières rencontres avec les érudits chinois lui apportèrent une profonde déception. Il tenta de leur exposer ses conceptions en présence de l’empereur Wu, mais il se heurta à une incompréhension complète. Très attristé par ses premiers contacts, il se retira durant huit années au cours desquelles il se consacra à la méditation. Quittant sa solitude il reprit sa campagne en faveur d’une renaissance du bouddhisme qu’il considérait comme une expérience vivante dégagée de l’emprise des textes auxquels il lui semblait que les érudits chinois étaient trop attachés.

Bodhidharma définit alors le bouddhisme Ch’an de la façon suivante : « Une transmission orale en dehors des Écritures. Aucune dépendance à l’égard des mots et des lettres. Une recherche directe vers l’essence de l’être humain. La vision de sa nature réelle et la réalisation de l’éveil parfait. »

A la différence de Tao Cheng et de Seng-Chao qui se référaient fréquemment aux textes taoïstes parallèlement à ceux du bouddhisme, Bodhidharma s’inspirait principalement des textes essentiellement bouddhistes des Prajnapâramitâ Sûtra et surtout au Lankâvatâra Sûtra.

Toute une lignée de patriarches illustres succéda à Bodhidharma. Il convient de citer parmi eux Houei-k’o (486-593) successeur de Bodhidharma et considéré comme le deuxième patriarche. Le maître T’sen T’sang (env. 606) succéda à Houei-k’o comme troisième patriarche. Il est l’auteur d’un poème immortel : le Hsin-Hsin-Ming considéré comme l’un des meilleurs ouvrages exprimant le sens des valeurs du bouddhisme Ch’an.

Notre ancien collaborateur, le savant japonais D. T. Suzuki, en a publié d’excellentes traductions anglaises traduites depuis lors en français. Nous en reproduisons quelques fragments essentiels :

« La parfaite Voie ne connaît nulle difficulté.
Sinon qu’elle se refuse à toute préférence.
Ce n’est qu’une fois libérée de la haine et de l’amour
Qu’elle se révèle pleinement et sans masque…
Une différence d’un dixième de pouce
Et le ciel et la terre se trouvent séparés.
Si vous voulez voir la Parfaite Voie manifestée
Ne concevez aucune pensée, ni pour elle, ni contre elle.
Opposer ce que vous aimez à ce que vous n’aimez pas.
Voilà la maladie de l’esprit.
Lorsque le sens profond de la Voie n’est pas compris
La paix de l’esprit est troublée et rien n’est gagné.
La Voie est parfaite comme le vaste espace.
Rien n’y manque, rien n’y est superflu.
C’est parce que l’on fait un choix
Que sa vérité absolue se trouve perdue.
Ne poursuivez pas les complications extérieures.
Ne vous attardez pas dans le vide intérieur.
Lorsque l’esprit reste serein dans l’unité des choses
Le dualisme s’évanouit de lui-même.
Et quand l’unité des choses n’est pas comprise jusqu’au fond
De deux façons, la perte est supportée…

Phraséologies, jeux de l’intellect…
Plus nous nous y donnons et plus loin, nous nous égarons.
Éloignons-nous donc de la phraséologie et des jeux de l’intellect…
Et il n’est nulle place où nous ne puissions librement passer.
Au moment où nous sommes illuminés en nous-mêmes
Nous dépassons le vide du monde qui s’oppose à nous.

N’essayez pas de chercher la vérité…
Cessez simplement de vous attacher à des opinions.
Ne vous attardez pas dans le dualisme.

Lâchez prise… laissez les choses comme elles peuvent être.
Obéissez à la nature des choses…
Et vous êtes en accord avec la Voie.

Si un œil ne tombe jamais endormi
Tous les rêves cesseront d’eux-mêmes.
Si l’esprit conserve son unité
Les dix mille choses sont d’une seule et même essence.
Lorsque le profond mystère de cette essence est sondé
D’un seul coup nous oublions les complications extérieures.
Nous retournons à l’origine et restons ce que nous sommes.
Oublions le pourquoi des choses
Et nous atteignons un état au-delà de l’analogie.
L’ultime but des choses, là où elles ne peuvent aller plus loin
N’est pas limité par des règles et des mesures.
L’esprit en harmonie avec la Voie est le principe d’identité
Où nous trouvons toutes les actions dans un, état de quiétude.
Rien n’est retenu maintenant.
Il n’est plus rien dont on doive se souvenir.
Tout est vide, lucide et porte en soi un principe d’illumination.

Dans le plus haut royaume de l’essence vraie
Il n’y a ni autre, ni soi. »

Ces lignes, profondément empreintes du climat de la plus haute intégration spirituelle, mettent l’accent sur la perception constante de l’essence unique des êtres et des choses, sur un affranchissement des fausses valeurs inhérentes aux défauts de fonctionnement du mental, sur l’abolition de toute dualité entre l’observateur et l’observé, entre le sujet et les objets. C’est à ce niveau, que se situent les objectifs des maîtres du Ch’an de la Voie abrupte. La seule pratique véritable a toujours consisté et consistera toujours, nous le verrons ailleurs, à nous dégager de l’emprise des mirages résultant d’un vice de fonctionnement de la pensée.

