Roger Godel
Le cœur et l'intelligence de l'homme, instruments de son destin

Notre terminologie moderne, la terminologie occidentale est confuse, elle est très vague. Le fait de se trouver contraint d’employer le mot cœur pour parler d’une connaissance est déjà une très grande source de confusion, parce qu’enfin nous avons l’habitude de considérer le cœur comme un organe. C’est donc une très grossière métaphore, une très grossière figure de langage qui nous conduit vers l’acception du mot dans le sens effusion. En général, quand on fait appel au cœur de quelqu’un, on attend de lui un sentiment, une consécration. Mais tout cela nous laisse bien loin de l’esprit. Nous sommes dans le domaine du sentiment, nous ne sommes pas dans le domaine du discernement. Eh bien, pour les anciens, le cœur c’est le cœur de l’être et le cœur de l’être c’est sa source créatrice. C’est également ce qu’on traduirait en anglais par core, le centre de toutes ses activités. Nous dirions en biologie que c’est le centre d’intégration de l’être, non pas le centre matériellement localisable bien entendu, mais physiologiquement, dynamiquement compréhensible. Et d’autre part, l’esprit. Qu’est-ce que le mot esprit évoque pour un contemporain ? Quelque chose de très vague aussi. On aspire à définir l’esprit, on n’y parvient jamais.

(Revue Être. No 1. 1ère année. 1973)

Cet article est extrait d’une série d’entretiens qui eurent lieu à Beyrouth en avril-mai 1959 sur des thèmes proposés par le Docteur Godel sous le titre général de « Colloques Orient-Occident ».

Nous pourrions peut-être essayer de voir ensemble ce que signifie ce mot cœur qui risque d’être galvaudé et qui l’a été beaucoup. Le cœur – si nous le considérons comme complémentaire de l’intelligence — le cœur serait-ce le sentiment serait-ce la compassion serait-ce ce lien profond qui nous unit à la fraternité humaine ? Je ne le crois même pas. Je crois qu’il nous faut revenir à une très ancienne conception du cœur qui est aujourd’hui perdue.

Dans l’Égypte pharaonique, le mot cœur se disait sia. Et sia signifiait connaissance, connaissance dans la lumière, connaissance que nous appellerions peut-être aujourd’hui : intuitive et directe. On dit bien aujourd’hui : la connaissance du cœur. Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’une certaine optique domine, pour ainsi dire, l’intelligence lorsque cette intelligence s’oriente avec rectitude vers son objet ou vers le champ d’investigation. Et, en effet, que serait l’intelligence raisonneuse, dialectique, déductive ou inductive si elle n’était éclairée ? Pur verbiage. Eh bien, pour les anciens peuples, en deçà ou au-delà de l’intelligence rationnelle se situait une capacité d’orienter l’intelligence de façon correcte, et c’est à cela que le mot cœur fait allusion.

Il est dit, par exemple, dans les textes égyptiens d’époque memphite, que la connaissance du monde procède d’abord du cœur, sia, puis de la langue, de la bouche – nous dirions aujourd’hui de la pensée. Cette connaissance est donc d’abord éclairante, puis elle tente de se formuler. Mais avant qu’une connaissance ait pris forme, elle est d’abord perçue par un principe qui transcende les démarches de la raison. Ce cœur n’est pas seulement cette lumière qui oriente l’intelligence, qui lui confère du discernement, mais c’est aussi le mouvement, l’élan qui amène l’homme à se consacrer totalement à l’objet de sa recherche.

Quand on entreprend une œuvre, quelle qu’elle soit, c’est en y investissant tout son être qu’on a quelque chance de la mener à bien et de pouvoir persévérer dans l’entreprise. Cette consécration est en même temps l’investissement indispensable à l’éclairage de l’œuvre.

Ne pourrait-on pas différencier la part du cœur, la part de l’intelligence et celle de l’esprit ? N’y aurait-il pas quelque chose d’essentiel dans la discrimination entre l’intelligence d’une part, et l’esprit d’autre part ? Je crois que c’est une distinction importante.

Cette distinction, la voyez-vous entre intelligence et esprit ou entre cœur et esprit ?

Les deux.

Notre terminologie moderne, la terminologie occidentale est confuse, elle est très vague. Le fait de se trouver contraint d’employer le mot cœur pour parler d’une connaissance est déjà une très grande source de confusion, parce qu’enfin nous avons l’habitude de considérer le cœur comme un organe. C’est donc une très grossière métaphore, une très grossière figure de langage qui nous conduit vers l’acception du mot dans le sens effusion. En général, quand on fait appel au cœur de quelqu’un, on attend de lui un sentiment, une consécration. Mais tout cela nous laisse bien loin de l’esprit. Nous sommes dans le domaine du sentiment, nous ne sommes pas dans le domaine du discernement.

