(Revue Psi International. No 4. Mars-Avril 1978)
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Précisons dès l’abord que le thème du double apparaît inépuisable dans ses innombrables ramifications mythiques et que nous ne saurions prétendre, ici, à l’exhaustivité. Nous ne parlerons pas, entre autres, du phénomène de la bilocation [1] (extériorisation d’un double visible par des personnes extérieures, autrement appelée « ubiquité » par l’Église) qui, malgré un nombre important de témoignages tout à fait étonnants, ne nous semble pas suffisamment attesté scientifiquement pour ne pas être sujet à caution. Il ne sera question que de l’extériorisation de « l’âme », dans le sens générique de ce terme, compris comme principe spirituel de l’homme, séparable du corps. « Nous sommes composés de deux natures opposées, d’âme et de corps » (Pascal).
Corps subtil, corps astral, double, « corps spirituel » de saint Paul, et jusqu’à la « pensée suprême », le Noûs des gnostiques, activité psychique la plus haute du mystique, que de qualificatifs attribués à l’évocation de ce concept !… Cette « âme » est si bien dissociée de son enveloppe matérielle que l’homme a de tous temps imaginé qu’il pouvait la perdre, se la faire dérober, la vendre même, comme son bien le plus précieux, le plus inestimable… Chez les Samo de Haute-Volta, le « double » quitte chaque nuit l’homme endormi pour l’abandonner enfin trois ou quatre ans avant sa mort. Il pourra alors être capté par un sorcier. La même errance de l’âme au cours du sommeil existe chez les Azandé, et le dormeur doit être éveillé doucement, afin que l’âme avertie puisse réintégrer le corps. La veille des voyages, elle part en éclaireuse pour voir si nul danger ne menace. De cette façon, lorsqu’il dort, l’âme d’un Azandé peut s’affronter à celle d’un sorcier et vivre bien des aventures !
Entre les deux extrêmes du zombi (corps privé d’âme) et du fantôme (âme privée de corps), existent heureusement de nombreuses expériences de dédoublement moins tragiques. Nous parlerons de quelques-unes de ces extériorisations conscientes, qui, pour être fort diversifiées dans l’appréhension de leur vécu, n’en sont que plus intéressantes.
Le dédoublement psychiatrique
Nous en ferons mention tout de suite à titre indicatif et pour le mettre, en quelque sorte, entre parenthèses. Nous avons en effet constaté, au cours de cette recherche, que si l’état de dédoublement est fréquemment lié à un contexte psychopathologique (en particulier pour les chamans [2] et les mystiques), ce dernier ne saurait en aucun cas suffire à en expliquer la maîtrise ni la qualité.
Dans la nosologie [3] psychiatrique, le « syndrome de dédoublement » est un état de délire hallucinatoire essentiellement caractérisé par la forte charge émotionnelle qu’entraîne l’actualité de « l’expérience ». Intensément vécue comme une réalité objective, cette expérience est perçue dans son immédiateté par une conscience proprement hypnotisée par ses contenus fantastiques, prise et comme « happée » par les figurations sensibles dans lesquelles s’offre et se développe le spectacle, le scénario, ou l’événement hallucinatoire à mi-chemin du réel et de l’imaginaire…
Le film de Robert Mulligan, L’Autre, nous montre un cas exemplaire de dédoublement psychotique [4] avec passages à l’acte meurtriers. Il s’agit d’un enfant qui n’a pas supporté la mort de son jumeau et ressuscite son alter ego en le dotant d’une personnalité maléfique. Les lecteurs qui ont vu le film se rappelleront entre autres d’une admirable séquence où la tante du jeune garçon (qui joue imprudemment son jeu de peur de le traumatiser davantage) l’aide par sa présence quasi incantatoire à s’extérioriser de son corps. Et l’enfant, ivre d’espace et de sa liberté, vole au-dessus du cimetière où sont agenouillés son corps et sa tante, vole au-dessus des champs et des habitations…
Il est intéressant de mentionner l’usage fait en psychiatrie, dans les années 50, des drogues psychomimétiques (LSD 25, psilocybine et mescaline) pour vérifier une théorie selon laquelle ces drogues devaient reproduire un état de schizophrénie [5] modèle. Elles sont en effet génératrices de troubles psychosensoriels et, en particulier, médiateurs d’états de dédoublement hallucinatoire, comme nous le verrons plus loin.