A T’sen T’sang (env. 606) succéda le quatrième patriarche : Tao-Shin (580-651), moins bien connu que son prédécesseur. Le cinquième patriarche Hung-Jen (601-675) succéda à Tao-Shin. Il est considéré par certains comme le père spirituel du célèbre Hui-Neng (638-713). Hui-Neng est un des rares patriarches dont les sermons sont considérés, au même titre que ceux du Bouddha, comme de véritable Sûtra. Les événements peu ordinaires qui contribuèrent à le faire connaître illustrent parfaitement le climat spirituel dont s’inspiraient les maîtres du bouddhisme Ch’an de la Voie abrupte. Nous verrons ultérieurement qu’il existait deux écoles dans le Ch’an.

Dès ses premières rencontres avec Hui-Neng, Hung-Jen, le cinquième patriarche, avait reconnu en lui un homme parfaitement éveillé. En raison de son âge avancé, Hung-Jen pensait aux problèmes de la succession et souhaitait secrètement que celle-ci soit assurée par Hui-Neng. De grandes difficultés restaient à vaincre pour parvenir à la réalisation d’un tel projet, et ce pour diverses raisons compréhensibles. D’abord, Hui-Neng était un complet illettré. Il n’était qu’un simple laïc dépourvu d’érudition. Ensuite, le cinquième patriarche Hung-Jen, qui cherchait un successeur, était le chef d’un grand monastère dans lequel vivaient plus de cinq cents moines, lettrés très instruits. Certains d’entre eux très imbus de leur érudition convoitaient secrètement la succession du cinquième patriarche. Celui-ci, parfaitement conscient des difficultés de la situation, suggéra à Hui-Neng de se présenter au monastère comme simple laïc cherchant du travail afin de trier et broyer le riz destiné aux moines dans les greniers du monastère.

Après quelque temps, le cinquième patriarche annonça solennellement aux cinq cents moines présents qu’il désirait nommer un successeur. Il déclara que tout moine qui lui présenterait un poème ou une simple phrase exprimant parfaitement l’illumination et l’esprit profond du Ch’an serait immédiatement nommé sixième patriarche. Parmi les plus érudits des moines, Shen-Hsiu, considéré comme le plus savant de la congrégation, composa immédiatement les vers suivants :

« Ce corps est l’arbre de Bodhi.
Et l’esprit est comparable à un miroir clair posé sur un support.
Balayons-le constamment.
Et ne laissons aucune poussière s’accumuler sur lui. »

Hung-Jen eut néanmoins quelques doutes quant à la valeur de ces quelques lignes, d’autant plus qu’un langage presque identique avait été formulé par le sage chinois Chouang-Tseu, principal disciple de Lao-Tseu. Le refus des vers de Shen-Hsiu par Hung-Jen suscita de nombreux commentaires parmi les moines. Tandis que ces derniers s’entretenaient de l’événement, Hui-Neng qui passait par là demanda à l’un d’eux de lui montrer l’inscription se trouvant sur le mur de la salle des assemblées. Étant illettré il demanda à l’un des moines de la lui lire. Après, avoir écouté attentivement les vers de Shen-Hsiu, Hui-Neng demanda à l’un des moines de l’accompagner durant la nuit et le pria d’écrire les vers suivants :

« La Sagesse ne connaît aucun arbre qui puisse croître.
Et le miroir ne repose sur aucun support.
Depuis le commencement, rien n’existe.
Où la poussière pourrait-elle s’accumuler?»

Dans les premières heures du jour suivant, les moines lurent avec stupéfaction les vers de Hui-Neng qu’ils jugèrent insolents. Ce n’était pas l’avis du cinquième patriarche. Celui-ci remit la robe et le bol de Bodhidharma à Hui-Neng, la nuit suivante, dans le plus grand secret. Ces objets étaient considérés comme les symboles de la transmission spirituelle dont Hui-Neng, maintenant sixième patriarche, devait être le détenteur. Hui-Neng quitta discrètement le monastère durant la nuit. Il parcourut la Chine au cours de nombreux voyages et contribua de façon importante au rayonnement du bouddhisme Ch’an dans ce pays.

Ses commentaires se référaient aux textes les plus profonds du bouddhisme mahayana et notamment aux Nirvâna, Vajracchedika et Vimalakirti Sûtra. Il n’utilisait ceux-ci qu’à titre d’introduction préférant insister sur le caractère vivant d’une expérience d’éveil intérieur dégagée de toute référence à des textes. Hui-Neng mourut à 73 ans au mois d’août de l’an 713.

Depuis un siècle ou deux se dessinait une division du bouddhisme Ch’an en deux tendances. Cette division s’affirma davantage encore après la mort de Hui-Neng.