Eh bien, pour les anciens, le cœur c’est le cœur de l’être et le cœur de l’être c’est sa source créatrice. C’est également ce qu’on traduirait en anglais par core, le centre de toutes ses activités. Nous dirions en biologie que c’est le centre d’intégration de l’être, non pas le centre matériellement localisable bien entendu, mais physiologiquement, dynamiquement compréhensible. Et d’autre part, l’esprit. Qu’est-ce que le mot esprit évoque pour un contemporain ? Quelque chose de très vague aussi. On aspire à définir l’esprit, on n’y parvient jamais.

Donc, nous employons d’après la terminologie moderne des mots extrêmement vagues, imprécis, qui nous permettent à peine de soupçonner ce que les anciens mettaient dans le mot nous pour les Grecs, sia pour les Égyptiens, et en sanskrit jnana — connaissance, con­naissance non intellectuelle.

Quand nous disons d’un homme dont nous avons fait la rencontre : je connais Monsieur un Tel, est-ce que cela veut dire quel­que chose ? Est-ce que nous connaissons quelqu’un dont nous avons fait la rencontre ? Absolument pas. Alors comment pouvons-nous soutenir cette prétention ? Cela doit bien vouloir dire quelque chose quand même. Qu’est-ce que connaître quelqu’un ? Par quel moyen et selon quel mode peut-on connaître ?

Est-ce que le cœur n’est pas aussi un moyen de connaître, c’est-à-dire de suppléer à l’intelligence par un acte de co-naissance selon l’or­thographe déjà classique qui consiste à naître avec quelqu’un pour, à ce moment, au moinss le soupçonner sinon le comprendre ?

Est-ce que les choses qui sont incluses dans le domaine de la raison et les choses qui sont exclues du domaine de la raison peuvent être aussi comprises, dans notre discussion, comme étant du domaine de l’esprit et de celui du cœur ?

Il est difficile pour moi d’adopter une terminologie ou une doctrine reposant sur des terminologies modernes, parce que je souhaiterais demeurer dans l’expérience pratique. Plutôt que de théoriser ou de m’en référer à de la philosophie je voudrais que nous essayions de connaître ensemble ce qu’est la Connaissance, de la connaître par une expérience directe. Cette connaissance du cœur, cette connaissance qui dépasse les possibilités de la raison sans s’opposer le moins du monde à l’intelligence, car il n’est pas question de défier l’intelligence ou de réduire son domaine ou de la sous-estimer, il s’agit de voir quel est son champ d’action. Quel est le champ d’action qui transcende la raison, et s’il existe un champ d’action propre à l’esprit et si ce champ d’action qui est propre à l’esprit est objet d’investigation scientifique. S’il est scientifiquement permis de parler d’un domaine dans lequel intervient ce mode de connaissance, non intellectuel, mais d’autant plus pénétrant. Eh bien, là, nous allons peut-être rejoindre l’investiga­tion scientifique en portant le débat sur ce plan-là.

Qu’est-ce qu’un pionnier dans le domaine scientifique explo­re quand il se dégage des routines intellectuelles du métier ? Qu’est-ce qu’il explore ? Il explore des possibilités, il explore un domaine encore totalement inconnu. Avec quoi peut-il l’explorer puisque les instru­ments habituels dont font usage ses collègues n’ont plus aucun pou­voir de s’exercer ? Par exemple, un mathématicien renonce à faire usage des procédés de mathématiques classiques. Il innove entièrement. Il lui faut donc forger un instrument nouveau. D’où lui viendra le discernement qui permet de se dire : voilà une démarche correcte et voilà une démarche incorrecte, une démarche qui ne conduit à rien ? Vous me direz : les résultats. Non, les résultats ne sont pas encore là, le mathématicien opère dans un domaine purement spéculatif. Il ne peut donc pas en appeler aux résultats de l’expérience.