Le dédoublement d’exception
Occasionnel, il intervient lors d’événements exceptionnels tels que maladies, accidents, opérations sous anesthésie (dont l’opéré raconte après coup le déroulement, citant les phrases et plaisanteries échangées par l’équipe médicale pendant l’acte chirurgical), imminence d’un décès, refoulement d’un désir exacerbé, séances hypnotiques expérimentales.
Un Américain, Sylvan Muldoon (qui, de santé très fragile, se dédoublait depuis l’âge de douze ans et disait, à la suite d’une expérimentation méthodique, avoir maîtrisé les composantes du « voyage astral » et pouvoir le reproduire à volonté) réunit avec le chercheur Hereward Carrington, sous le titre : Les phénomènes d’extériorisation du corps astral, un nombre impressionnant de témoignages d’extériorisations conscientes.
Nous en citerons quelques-uns parmi les plus significatifs.
Ainsi, le cas relaté par Sir Auckland Geddes devant la Société Royale Médicale d’Édimbourg, le 26 février 1937. Il s’agit d’un médecin atteint de gastro-entérite aiguë. Incapable d’appeler du secours, dévoré par la souffrance et se voyant condamné, cet homme fait l’expérience du dédoublement et d’un contact avec d’autres esprits dans une quatrième dimension. Il faut souligner qu’il fut désespéré d’être ramené à la vie…
Les accidents provoquent deux sortes de dédoublement : l’un intervient après le choc : tombé d’un attelage sur la tête, James Martin a le privilège (douteux, car il en est terrorisé) de se contempler, gisant, inanimé dans la neige. Lorsqu’il reviendra, péniblement, à lui, il cherchera fébrilement dans la neige les traces des pas de son double… En vain, bien entendu.
Le second intervient avant et s’arrête avec le choc : le docteur Marcinowski, neurologue, parti se promener à bicyclette, nous raconte le déroulement de sa chute : « Ma conscience se trouva à l’extérieur de mon corps physique et resta à environ soixante-cinq centimètres de l’endroit où j’étais quand la terreur me saisit. Relativement calme, je vis tout à fait distinctement mon être physique d’où j’étais, juste derrière lui. Je vis mon dos et le derrière de ma tête et la roue arrière de la bicyclette, et je vis le tout (c’est-à-dire, mon corps physique sur la bicyclette) plonger par-dessus le guidon la tête la première. »
L’auteur de ces lignes a lui-même, au cours de l’été 77, fait une expérience similaire. Imprudemment monté sur l’appui d’une fenêtre, il fut déséquilibré par une rafale de vent et glissa, tombant d’une hauteur de quatre mètres. Dédoublé avant d’avoir eu le temps de réaliser ce qui lui arrivait, il assista, d’en bas, sur le chemin pierreux que surplombait la fenêtre, et en spectateur, à sa propre chute. Mais son désintérêt était très grand, comme s’il se fût agi du corps d’un autre, ou plutôt d’une séquence cinématographique ennuyeuse… Pourtant la vue (ou doit-on dire « vision » ?) du corps tombant, ramassé sur lui-même, était absolument réaliste. Et l’objectivité en aurait semblé indubitable si la pesanteur n’avait été mise en défaut par une impression de ralenti incompatible avec la vitesse normalement acquise au cours de ce plongeon involontaire.
L’extériorisation est souvent provoquée par une situation limite, dans des conditions proches de la survie. Situation vécue par un soldat français, Rosseau, exténué et affamé : « Ni H. ni moi n’aurions pu croire avant ce moment-là, que des êtres humains pouvaient souffrir autant. Plusieurs heures passèrent dans cette horrible situation et puis tout changea d’une manière imprévue… Je devins conscient, absolument conscient d’être hors de mon corps. Je savais que j’étais un esprit réel et conscient littéralement libéré de l’organisme corporel… De l’extérieur, j’examinai mon malheureux corps habillé de gris-vert, corps qui avait auparavant été le mien. Mais je le regardais avec une complète indifférence, comme s’il appartenait à quelqu’un d’autre… »
Pour Ed. Morrell (auteur de The twenty-fifth man où il fait le récit de ses expériences psychiques), l’extériorisation se réalisa dans le même genre de circonstances. Enfermé dans une prison d’État et soumis pour « être brisé » à la torture de « la camisole de force sanglante », il s’exclamait : « Seul quelqu’un lentement écrasé par un boa constrictor pourrait comprendre la douleur et l’angoisse de cet horrible tourment ». Tellement horrible en vérité que l’âme de Morrell abandonne son corps chaque fois que celui-ci y est soumis, et part vagabonder librement dans la ville, témoin des incidents et accidents qui s’y déroulent. Le prisonnier assiste ainsi à un naufrage et le raconte alors qu’il est impossible matériellement qu’il ait pu en avoir connaissance.