La première division du Ch’an, désignée comme branche du Nord est connue également sous le nom de doctrine du Lanka. Elle se référait principalement au Lankâvatâra Sûtra. Cette école enseignait l’existence d’un processus progressif et graduel de l’éveil intérieur. Elle reçut l’appui moral de l’Empereur mais ne remporta pas le succès souhaité par ses interprètes.

La seconde division du Ch’an, désignée comme branche du Sud enseignait au contraire le caractère soudain et abrupt de l’éveil intérieur. C’est d’elle que vient l’appellation plus connue de bouddhisme Ch’an de la Voie abrupte. Conforme à l’esprit du sixième patriarche Hui-Neng, elle eut beaucoup plus de succès malgré son caractère ardu et très dépouillé.

Cette école a eu pour interprètes les maîtres les plus illustres du Ch’an, et notamment Shen-Hui (668-760), Ma-Tsu (env. 788), Hui-Haï (env. 800) et Huang-Po (env. 850) également connu sous le nom de Hsi-Yun.

Contrairement à ce qu’ont affirmé certains auteurs, la mort de Hui Neng n’a pas mis fin à la lignée des patriarches du Ch’an. Il eut un successeur, le maître Shen-Hui (668-760) considéré par les spécialistes comme le plus grand de tous les patriarches. Il fut reconnu comme tel, un siècle après sa mort, par l’Empereur Wu et considéré comme septième patriarche. Les maîtres actuels du Ch’an de la Voie abrupte, tels Fung-Yu-Lan et Wei Wu Wei se réfèrent principalement à Shen-Hui, Hui-Neng, Hui-Hai et Huang-Po.

L’étude attentive des enseignements des maîtres du bouddhisme Ch’an de la Voie abrupte nous montre l’ampleur des différences sinon de la décadence des sectes japonaises actuelles par rapport à la pureté, à la rigueur et à la profondeur des enseignements originels. Telle est non seulement l’opinion de nos instructeurs en la matière, Wei Wu Wei, Sam Tchen Kham Pâ mais aussi de l’écrivain Alan Watts, qui déclare à ce propos :

« Quelques communautés zen semblent avoir survécu jusqu’à présent, mais elles s’orientent vers le Soto ou vers des préoccupations occultes du bouddhisme tibétain. Dans les deux cas, la vision du zen se trouve mélangée à des doctrines discutables sur l’anatomie psychique de l’homme qui semblent issues d’anciennes notions taoïstes d’alchimie. (…) Le Rinzaï et le Soto, tels qu’ils existent aujourd’hui dans les monastères, accordent une importance énorme au za-zen, au fait de s’asseoir en méditation. Ils pratiquent ces exercices plusieurs heures par jour et accordent une très grande importance à la correction des postures et au mode de respiration qu’elles impliquent. »

Le contraste entre les enseignements du chan et les formes actuelles du zen japonais répandues en Occident est frappant. Les éveillés authentiques sourient face à l’engouement soudain du public occidental pour ces postures et ces rites radicalement condamnés par le maître du Ch’an de la Voie abrupte, ainsi que le démontrent les textes classiques qui suivent; un dialogue historique a eu lieu entre le septième patriarche Shen-Hui (668-760) et le maître Ch’eng. Nous en reproduisons un fragment significatif :

« Shen-Hui : — Lorsqu’on pratique le samadhi (méditation) n’est-ce pas là, une activité choisie délibérément par le mental ?
Ch’eng : — oui.
Shen-Hui : — Alors cette activité délibérée du mental est un acte de la conscience conditionnée, et dans ce cas, comment peut-il apporter la vision de la soi-nature ?
Ch’eng : — Pour réaliser la vision de la soi-nature, il est nécessaire de pratiquer le samadhi. »

Le samadhi indien véritable ou le satori du zen japonais ne sont pas des résultats de manipulations ni d’efforts mentaux du moi. Ce ne sont pas des états auto-projetés. Le maître Huai-Jang (env. 775 ap. J.-C.), disciple de Hui-Neng, a déclaré dans le Kû-Tsun-Yû-lun : « Lorsque vous vous entraînez au za-zen vous devriez savoir que le Ch’an ne consiste ni à s’asseoir, ni à se coucher. Si vous vous entraînez à devenir un bouddha assis, vous devez savoir que le bouddha n’a pas de forme fixe. Parce que la vérité n’a pas de forme fixe, elle ne peut être l’objet d’aucun acte de choix. Si vous vous transformez en bouddha assis, par cela même vous détruisez le bouddha. Si vous vous attachez à la posture assise, vous n’atteindrez jamais le principe du zen. »

De son côté : le sixième patriarche Hui-Neng (638-713) déclarait : « La vérité est comprise par l’esprit et non par la posture assise en méditation » (D. T. Suzuki : Le Non-Mental, p. 53). Enfin le maître Hui-Haï déclarait : « Je vous ai dit de ne pas vous exercer à la méditation seulement quand vous êtes assis. Quoique vous fassiez, d’une façon continuelle, vous devez être attentif : en marchant, en vous reposant, sans aucune interruption. » (Hui-Haï : The Path to Sudden Attainment, éd. Sidwick et Jackson, London 1948).