Alors, je reviens à ma question. Quel est l’instrument à l’aide duquel on explore l’inconnu ? Cet inconnu échappe aux démar­ches de l’intelligence usuelle. Il faut créer de toutes pièces, il faut innover jusqu’aux méthodes et jusqu’aux moyens de prospection de ce champ inconnu. On n’oserait jamais employer le mot intuition, il est discrédité. Beaucoup de gens ont des intuitions et elles ne sont pas toujours heureuses. Et pourtant, le coup de génie du savant qui obtient une découverte parfois fulgurante, tout à fait inattendue, constatable… comment lui est venu ce soudain éclairement ? Qu’est-ce qui l’a guidé dans sa recherche ? Lui-même ne peut pas en rendre compte, mais en tout cas, ce qui est certain c’est qu’il a investi tout son être dans la recherche. I1 s’y est consacré totalement, et je crois que quand même c’est en conséquence de cette consécration que la possibilité lui est accordée d’accéder à cette lumière. Il y a là tout de même un problème humain, non pas philosophique mais immédiatement pratique.

A quelle sorte de fonction supérieure à la raison l’homme peut-il faire appel lorsqu’il est résolu à dépasser les limites habituelles de ce qui est acquis et lorsqu’il veut s’affranchir des routines et des conditionnements courants de la pensée ?

J’estime que cette capacité de discernement qui dépasse l’intelligence, cet amour de la recherche peuvent cadrer dans ce qu’on appelle la sincé­rité ; et que c’est à partir d’une certaine limite, là où s’est arrêté le cher­cheur, qu’il est engagé à chercher plus loin. Ce qui le fait chercher c’est la sincérité dans sa recherche et c’est son amour de ce qu’il recher­che. Alors je groupe tout cela sous le nom de sincérité du savant.

D’accord absolument. Je crois en effet que sincérité et amour sont parmi les éléments essentiels de la recherche. Mais la sincérité envers quoi ? Parce qu’en somme le chercheur s’en va vers l’inconnu. Il ne peut prouver à l’égard de cet inconnu aucun amour en principe. Ce n’est pas entièrement cela ; je crois que ce que vous nous apportez là nous éclaire beaucoup. Nous allons le prolonger pour faire progresser en quelque sorte le dialogue.

Nous ne pouvons pas éprouver d’amour pour l’inconnu, pour une recherche dont nous ne savons rien, pour un champ d’inves­tigation qui est, jusqu’au moment où il se révèle à nous, pur néant. Et d’où pourrait venir la sincérité que nous mettons dans cette recherche d’élément inconnu, la recherche d’une terre inconnue ? Et pourtant c’est bien vrai qu’il y a sincérité et amour et c’est bien cela qui semble représenter le ferment de la recherche.

Il devient un facteur stimulant au travail.

Oui. Seulement, une fois encore, nous est-il possible d’aimer ce que nous ne connaissons pas ? Nous est-il possible d’être sincères à l’égard d’une recherche dont nous ne savons absolument pas ce qu’elle pro­duira ? C’est cela le mystère, mais un mystère très irritant et en même temps fascinant. Le même fait se produit en sociologie dans une équipe qui travaille à la réorganisation des structures sociales. On ne sait pas vers quoi on va dans la recherche ni dans l’accomplissement d’une réforme profonde. Et pourtant on est épris de cette investigation et de cette tâche. Alors en vertu de quoi sommes-nous projetés vers cet amour d’un but qui nous est absolument inconnu, qui nous échappe encore, qui ne se dévoilera que graduellement à mesure que progresse­ront nos efforts ? Il y a là quelque chose. Alors, j’ai posé la question parfois à des savants. Ils disaient, quelquefois avec irritation : c’est l’amour de la vérité. Mais, qu’est-ce que la vérité ? La plupart des savants n’aiment pas invoquer une vérité parce qu’il n’y a pas de vérité avec un grand « V » disent-ils. Et pourtant, c’est bien par amour de l’authentique découverte à faire qu’ils se livrent à la recherche. Ils veulent des résultats qui soient vrais, qui soient véridiques. Ils veulent découvrir une formulation véridique des lois. Ils veulent la vérité — que cela plaise ou non d’employer le mot — ils veulent la vérité. Alors, qu’est-ce que la vérité ?

(à suivre)

Le cœur et l’intelligence de l’homme, instruments de son destin par Roger Godel

(Revue Être. No 2. 1ère année. 1973)

(suite et fin)

Alors qu’est-ce que la vérité ?