A côté de ces exemples extrêmes, Muldoon fait état de cas déclenchés par des situations plus banales. Le somnambulisme par exemple. Le professeur Charles Richet confirmait cette faculté qu’ont certains somnambules d’avoir la vision de leur corps et même celle de leurs organes (autoscopie interne).
Il existe bien d’autres exemples. Ainsi, l’un de nos amis, qui s’est extériorisé plusieurs fois à l’occasion d’accidents, se rappelle très bien les dédoublements qu’il subissait, enfant, lors de leçons de piano qui l’ennuyaient terriblement. Régulièrement, au bout d’un certain temps d’exercices, il voyait son double se lever et quitter la pièce, tandis que ses doigts continuaient à jouer, automatiquement. Terrorisé par ces expériences, il dut abandonner le piano.
Nous conclurons ce paragraphe en soulignant que, lorsque le dédoublement n’est pas généré par un traumatisme (dans tous les sens de ce terme), il est exceptionnel qu’il ne soit pas le fait de personnes très fatiguées physiologiquement. Les « voyages astraux » de Muldoon cessèrent lorsque sa santé se rétablit.
Dédoublement provoqué par la drogue
Pendant des siècles, le peyotl, le psilocybe mexicana, le datura inoxia ont été utilisés par les indiens du Sud-Ouest américain et du Mexique, comme « la clé de la communication avec la divinité », un moyen magique d’acquérir la Connaissance. Dans une thèse d’anthropologie passionnante, L’Herbe du diable et la petite Fumée, Carlos Castaneda raconte et analyse son initiation par un sorcier Yaqui : Don Juan.
L’ingestion-inhalation du psilocybe mexicana, « la petite fumée », a pour but spécifique de lui apprendre à se mouvoir sous une forme d’emprunt (et s’il devient oiseau, il pourra voler) et à se déplacer au travers d’êtres et d’objets.
Le datura inoxia, « l’herbe du diable », permet la divination et surtout, pour ce qui nous intéresse, l’envol corporel. Castaneda « réalise » ce dernier grâce à l’ingestion d’une décoction des racines et à l’absorption par application externe sur la plante des pieds, les jambes, cuisses et parties génitales, d’une pâte confectionnée avec les graines et insectes de ces graines broyés puis mélangés à de la graisse. Enduit qui ressemble fort aux onguents employés jadis par les sorcières pour se rendre au sabbath…
Et l’initié se met à voler : « Mon corps se déplaçait d’une manière lente, instable, ou plutôt animé d’une propulsion vibratoire ascendante. Je baissai les yeux pour observer Don Juan assis loin, très loin au-dessous de moi. La force dynamique qui me propulsait me fit accomplir un nouveau pas en avant, encore plus élastique et plus long que le précédent. Après quoi je planai (…). Je vis le ciel noir au-dessus de moi et les nuages qui m’accompagnaient. Je fis pivoter mon corps pour jeter un regard vers le bas. Je distinguai la masse sombre des montagnes. Je planais à une vitesse prodigieuse. (…) Cette liberté, cette rapidité d’évolution m’envahissaient d’une joie débordante, une joie intense et totalement inédite. (…) Tout se passait comme si j’avais enfin découvert mon lieu d’élection — le plus noir de la nuit. »
Mais Castaneda est un individu logique, rationaliste. Il est déchiré par le désir exaspéré d’avoir expérimenté « charnellement » le vol et la certitude intérieure de son impossibilité physiologique. Il refuse de croire au témoignage de ses sens. Il doute et interroge : « Don Juan, ai-je vraiment volé ? »
Et le sorcier répond : « Un homme vole grâce à la seconde part de l’herbe du diable. Voilà tout ce que je peux te dire. Ce que tu voudrais savoir n’a pas de sens. Les oiseaux volent comme des oiseaux et l’homme-qui-a-pris-l’herbe-du-diable vole comme tel. (…) Tu ne veux pas croire qu’un homme puisse voler, pourtant un brujo [6] peut se rendre en une seconde à des milliers de kilomètres voir ce qui se passe. Il peut porter un coup à un ennemi très éloigné. »
« I’m walking in space » dit le drogué.
Dans le feuilleton de La Presse du 10 juillet 1843, Théophile Gautier donne la description d’une expérience de prise de haschisch donné par le docteur Moreau de Tours. Il est intéressant de la mettre en parallèle avec une expérience sous mescaline du docteur Beringer citée par le docteur Louis Lewin.