Principes du bouddhisme Ch’an, origine du zen

Le bouddhisme Ch’an, origine du zen japonais, n’est ni une philosophie, ni un système de pensée. Il a horreur des spéculations métaphysiques. Certains spécialistes le désignent comme un art de vivre.

Mais quelques précisions s’imposent ici sur le climat très particulier et profond de cet art de vivre. Sans ces précisions, des malentendus nombreux peuvent surgir dans l’esprit des lecteurs. Le bouddhisme Ch’an est un art de vivre intégralement, d’instant en instant, selon la nature profonde des choses. Quoique cette nature soit une unité absolue, elle englobe trois niveaux : un niveau physique : le corps; un niveau psychique : l’ensemble des émotions et des pensées; un niveau spirituel inconditionné, intemporel caractérisé par le jaillissement d’une réalité éternellement présente, neuve et créatrice. Cette distinction en trois niveaux est arbitraire. Elle n’est qu’une concession faite aux exigences de notre esprit d’analyse.

Les enseignements du bouddhisme Ch’an mettent en lumière l’impermanence fondamentale des êtres et des choses. Ils nous montrent comment s’est élaborée la conscience du moi, avec ses peurs, ses violences, ses contradictions. Ils nous suggèrent de prendre conscience de l’ampleur de nos conditionnements, de l’influence de nos mémoires passées sur le présent, du caractère illusoire de la conscience personnelle.

Le bouddhisme Ch’an définit la sagesse comme une obéissance parfaite à « la nature profonde des choses ». Cette obéissance à la nature profonde des choses est entravée en chaque être humain par un vice de fonctionnement de la pensée. La pensée n’est que mémoire, elle porte les empreintes d’un passé dont les origines remontent bien loin dans la nuit des temps. Elle est régie sous le signe de l’habitude, de la répétition.

Le processus de la pensée de la plupart des êtres humains est horizontal, linéaire, continu. Il porte les empreintes indélébiles de processus sans lesquels, ni l’univers matériel, ni l’être humain ne pourraient exister. Depuis l’aube d’un univers existe une tendance unique, toujours la même qui peut se résumer par deux verbes, très proches l’un de l’autre : le verbe avoir et le verbe grandir. Par la conjugaison du verbe avoir, dès les plus timides ébauches de la formation de la matière, les atomes s’associent aux atomes, pour former les molécules. Les molécules s’associent entre elles pour former les grosses molécules, bases des premiers êtres monocellulaires. Les êtres monocellulaires s’associent entre eux pour former les êtres pluricellulaires. Depuis l’atome jusqu’à l’être humain existe cette habitude associative. Celle-ci se poursuit en l’être humain, sur le plan psychologique : l’homme s’associe à des idées, il s’identifie à sa maison, à sa famille, à son pays, à son auto, à son compte en banque, à son club sportif. Ainsi se construit ce moi ayant de sa conscience une impression de solidité, de continuité, de réalité absolue. Telles peuvent être résumées les doctrines essentielles des skanda du bouddhisme traditionnel indien, repris dans le bouddhisme Ch’an.

Mais il n’y a pas d’entité statique et durable, semblable à ce que la plupart des êtres humains éprouvent d’eux-mêmes. Il n’y a, en fait, qu’une succession rapide et complexe de pensées, de moments de conscience en continuel mouvement. Par ignorance et par habitude et manque d’information, nous superposons à ce processus discontinu, impersonnel, la notion arbitraire d’un ego, d’une entité permanente. Cette identification crée en chaque être humain un réseau de tensions, de résistances qui l’empêchent d’être disponible aux énergies les plus profondes du niveau spirituel. Il est donc incapable de réaliser la sagesse, celle-ci consistant en une obéissance parfaite à la nature profonde des choses.

Les maîtres du bouddhisme Ch’an enseignaient diverses notions qui se rapprochent étonnamment de la pensée de Krishnamurti et, tout récemment, des conclusions de savants éminents. Chaque être humain porte en lui, profondément inscrites dans son inconscient et dans ses molécules d’A.D.N., les mémoires de tout le passé de l’univers, sous forme de bilan. Les informations du code génétique ne sont d’ailleurs rien d’autre que ce vaste bilan mémoriel. Ces mémoires contiennent aussi bien les traces de la conjugaison permanente du verbe avoir, avoir plus, de s’associer à, de grandir, de devenir (Tanha dans le bouddhisme) que de dynamismes fondamentaux sans lesquels l’évolution et la conservation des espèces auraient été impossibles. Parmi ces tendances, il y a un instinct naturel de conservation, donc une lutte pour sauvegarder son existence, sa continuité, le déploiement d’efforts pour durer, et, fondamentalement, une peur de se perdre. Ce sont là, les traces mémorielles (les vasana) les plus fondamentales de l’inconscient humain.