Pour nous qu’est-ce que la vérité ? Les recherches scientifi­ques nous amènent à croire en une vérité objective, et en l’existence de certaines lois dans la nature que certains appréhendent. Essayer de bâtir une connaissance scientifique est en fait une tentative de décou­vrir ce qu’a priori le savant croit être une vérité objective. Quant au spirituel, l’homme n’a pas encore acquis la certitude qu’il existe une vérité finale à laquelle il doit aller et qu’il faut chercher. S’il n’y avait pas une vérité finale il n’y aurait pas de lois véridiques qui guideraient nos recherches et il n’y aurait pas de recherche possible. Il nous faut donc commencer par un acte de foi dans la nature spirituelle de l’homme. Selon les anciens, selon les religions et les citadelles bâties philosophiquement et éthiquement, l’homme possède une nature spirituelle, dispose d’une vie spirituelle qui font que sa destinée est de se réaliser en Dieu.

Depuis, il n’a pas été donné une science de l’homme, une éthique qui ne soit pas une éthique religieuse. Ne pourrait-on pas faire en sorte que l’homme soit amené à une science de sa nature comme il l’a fait pour les choses matérielles et pour son corps ? Il y a là un désé­quilibre, les deux sciences n’ayant pas été menées parallèlement.

Nous abordons maintenant le thème fondamental de notreétude. La conscience de l’homme engagée dans l’engrenage de la civi­lisation moderne oscille entre deux pôles : d’une part, elle obéit à des modes de penser qui ont été imprimés dans le cerveau et qui le conditionnent, mais, d’autre part, au pôle opposé, elle éprouve une aspiration invincible à sauvegarder sa liberté, sa capacité de renouvellement, sa fraîcheur native, ses possibilités créatrices. Le drame des civilisations modernes réside dans le conflit de puissance qui se joue entre ces deux pôles d’attraction. Que l’un d’eux vienne à dominer trop fortement son antagoniste et de graves désordres se produisent. Si la mécanique mentale avec ses automatismes prévaut sur les forces spirituelles alors l’homme, ignorant son âme, est réduit à l’état de robot. Il exécutesa tâche à la manière d’un automate, sans jamais sortir des routines inscrites dans son cerveau. Peu à peu il se déshumanise, perd toute aptitude à progresser, à inventer, à évoluer. Sa vie se déroule dans une morne répétition d’actes similaires. L’esprit en lui s’est atrophié. Son âme est stérile, sèche.

Par contre, si le bouillonnement des forces de rébellion parvient à rompre l’armature constituée par l’intelligence technique, des rêves fantastiques, désordonnés occupent la scène. Certes, parmi les laves de ce délire, des éléments de valeur, d’étranges découvertes prennent forme. Mais ces fragments précieux de vérité sont trop souvent inutilisables et restent isolés dans une masse de déraison. Ils surnagent comme des îlots dans un océan livré à la tempête. Examinons à présent ce qui se passe lorsque les deux pôles de la conscience — pôle technique et pôle spirituel — équilibrent mutuellement leurs forces. L’homme découvre alors dans l’intime profondeur spirituelle de sa conscience la clarté qui illumine les démarches de son intellect.

Cette même lumière de l’esprit — inépuisable en vertu de sa nature propre — assure une perpétuelle rénovation de la recherche scientifique. Ainsi elle préserve l’homme de tomber dans l’automatisme, au rang de robot. Elle fait de lui un créateur conscient de ses œuvres. L’activité de l’esprit — source de liberté et de compréhension — soustrait l’homme aux servitudes qui menacent de s’étendre sur les civilisations modernes.

Nous avons donc à considérer cet être humain dans son ensemble, et là est le problème. Il me semble qu’entre le cœur et la raison il y aurait à chercher ce qui, en nous, détermine notre propre connais­sance. En d’autres termes, peut-on connaître quelque chose par le cœur ou d’abord par la raison ? En allant plus loin, est-ce que nos peines, nos sensations, toutes les manifestations de notre être sont déterminées par notre cœur ou par notre raison ? Et enfin, si on voulait définir la connaissance je crois qu’en définitive elle s’explique­rait par l’expression de conscience, conscience au sens philosophique… Je vous demande de nous éclairer.

Éclairer. Le mot éclairer, si nous l’employons, il doit avoir un sens. Qu’est-ce qu’être éclairé ? Est-ce que ce n’est pas disposer d’une lumière qui donne à l’intelligence la faculté de se reconnaître, et de procéder à sa recherche ? Parce que, en somme, nous usons de méta­phores et vous venez d’en employer une qui doit se justifier. Peut-on renvoyer au mot que vous venez vous-même de prononcer « nous voulons être éclairés »? Nous ajouterions même que nous voulons que notre intelligence soit éclairée.