Gautier |
Beringer |
… Il me semble que mon corps se dissolvait et devenait transparent, je voyais très nettement dans ma poitrine le haschisch que j’avais mangé sous la forme d’une émeraude d’où s’échappaient des milliers de petites étincelles… Jamais béatitude pareille ne m’inonda de ses effluves ; j’étais si fondu dans le vague, si absent de moi-même, si débarrassé de moi, cet odieux témoin qui vous accompagne partout, que j’ai compris pour la première fois quelle pouvait être l’existence des esprits élémentaires, des anges et des âmes séparées du corps. |
… Je me voyais moi-même de haut en bas… Je voyais aussi le sofa sur lequel j’étais étendu… Je planais dans l’éther sur une île isolée… … Mon île sofa disparut : je perdis la notion de mon existence corporelle. J’étais dématérialisé… Au beau milieu de l’élaboration de l’Univers, je vivais la vie cosmique, j’étais tout près de la solution… Tous les mystères de la création allaient se dévoiler… je pourrais tout vivre et tout comprendre, aucune limite ne m’arrêterait. |
Après le dédoublement, les deux drogués font l’expérience de la fusion de leur âme dans le cosmos. Une expérience extatique qui transcende les limites de notre univers spatio-temporel : « A mon calcul, cet état dura environ trois cents ans, car les sensations s’y succédaient tellement nombreuses et pressées que l’appréciation réelle du temps était impossible. L’accès passé, je vis qu’il avait duré un quart d’heure. »
Le cadre de référence normal a éclaté. L’intensité des perceptions a provoqué un tel élargissement de la conscience que les limitations spatiales s’effondrent et que le temps séquentiel ordinaire explose.
Il faut insister sur le fait que les mystiques arrivent, par la concentration et une discipline ascétique à partager la même intensité de conscience (dans une plénitude qui déborde les limites normales de l’expérience humaine), la même acuité de l’esprit et des sens, le même détachement de soi et de la volonté, la même libération temporaire du plan spatio-temporel habituel.
Dédoublement chamanique
Nous avons souligné à quel point la drogue, employée depuis l’aube des temps dans différents contextes magico-religieux, procure un élargissement de la conscience dont le caractère extatique s’apparente aux expériences mystiques. Comme le dit Mircea Eliade, nous allons voir que « le chamanisme est précisément une des techniques archaïques de l’extase, à la fois mystique, magie et « religion » dans le sens large du terme ».
On peut fréquemment chez les chamans mettre en évidence une structure épileptoïde ou histéroïde qui tendrait à les faire basculer dans la catégorie des psychotiques. Alfred Métraux écrivait des individus névrosés mais aussi religieux par tempérament qu’ils « se sentent attirés vers un genre de vie qui leur procure un contact intime avec le monde surnaturel et qui leur permet de dépenser librement leur force nerveuse. Au sein du chamanisme, les inquiets, les instables ou simplement les méditatifs trouvent une atmosphère propice ».
Mais si la maladie est souvent une condition déterminante, il existe pourtant une différence essentielle entre malade mental et chaman. C’est la faculté que possède ce dernier de provoquer sa transe à volonté. Transe sur laquelle il ne cesse d’exercer un contrôle physique, gardant une maîtrise étonnante. D’autre part, les hallucinations et affabulations chamaniques n’offrent jamais le caractère anarchique qui caractérise celles des psychotiques. Elles sont bien articulées, extrêmement riches et complexes et suivent des modèles traditionnels absolument cohérents.
L’insuffisance de l’explication psychopathologique étant bien établie, nous parlerons d’une « spécialité » magique du chamanisme particulièrement intéressante en ce qui nous concerne : le « vol magique ».
Comme l’a souligné Mircea Eliade, deux motifs mythiques ont contribué à donner sa structure actuelle au symbolisme du vol magique : l’âme-oiseau et l’oiseau psychopompe [7]. Ces deux mythes de l’âme sont étrangement présents dans l’initiation de Carlos Castaneda par « la petite fumée » (psilocybe mexicana) : pour voler, Castaneda devient corbeau, et c’est sous cette forme qu’il rencontre ses oiseaux psychopompes : trois corbeaux argentés qui viendront le chercher lorsque son heure sera venue. Alors, il deviendra lui-même définitivement l’un des leurs…
La mort seule peut transformer en oiseaux les humains. Mais les sorciers et les chamans réalisent de leur vivant et à volonté cette « mort » : la désincarnation, l’extériorisation de l’âme et sa transformation en oiseau. La transcendance des sorciers et des chamans est d’avoir su perpétuer l’état primordial de l’homme mythique : le pouvoir de voler librement jusqu’aux cieux, pouvoir désormais interdit à la masse des hommes, hors la mort.