Chaque être humain possède donc dans les profondeurs de sa conscience, une zone portant les empreintes mémorielles d’un passé considérable. Cette zone, symbolisée dans nos écritures occidentales par le vieil homme, possède une mémoire obscure de milliards de naissances, d’épanouissements, de morts, d’échecs, de réussites, de joies, de souffrances anonymes illustrant l’histoire de la vie depuis ses plus lointaines origines. C’est de ce centre qu’émanent toutes les résistances, tous les obstacles s’opposant à notre obéissance parfaite à la nature profonde des choses. Ce centre égoïste est dans le temps, dans la continuité, il est limité, conditionné. La nature profonde des choses est intemporelle, discontinue, illimitée, inconditionnée. Ce centre égoïste n’est que le résultat du passé, il porte les empreintes du verbe avoir, s’associer à, devenir, il est régi par des lois mécaniques, répétitives, des habitudes. La nature profonde des choses (le corps de Bouddha — ou Dharma Kaya ou Non-Mental ou Mental cosmique) est le verbe être, elle ne s’associe à rien étant complète en elle-même, elle est étrangère aux lois mécaniques, répétitives, elle est neuve à chaque instant, créatrice.

Les enseignements du bouddhisme Ch’an mettent en lumière tous les conditionnements psychologiques paralysant l’esprit humain : mémoires, processus de choix, actes ou attitudes conditionnés par des réactions personnelles de répulsion ou de préférence. En bref, le bouddhisme Ch’an peut être défini comme la psychologie de l’action créatrice, de la parfaite momentanéité, du comportement adéquat, de la perception globale immédiate. Contrairement à ce qu’ont affirmé certains auteurs, le bouddhisme Ch’an ou zen originel est une psychologie si nous donnons à ce terme son acception universitaire actuelle : une science du comportement.

Quelques caractéristiques de l’éveil intérieur selon le bouddhisme Ch’an

1. Attention parfaite
La devise des maîtres du Ch’an est « présent au présent » « neuf dans l’instant neuf ».
« L’infini est dans le fini de chaque instant » déclarait D. T. Suzuki. Car chaque seconde comporte quelque chose d’unique, d’irremplaçable, qui plus jamais ne se représentera. Chaque seconde, l’être humain pourrait se rendre disponible à la plus extraordinaire bénédiction intérieure de force pure, d’intelligence et d’amour que lui destine la nature profonde des choses. Chaque seconde, les êtres humains pourraient avoir le plus prodigieux rendez-vous de leur existence mais ils le ratent. Ils le ratent parce qu’ils arrivent en retard. Ils arrivent en retard, parce qu’ils sont trop lents, maladroits. Ils le sont parce que leurs pensées sont écrasées sous le poids des mémoires accumulées du passé.

L’obéissance parfaite à la nature profonde des choses requiert une extraordinaire agilité et souplesse de la pensée. Les poids des mémoires, les tensions contradictoires de l’égoïsme, nos avidités, nos ambitions, nos désirs de possession, nos jalousies, nos recherches de sensations constituent autant de résistances psychologiques nous empêchant d’être sensibilisés à nos propres profondeurs spirituelles.

L’expérience de l’éveil intérieur selon le bouddhisme Ch’an nécessite un lâcher prise complet de toutes les avidités de l’ego. Un maître du Ch’an questionné par ses élèves sur la ligne de conduite l’ayant conduit à l’éveil intérieur répondait : « C’est très simple, quand j’ai faim, je mange… et lorsque je suis fatigué, je me repose. » Les élèves, très déçus de cette réponse, répliquèrent : « Mais nous tous, quand nous avons faim, nous mangeons, et lorsque nous sommes fatigués, nous nous reposons, mais pour autant, cela ne nous a pas conduits à l’éveil.
— Ah non ! répondit le maître. Parce que lorsque vous mangez, vous ne mangez que physiquement. Bien que vous soyez occupés à vous nourrir, vous n’êtes pas à ce que vous faites. Où est votre mental ? Occupé à ré-évoquer une circonstance, un plaisir ou une douleur vécus dans le passé? Ou bien vous anticipez imaginativement vers l’avenir! Vous n’êtes jamais là, présents au présent. Lorsque vous vous reposez, il en est de même. Votre mental est plus actif que jamais. Les images du passé défilent sans cesse, ou bien vous imaginez les plaisirs ou les difficultés du lendemain. Vous n’êtes jamais là, présents au présent, dans la momentanéité de chaque instant. »

Le bouddhisme Ch’an nous suggère la réalisation d’une attention parfaite. Celle-ci requiert une attitude mentale au cours de laquelle, les pensées sont en relation adéquate avec les circonstances vécues, dans la momentanéité de celles-ci. En d’autres termes, il faut être à ce que l’on fait. Ce conseil, d’apparence très simpliste, peut avoir d’énormes conséquences si, vraiment, nous l’appliquons. Mais, très rares sont ceux qui l’appliquent constamment.