Alors qu’est-ce que c’est que cette lumière à laquelle vous faites allusion non pas seulement par métaphore mais par expérience ? Peut-être est-ce cela que nous confondons avec le cœur source de lumière. Et le changement de cœur dont nous parlait Socrate n’est pas un changement de tout l’être, c’est peut-être un changement d’op­tique, et ce changement d’optique va apporter à notre pouvoir de discriminer, à notre pouvoir de comprendre intellectuellement une transformation complète.

Ce pourrait être la raison.

Ah non. La raison bénéficiera de ce changement d’optique, elle va pouvoir appliquer en quelque sorte sa fonction discriminante, sa fonction dialectique, parce que bien éclairée. Elle est dirigée par cette lumière. Il existe en nous une possibilité de mettre en jeu ou d’accueillir cette fonction lumineuse à laquelle les anciens croyaient parce qu’ils en avaient fait l’expérience, qu’ils en avaient fait usage peut-être beaucoup mieux que nous, étant obligés de tout découvrir. Nous, nous partons de notions déjà solidement établies, d’acquisitions éprouvées. Les anciens étaient obligés d’innover totalement. Ils sortent du domaine mythique, du domaine mythologique et il leur faut diriger la raison.

Mais qu’est-ce que la raison ? N’existe-t-il pas une fonction qui la transcende, qui en assure l’orientation correcte ? Et vous venez vous-même d’y faire allusion en parlant d’éclairer, et c’est ce que nous disons toujours : éclairons notre raison. Nous faisons appel toujours à plus de lumière. Peut-on sonder l’inconnu sans instrument préparé si ce n’est à l’aide d’une lumière donnée en quelque sorte, d’une lumière que chaque homme porte comme héritage individuel et collectif en même temps ?

Les anciens avaient des mots beaucoup plus appropriés et spécialement destinés à faire allusion à cette lumière d’une connaissance. Est-ce que ce n’est pas cette connaissance éclairante qui porte l’homme, dès le début, dès l’éveil des premières civilisations à se convaincre que l’univers représente un ordre, un cosmos ? Cosmos veut dire ordre. Également, dans toutes les sciences de l’ancien Orient : babyloniennes ou égyptiennes et phéniciennes, la recherche d’un ordre des choses, irrévocablement consacré par des lois, engage l’homme à procéder à une sorte d’inventaire, la preuve en est même la cosmologie, toutes les découvertes d’astronomie qui sont vraiment des choses prodigieuses : les découvertes des grands cycles et du trajet des étoiles, du lever par exemple en Égypte de l’étoile Sotis (Sirius) qui se reproduit tous les deux mille ans seulement. D’autres découvertes encore chez les populations qui sont bien loin de nous : les Mayas la production d’un calendrier astronomique d’une extraordinaire précision et qui s’étend sur des millénaires calculés d’avance. Tout cela démontre que l’homme, dès l’origine de l’histoire, et aussi loin que l’on puisse saisir ses activités était convaincu que l’univers est un cosmos, c’est-à-dire un arrangement, un ordre de choses, qu’il obéit à des lois immuables et que ces lois sont intelligibles. C’est la conviction la plus profonde et la plus éprouvée dès l’origine.

Eh bien, aujourd’hui encore on croit à l’existence des lois immuables, lois dont on cherche à donner une formulation toujours approximative ; on cherche à s’en rapprocher. Aucune science ne serait possible si l’on ne croyait pas à la répétition des phénomènes et à la possibilité d’établir des loi. Ces lois sont compréhensibles pour 1’homme, par conséquent elles sont de l’ordre de l’intelligence, non pas de la raison nécessairement, mais de l’ordre de l’intelligence ; elles sont intelligibles. Bien plus, l’homme est susceptible de les découvrir après avoir fait l’inventaire des données, l’inventaire en quelque sorte de cet ordre immuable. Il peut procéder à des découvertes. Par quel moyen ? Par l’observation, et aussi par la méditation sur ses découvertes. Il intègre ses découvertes, les assimile à l’aide de quoi ? A l’aide d’une fonction spirituelle.

Pour posséder une aptitude à comprendre, nous en revenons iné­vitablement à cela, l’intelligence doit être éclairée. Alors n’est-ce pas dans cette prise de conscience d’un ordre universel, d’un ordre intelli­gible que se trouve tout de même la preuve que la conscience du corps n’est qu’un aspect tout à fait limité d’une conscience qui transcende les identifications corporelles ? Ce n’est pas avec son corps qu’on pense. On pense à l’aide de son corps incontestablement. On utilise son corps pour penser mais le corps n’est pas l’organe pensant, pas plus que le cerveau. Le cerveau est indispensable à l’action de la pensée. Nulle part vous ne trouvez un principe qui puisse éclairer les démar­ches de l’intelligence à l’intérieur du cerveau. Alors, cette connaissance du cœur et la connaissance de la nature spirituelle de l’homme ne doi­vent-elles pas être renvoyées à un principe éclairant, à une faculté dis­criminative dont l’intelligence peut bénéficier ?