Toutes les cérémonies d’initiation chamanique (comme celles des religions à Mystères) comprennent un rituel de mort et de renaissance. Par cette résurrection, le chaman s’approprie la condition d’« esprit » qui le rend également insensible au feu et aux coups portés à l’aide d’instruments tranchants. Notons que les chamans utilisent rarement l’intoxication par les champignons pour parvenir à l’extase. Celle-ci est produite en principe par une musique et des chants magico-religieux et le « cheval » qui ravit le chaman jusqu’aux cieux est son tambour.
L’origine chamanique du vol magique est attestée en bien des endroits et, en particulier, en Chine où le chinois traduit « monter au Ciel en volant » par « au moyen de plumes d’oiseaux, il a été transformé et est monté comme un immortel » et où le prêtre taoïste s’appelle « savant à plumes » ou « hôte à plumes ». De même, l’art premier de « l’extatique », un magicien de la Chine ancienne, consistait à « extérioriser son âme ». Ainsi voyageait-il à volonté.
Mais le vol magique, bien que supérieurement intégré dans le chamanisme où il met en lumière la condition surhumaine d’une mouvance libre des chamans transformés en « esprits », ne lui est pourtant pas spécifique et se rattache à de très nombreuses mythologies magicoreligieuses.
Dédoublement mystique
Extériorisation de l’âme et vol magique sont attestés en Inde dans d’innombrables croyances populaires, mythologies, légendes de rois et magiciens volants, expériences mystiques du bouddhisme et de l’hindouisme et techniques yogico-tantriques.
« Dans l’ivresse de l’extase nous sommes montés sur le char des vents. Vous, mortels, vous ne pouvez apercevoir que notre corps. » (Rig Véda X, 136.)
Le lac miraculeux Anavatapta auquel se rendaient Bouddha et les saints bouddhistes ne pouvait être atteint que grâce au vol magique. De même Çvetadvîpa, le mystérieux paradis des légendes hindoues où les rishi [8] n’accédaient qu’en volant. Et ces distances étaient parcourues à la vitesse de l’éclair : « En un clin d’œil il va de la mer orientale à la mer septentrionale » (Atharva Véda, XI).
Une tradition immémoriale est à l’origine des techniques extatiques et magiques élaborées par le Yoga et les autres expériences mystiques indiennes. Le secret du vol magique est également « connu de l’alchimie indienne, souligne Mircea Eliade, et ce miracle est tellement commun pour les arhats bouddhistes qu’arahant a donné le verbe cingalais rahatve, « disparaître », passer instantanément d’un point à l’autre ».
Ame ailée, corps ou char ailés… Il y a identité d’inspiration symbolique avec le dualisme gnostique [9] dont Platon est sans doute à l’origine avec des textes aussi célèbres que celui du Mythe de l’attelage ailé. Le philosophe y insiste sur la difficulté pour l’attelage humain d’accéder au divin, au « ciel », au « lieu supra-céleste », lieu de l’Essence pure, intangible, informelle, qui ne peut être contemplée que par le Noûs, l’Intellect.
En s’inscrivant dans un corps terrestre l’âme a perdu ses ailes, et avec elles, son essence divine. Il importe de la rendre à sa véritable nature céleste en la libérant de son enveloppe matérielle par une discipline ascétique.
Ce dualisme est présent dans la tradition hermétique : « Seul de tous les êtres qui vivent sur terre, l’homme est double, mortel de par le corps, immortel de par l’Homme essentiel. » (Corpus Hermeticum, Traité I.)
Mais comment extérioriser ce double ?
« Tu m’as jeté dans une folie furieuse et dans un égarement d’esprit, ô père : car je ne me vois plus moi-même à cette heure.
— Plût au ciel, enfant, que toi aussi, tu fusses sorti de toi-même, comme il arrive à ceux qui dans leur sommeil font des rêves, mais toi, sans dormir.
(…) Comment pourrais-tu le percevoir au moyen des sens, ce qui n’est ni rigide, ni liquide, ce qui ne peut être serré, ni s’insérer, ce qui n’est appréhendé que dans les effets de sa puissance et de son énergie, ce qui exige quelqu’un qui soit capable de concevoir la naissance en Dieu ?