Le fonctionnement familier de la pensée humaine entraîne une perte d’énergie considérable. D’une part, la conscience subit l’emprise d’un lointain passé dont les pensées ne sont que l’écho, d’autre part, les êtres humains se projettent imaginativement dans l’avenir. Le présent n’est pour eux qu’un passage tellement bref, qu’il passe inaperçu, alors qu’il contient un principe d’intemporalité dont les possibilités sont immenses. Les énergies de la conscience sont éparpillées, diluées dans une sorte d’étirement horizontal. Elles n’ont de ce fait aucune acuité. Le bouddhisme Ch’an suggère la réalisation d’une convergence de toutes les énergies de la conscience dans la momentanéité de chaque instant. C’est un processus vertical.

Cette continuelle présence au présent confère à la conscience une capacité d’attention d’une extraordinaire acuité naturelle. L’être humain tend à coller littéralement à chaque instant présent, non dans un sens statique et figé mais dans une attitude de souplesse qui peut paraître paradoxale. L’acuité même de cette perception globale immédiate le délivre de l’attachement aux circonstances antérieures.

Dans le début, la pratique requiert un réajustement constant : l’être humain se surprend constamment être l’objet de pensées qui n’ont rien de commun avec les circonstances présentement vécues. Peu à peu, s’installe une sorte d’automatisme d’attention qui, finalement, aboutit à la réalisation d’une capacité naturelle d’éveil dont l’acuité s’étend aux grandes profondeurs de la conscience. Finalement, l’intensité de la conscience se joue des mots et des images qui prétendaient la contenir. Elle dissout et dépasse tous les cadres y compris la dualité de l’observateur et de l’observé. L’attention suprême ne part plus de la périphérie. Elle émane du seul grand sujet, l’unique : le corps de Bouddha, le Dharma Kaya, le corps de vérité, la claire lumière cosmique ou le Sat-Chit-Ananda suivant les écoles.

2. Le sens de « retourner chez soi »
L’éveil intérieur ne consiste pas en l’acquisition de nouveaux biens. Il résulte plutôt d’une dissolution et d’une libération de tous les biens et possessions mentales inutiles. Cette expérience est en fait la plus simple, la plus naturelle qui puisse exister. Elle confère le sentiment d’une paix intérieure inébranlable qui n’est pas construite artificiellement par un acte de volonté auto-protectrice du moi. En cet état se révèle la signification suprême de l’amour, de la liberté véritables. Les tensions résultant des désirs continuels de grandir, d’avoir, de devenir (Tanha) étant dissipées, seules subsistent la paix et la sérénité de l’être des profondeurs. Nous étant libérés des voiles de l’illusion et de la magie des mirages adorés par la multitude douloureuse des hommes, nous nous sommes pleinement révélés à nous-mêmes, tels que, sans le savoir, nous étions de toute éternité.

Telles sont les raisons pour lesquelles les maîtres Ch’an de l’éveil désignent tout simplement l’ensemble de ce processus par cette très brève expression : « Retourner chez soi »… Le sens profond du retourner chez soi se trouve évoqué dans le célèbre poème du maître Ch’an, T’sen T’sang : « Lorsque les dix mille choses sont vues dans leur unité nous retournons à l’origine et restons ce que nous sommes. »

Les Occidentaux comprennent difficilement que l’éveil intérieur ne consiste pas en l’acquisition de nouveaux biens mais en la simple découverte d’une réalité que l’on porte en soi. Ainsi que l’exprime D. T. Suzuki : (Le Non-Mental, p. 103, Paris 1953, éd. Cercle du livre). « Nous sommes déjà des bouddhas. Parler d’atteindre quoique ce soit est une profanation, et, logiquement, une tautologie. »
Nous nous trouvons ici en présence d’une des conséquences des enseignements du bouddhisme Ch’an de la voie abrupte. Celui-ci adopte une technique d’approche dite négative. Telle est l’attitude des éveillés authentiques et notamment celle qu’adopte actuellement Krishnamurti. La voie dite négative n’est négative qu’en apparence. Elle est en fait positive par excellence parce qu’elle nous évite le marché des dupes dont sont victimes les êtres humains identifiés à leur ego et se croyant en sécurité dans l’acquisition soi-disant positive de leurs biens spirituels, intellectuels ou matériels. C’est d’un tel climat que s’inspire le maître Hui-Haï lorsqu’il déclare : « La réalisation du corps suprême (mental-cosmique) réside dans le fait de ne pas atteindre ou réaliser quoi que ce soit de nouveau. Ceux qui considèrent avoir réalisé ou atteint quoi que ce soit sont des personnes adoptant une mauvaise façon de voir. Il est dit dans le Vimalakirti Sûtra, lorsque Sâripûtra questionna Dévakanya : « Qu’avez-vous atteint et qu’avez-vous réalisé pour atteindre votre présent état ? » Dévakanya répondit : « Je n’ai rien atteint et je n’ai rien réalisé pour aboutir à mon présent état. Si j’avais atteint ou si j’avais réalisé quelque chose, je serais devenu une personne opposée à la Loi… » (in The Path to Sudden Attainment).