Comment alors saisissons-nous l’intelligible ?

Peut-être parce qu’il nous est donné une prise de conscience.

Comment s’opère-t-elle puisque l’intellect et les sens sont im­puissants ?

Toute donnée est réduite en conscience et est assimilée. Le terme assimiler prouve que toute connaissance, toute démarche de l’intelligence sont conduites quelque part. Est-ce que ce n’est pas là être renvoyé justement à ce foyer de connaissance qui se trouve en nous, tout en détachant constamment les démarches que nous pou­vons opérer intellectuellement ? Là, je crois que vous venez de mettre l’accent sur ce fait que quelque chose est en nous — une certaine fonc­tion, alors que l’intellect ou les fonctions sensorielles resteront confi­nées dans un certain domaine. D’autres possibilités nous sont accor­dées. Nous ne sommes pas condamnés à rester, nous, dans ce domaine puisque cette faculté d’être conscients est un héritage inaliénable. Ce qui caractérise tout de même l’homme c’est qu’il est un être conscient — conscient de quelque chose, mais aussi tout simplement conscient.

Il est conscient sans que cette conscience soit astreinte à une recherche particulière et limitée. Cette conscience est une donnée permanente de l’esprit, susceptible d’être investie dans une multitude d’activités et de secteurs. Elle nous dépasse c’est entendu, mais nous sommes toujours à même de l’accueillir, de la recevoir, d’en bénéficier. Puisque telle est l’importance pour notre sauvegarde de la fonction spirituelle il importe que nous la reconnaissions partout où elle s’exprime. Elle n’est pas la dernière venue, ni dans la hiérarchie des valeurs ni dans le déroulement de l’histoire. Sa place fut toujours éminente au cœur des grandes civilisations. Sous les divers noms qui lui sont attribués elle brille d’un éclat semblable et règne souverainement. Son pouvoir éclairant a illuminé les sciences dans le passé comme il le fait aujourd’hui de l’Extrême-Orient à l’Extrême-Occident.

Dans le Proche-Orient, nous en revenons à le constater, il a per­mis, 3000 ans avant J.-C., aux peuples de Sumer et de Babylonie de résoudre sans erreur des équations du second degré à trois inconnues, il les a conduits à édifier une science grandiose de l’astronomie et de la géométrie. Sous son inspiration, les Égyptiens ont exprimé une sagesse profonde, formulé une science de l’homme bien supérieure à la psychologie de notre époque, proposé une métaphysique de haute valeur. Une grande sagesse pratique transmit aux Phéniciens une science consommée de la navigation ainsi qu’une sémantique.

Pour les Hellènes, l’esprit se manifestait en de multiples fonctions transcendantes et immanentes, sous des noms multiples : Nous, Logos, Pneuma, Gnômé, Epistêmê. Chez eux aussi il assurait un équilibre à l’égard de la puissance toujours menaçante de certain rationalisme. L’histoire de la compétition qui se joua chez les Grecs entre la lumière et l’esprit et les démarches plus terre à terre de la raison offre de pro­fonds enseignements.

Aujourd’hui ce jeu reprend sur une scène plus vaste, à la mesure de notre planète. Il met en cause le destin même de l’homme sur la terre entière. L’humanité subira-t-elle, dans une prospérité chèrement acquise, le sort des sociétés d’insectes qui demeurent depuis des milliers de siècles fixées dans la prison de leurs automatismes ? Ou s’éteindra-t-elle dans la lente asphyxie d’une existence privée des joies de l’esprit ? Une soudaine crise de rébellion auto-destructive pourrait aussi la con­duire sa fin.

Mais plus vraisemblablement la sagesse inaliénable et latente quel’homme porte en lui saura prévaloir sur tous les obstacles. Peut-être sommes-nous au seuil d’une grande époque. Si nous surmontons à force de patience, à force d’amour les difficultés dressées devant nous, je présume qu’une merveilleuse avenue s’ouvrira. Et cette avenue débouche sur un monde où la science technique déverse en abondance et gratuité ses innombrables bienfaits tandis que l’Esprit rayonne comme mille soleils.