— En suis-je donc incapable, ô père ?
— Qu’il n’en soit pas ainsi, mon enfant. Attire-le à toi, et cela viendra ; veuille-le, et cela se produit ; arrête l’activité des sens du corps, et alors se produira la naissance de la divinité. » (Corpus Hermeticum, traité XIII.)
L’expérience mystique dévoile, dans l’instantané, un donné éternel habituellement obscurci et masqué par la vie matérielle. Par l’ascèse, l’homme peut ordonner son corps de façon à permettre la libération-extériorisation de son âme et accéder ainsi à la divinité.
Nous n’avons pas parlé des visions, prédictions et révélations qui accompagnent ou suivent l’extériorisation de l’âme et l’union extatique avec l’Univers, car nous pensons, en accord avec Robert Statlender qu’elles sont une « dégradation de l’état d’extase » : « L’extase est d’abord un terminus ad quem : un but à atteindre. Obtention conditionnée par les dispositions du sujet et l’ascèse suivie, mais l’extase transcende et efface tout ce qui l’a précédée. »
Et c’est bien ce qui caractérise toutes les expériences de dédoublements conscients, qu’ils soient obtenus par des techniques magicoreligieuses, par la transe chamanique, par une ascèse rigoureuse comme le bouddhisme, par une discipline psychomentale comme le Yoga, par des pratiques alchimiques ou par l’extase mystique.
La principale différence entre tous ces types d’extériorisation est finalement d’ordre psychologique et due à l’intensité de leur vécu. Mais quelle qu’en sait l’acuité, l’expérience extatique du dédoublement reste communicable à travers un symbolisme universel qui accorde partout la même importance au fait de pouvoir « s’envoler dans les airs ».
[1] Bilocation : Phénomène caractérisé par la présence physique d’une même personne en deux endroits à la fois, parfois très éloignés.
[2] Chaman : Prêtre-sorcier qui dit avoir des relations avec les esprits et pouvoir agir sur eux. Il peut donc guérir ou infliger la maladie, mener les âmes en sûreté dans l’autre monde ou les laisser errer en proie aux mauvais esprits. Il n’officie qu’en état d’extase. Le chamanisme est principalement répandu parmi les peuplades du nord de la Sibérie ou de l’Altaïr.
[3] Nosologie : Étude des caractères distinctifs qui permettent de définir les maladies.
[4] Psychotique : Le dédoublement psychotique est un dédoublement provoqué par une psychose, maladie mentale dont le malade ne reconnaît pas le caractère morbide. L’enfant dont il est question ici assume les deux personnalités sans s’en apercevoir. Il croit en l’existence réelle de son frère jumeau.
[5] Schizophrénie : Maladie mentale caractérisée par un relâchement des modes habituels d’association des idées, un affaiblissement de l’affectivité, un repliement sur soi-même et la perte du contact avec la réalité.
[6] Brujo : Sorcier Yaqui. Don Juan est un « brujo ».
[7] Psychopompe : Dans la mythologie, l’oiseau psychopompe conduisait les âmes des morts jusqu’à leur dernier séjour. Ce qualificatif fut également attribué à Apollon, Hermès, Orphée et Charon.
[8] Rishi : Ce mot dont la signification en sanscrit est « sage » désigna d’abord les auteurs inspirés du Rig Véda, puis s’étendit à toutes sortes de saints personnages. Le rishi est représenté avec les cheveux noués en chignon, une barbe pointue et un vêtement d’ascète.
[9] Gnostique : Le gnosticisme est un système de philosophie religieuse dont les adeptes prétendaient avoir la « connaissance en soi », c’est-à-dire le savoir total et absolu permettant de résoudre tous les problèmes relatifs à la Divinité, à l’Homme et au Monde. Connaissance essentiellement intuitive, par illumination soudaine et définitive, réservée à certains initiés et apportant le salut. C’est par là que l’individu peut être sauvé, et non par la foi et les œuvres. Le dualisme est fondamental et le corps humain décrété mauvais. Théorie expliquant la négation par les gnostiques chrétiens des dogmes de la résurrection générale et de l’incarnation. Ainsi, l’éthique gnostique se signale, soit par l’ascétisme le plus extrême, soit par un amoralisme total. Ceux qui ont été illuminés par la gnose échappent aux lois morales instituées à un niveau inférieur.
Il existe de nombreux gnosticismes dont l’Hermétisme, contemporain du christianisme primitif.