Impersonnalité de l’éveil

L’impersonnalité de l’éveil ne doit pas être confondue avec un état d’indifférence ou de léthargie. Bien au contraire. Le fond essentiel de l’expérience Ch’an ou zen est une plénitude de conscience universelle, libre, inconditionnée, intemporelle, omniprésente, autogène. Le climat spirituel du bouddhisme Ch’an et des formes supérieures du zen peut être éclairé par une étude des commentaires de ce que certains spécialistes, tels D. T. Suzuki et le Dr Hubert Benoît appellent « l’inconscient zen ».
Ce dernier peut être décrit sous trois aspects complémentaires, quoiqu’il échappe évidemment à toute description précise.

Premièrement : l’inconscient zen est une conscience pure, infinie, entièrement libérée de l’emprise des mémoires et de toutes valeurs sensorielles empruntées à l’univers spatio-temporel. C’est une conscience infinie, inconsciente d’elle-même et située dans une super-dimension essentielle qui englobe et domine toutes les autres dimensions connues. L’inconscient zen étant de la nature de Bouddha est complet en lui-même et n’a nul recours à des objectivations semblables à notre conscience personnelle. Celle-ci est épiphénoménale, conflictuelle, faite de tensions contradictoires. L’Inconscient zen est nouménal. Il est le noumène lui-même. Le terme inconscient a été choisi de propos délibéré par les spécialistes afin de marquer la différence qui l’oppose à notre conscience familière, objectivée, très consciente d’elle-même. Mais le terme inconscient n’a ici aucun point commun avec l’inconscient des psychologues. Il ne s’agit pas d’un néant, ni d’un état confus mais au contraire d’une plénitude.

Deuxièmement : l’une des caractéristiques de l’inconscient zen est la non-fixation. C’est un processus de création perpétuellement présente et neuve. Il est l’essence d’une vie qui dépasse et englobe la vie et la mort biologiques que nous connaissons.

Troisièmement : l’inconscient zen, quoique formant l’essence ultime des êtres et des choses possédant des formes multiples, les dépasse et en est totalement libre. Le sixième patriarche Hui-Neng déclare à ce propos : « Par absence de forme, on entend être dans une forme et pourtant être détaché de cette forme; par inconscient on entend avoir des pensées et pourtant ne pas les avoir (c’est-à-dire ne pas y être attaché) ; quant à la non-fixation, c’est la nature primordiale de l’homme (le mental cosmique). 0 mes bons amis, si le mental n’est pas altéré, cependant qu’on est en contact avec toutes les conditions de la vie, c’est là être inconscient (dans le sens supérieur de l’éveil) ; c’est être toujours détaché, dans sa propre conscience, des conditions objectives. » (D.-T. Suzuki, Le Non-Mental.)

C’est en cela que réside l’un des aspects pratiques du bouddhisme Ch’an ou vrai zen vivant.
Il peut se résumer comme un art de vivre nouménalement parmi les phénomènes tel que le suggère Wei Wu Wei, ce qui correspond à l’enseignement actuel de Krishnamurti, nous suggérant de vivre fondamentalement au niveau de l’inconnu intemporel des profondeurs tout en étant dans le monde du connu. Tel est le sens dans lequel nous devons comprendre la définition du bouddhisme Ch’an ou du zen comme un art de vivre intégralement.

Vivre intégralement au niveau physique par l’épanouissement de toutes les possibilités du corps humain, par la découverte de la sagesse instinctive présidant au fonctionnement harmonieux du corps. Cette sagesse instinctive du corps est elle-même la manifestation d’une certaine intelligence de l’essence de la matière. Sa présence nous est voilée par l’excès d’intellectualité et les rythmes d’une vie qui n’est plus conforme aux lois profondes de la nature. La redécouverte de cette sagesse instinctive du corps et son épanouissement peuvent être aidés par l’adoption d’un rythme de vie plus sain et conforme aux lois de la nature, par une hygiène alimentaire plus stricte, par la suppression de tous les excès.

Vivre intégralement au niveau psychologique implique la réalisation d’un certain silence intérieur et d’une élimination de toutes les tensions, de toutes les violences, de toutes les avidités, de toutes les peurs de l’ego. Une telle réalisation confère à la pensée et au cœur une qualité de sensibilité supérieure, une souplesse leur permettant d’être pleinement disponibles à l’extraordinaire intensité émanant du niveau spirituel.

Vivre intégralement au niveau spirituel se réalise dès l’instant où le mirage de l’ego est dissous, où les fausses identifications, les fausses valeurs et les tensions sont dissipées. Dès lors, le noumène spirituel occupe la place de priorité qui lui revient de plein droit. L’être humain, libéré des mirages de l’ego s’éveille à la vie intense.

L’impersonnalité de l’éveil intérieur suggéré par le bouddhisme Ch’an ou le zen véritable ne conduit pas l’être humain vers un état d’inertie, de léthargie. Ce serait commettre une grave erreur de supposer, comme l’ont fait certains, que de telles expériences nous conduisent vers des états vagues, nébuleux, infra-intellectuels, voisins de l’incohérence. C’est pour de telles raisons que le penseur indien Krishnamurti, dont les enseignements sont très proches du bouddhisme Ch’an, utilise intentionnellement le mot passion lorsqu’il évoque la vitalité de l’impersonnalité authentique. Il n’est pas question ici de la passion de quelqu’un pour quelque chose, ni de la passion d’un être humain pour un autre être humain. Krishnamurti utilise le terme passion pour bien mettre en évidence l’intensité intérieure exceptionnelle de l’état sans ego.

L’intensité intérieure de l’état d’éveil appelé satori dans le zen ou nirvana dans le bouddhisme indien est exposée par les maîtres du Ch’an au moyen d’exemples classiques parmi lesquels nous citons le suivant. Lorsque nous rêvons, les personnages de nos rêves sont pour nous réels. Ils peuvent nous occasionner des rêves agréables ou des visions de cauchemar. Mais nous remarquons qu’un certain seuil d’intensité, soit dans la douleur, soit dans le plaisir ne peut être dépassé. Lorsque ce seuil d’intensité est dépassé nous nous réveillons automatiquement. Les anciens maîtres du bouddhisme indien et de l’École de la contemplation Dhyana dont le Ch’an est l’émanation fondue au taoïsme, enseignaient qu’il existe une égale distance entre la condition de rêve et celle de l’état de veille ordinaire d’une part, et d’autre part, entre l’état de veille ordinaire et l’état d’éveil intégral ou satori. Et de même qu’une trop grande intensité de douleur ou de plaisir, éprouvée durant le rêve, nous délivre de celui-ci, de même, une convergence de toutes les énergies dans la momentanéité de chaque instant, nous délivre des limites de l’état de veille ordinaire pour nous révéler l’état d’éveil fondamental. Encore faut-il préciser que le caractère final d’intensité n’est plus celui de l’ego mais du mental cosmique qui s’exprime en lui et par lui, grâce à sa disponibilité.

L’éveil intérieur : état naturel

L’éveil intérieur évoqué par le bouddhisme Ch’an et le zen véritable n’a rien de mystérieux, d’inaccessible, de surnaturel. Les éveillés authentiques de tous les temps le définissent comme l’état naturel, parfaitement normal. Dans son introduction à l’excellent ouvrage intitulé La Doctrine suprême du zen écrit par le docteur Hubert Benoît, le Swami Siddheshwarananda déclarait : « Les êtres humains anormaux sont les angoissés. L’être humain normal est celui qui est libéré de l’angoisse… Un immense fossé sépare l’homme naturel de l’homme normal. L’esprit scientifique refuse toute assertion postulant ce qui ne peut pas être vérifié ou contrôlé. Dire qu’un homme est normal est une réalité, c’est une assertion qui doit être vérifiée par nos tests intellectuels. Pour rares qu’en soient les exemples offerts à notre observation, il est tout à fait anti-scientifique de se refuser à admettre la notion de l’homme normal faute du soutien des statistiques… Le Dr Benoît a le courage de déclarer que seul, l’homme qui a obtenu le satori (ou sambodhi) est l’homme normal. Hitler a brûlé six millions de juifs pendant une certaine période, une partie de l’humanité, devenue hystérique, considéra comme anormal quiconque soutenait une autre opinion que celle imposée par l’État nazi. Le témoignage statistique niait l’homme qui avait des vues saines. De même, considérer, parce que nous sommes tous plus ou moins anormaux, l’homme du satori comme un anormal, est un comble de sottise. »
Le caractère vivant, actuel et naturel de l’éveil intérieur se trouve évoqué dans le fameux dialogue entre King et Paloti reproduit dans Les Annales de la transmission de la lampe :

« King : Qu’est-ce que l’état de Bouddha ?
Paloti : — Voir la nature de la réalité est l’état de Bouddha.
King : — Voyez-vous cette nature ?
Paloti : — Cette nature est acte pur…
King : — « Qui » agit? Je ne comprends pas?
Paloti : — Je la vois.
King : — Quelle est cette nature ?
Paloti : — L’acte est parfaitement ici. Vous ne le voyez pas simplement.
King : — L’ai-je en moi ?
Paloti : — Vous êtes l’acteur maintenant et vous l’êtes en toutes circonstances… Lorsque vous n’êtes pas, la substance elle-même ne se perçoit pas…
King : — Où l’acte peut-il être localisé?
Paloti : — Lorsqu’on est dans le sein, il est le corps; lorsqu’il est dans le monde extérieur, il est l’homme; avec les oreilles il entend; avec le nez, il sent, avec la bouche il parle. »

Ce langage simple et direct nous replace dans le cadre de la nature et nous montre que c’est ici même que nous devons nous accomplir en respectant ses lois, cependant assez différentes de celles élaborées par notre ego. Ainsi que l’écrit le maître zen Nyogen Senzaki : « Si vous ne parvenez pas à trouver la réalité où vous vous trouvez, où espérez-vous la trouver ?… »

ROBERT LINSSEN