Maurice Lambilliotte
L'aube du message de Roger Godel

Il est des êtres « bénéfiques » — c’était une expression de Roger Godel. Elle s’appliquait tellement à lui qui certainement ne l’aurait pas admis tant étaient grande sa pudeur, son oubli de soi et cette humilité qui sont l’apanage de certains êtres exceptionnels et qui n’en sont pas moins rayonnants.

(Extrait de l’ouvrage collectif d’hommage : Roger Godel – De l’humanisme à l’humain, Éd. Les Belles Lettres, 1963)

à Alice Godel

J’étais à la côte belge, en janvier 1961, moi-même assez mal en point. Au retour d’une promenade sur la digue, nous avions évoqué le souvenir d’Alice et de Roger Godel, leur premier week-end avec nous à Duinbergen. La grisaille de la mer du Nord avait été une révélation pour Alice Godel. Le ciel gris, la mer glauque, l’infini et la mer, la mer toujours recommencée. Nous avions vécu ensuite dans ce petit appartement de l’avenue Van-der-Merschen tant d’heures où l’amitié créait entre nous un climat exceptionnel. Roger Godel parlait. Nous l’écoutions avec une joie illuminée. Sa bonté n’avait d’égale que la clarté de sa pensée et une totale absence de référence à lui-même.

Nous l’avions revu en pensée, ma femme et moi. Nous les suivions, Alice et lui, dans notre cœur comme ils étaient dans leur vie quotidienne. Il ne s’agissait d’ailleurs pas de souvenir. Ils étaient là, présents sur nous, devant nous, avec nous. Nous leur parlions. Et leur seule évocation nous avait, comme chaque fois, nourris. Il est des êtres « bénéfiques » — c’était une expression de Roger Godel. Elle s’appliquait tellement à lui qui certainement ne l’aurait pas admis tant étaient grande sa pudeur, son oubli de soi et cette humilité qui sont l’apanage de certains êtres exceptionnels et qui n’en sont pas moins rayonnants.

Le soir était tombé. A peine étions-nous rentrés qu’un appel téléphonique nous apprenait l’atroce nouvelle. Christiane Thys avait reçu pour moi une lettre d’Andrée Chedid nous annonçant la mort de Roger Godel. Toutes les notions courantes d’espace et de temps en étaient pour moi abolies. Je l’avais senti quelques minutes plus tôt, si présent, si vivant, si proche. Sa mort ne pouvait prendre pour nous de sens concret. Il ne pouvait être mort et à la fois aussi intensément présent. Présent par son souvenir, son humour, l’accent de sa voix, la lumière et la chaleur de ses propos. Pour tout dire : sa sagesse, en donnant à ce terme toute sa signification.

***

J’ai connu Roger Godel par des amis parisiens. Ils m’avaient adressé son « Expérience libératrice ». J’avais lu le livre ; j’avais été frappé par son accent de témoignage direct. J’étais moins sensible à l’exposé, à sa logique, à son objet même qu’à un certain ton qui me révélait bien plus l’approche d’une expérience essentielle. Ce livre, je l’ai lu et relu par la suite. Je puis moi-même dire qu’il s’est lentement construit en moi et que sa substance, son essence m’ont été révélées au fur et à mesure des échanges personnels que j’ai eu le privilège d’avoir par la suite avec Roger Godel. Une fois de plus il me confirmait dans une conviction depuis longtemps amorcée en moi. Les mots nous enferment dans leur réseau. Ils nous emprisonnent. Ils nous polarisent. Et surtout, ils trahissent sans cesse la réalité qu’ils entendent nous restituer ou nous éclairer. Avec Roger Godel, avec Teilhard de Chardin, avec Jacques Masui j’ai mieux saisi ce qui sépare l’intellectuel — le fruit d’une activité intellectuelle — de l’existentiel — qui n’a rien de commun avec quelque système d’existentialisme — avec l’expérientiel. Plus simplement avec ce qui est vécu, avec ce qui se vit et, dès lors, nous fait participer pendant que nous le vivons, à l’indicible mystère de la vie.

C’est sur ce terrain — si l’on peut employer ce mot sans lui donner l’implication d’un espace quelconque — que je me suis senti, dès notre première rencontre, en communion de pensée, en communion d’état avec Alice et Roger Godel.

Sans qu’il eût été nécessaire de nous entretenir longuement, de nous présenter, d’essayer de nous définir et de préciser nos positions respectives, nous nous étions sentis en communion. Le mot est galvaudé. Comme tous les mots qui, hélas ! ne peuvent se rebiffer. Son expérience était différente de la mienne. Il possédait une science et une érudition qui émerveillaient tous ceux qui l’approchaient. Non qu’il en fît étalage, mais parce qu’elles lui étaient devenues consubstantielles. J’ai vécu davantage peut-être dans le siècle. Mon expérience a été plus politique. Nous débouchions cependant l’un et l’autre sur un même point de l’horizon intérieur. Nous nous retrouvions dans un état de même interrogation et je le crois d’accueil assez analogue devant ce que faute d’expression, j’appellerai le Mystère de la Vie, le mystère de l’Unité vivante.

Lui par science et par un commerce infiniment plus direct et plus intime, moi par intuition ou par refus des objectivations statiques, nous étions arrivés à un état de conviction assez proche. La conscience, la faculté qui nous permet de prendre conscience de nous-même et du monde, mais au-delà d’une simple perception, nous entraîne au seuil d’une certaine — et encore relative — connaissance, ne peut être une simple élaboration cérébrale. Ce n’est pas nous, ni notre cerveau, ni nos 14 milliards de neurones qui élaborons, avec une vitesse plus subtile que celle de la lumière, les illuminations, les intuitions, les évidences et, par moment, les révélations qui nous sont données et qui transcendent alors nos catégories sensorielles et même intellectuelles d’espace et de temps et ces contradictions qui sous-tendent nos dialectiques.

La conscience est en nous. C’est elle qui nous éclaire, qui nous illumine. C’est elle qui amorce notre connaissance et facilite ses formulations. Nous ne sommes au mieux que des appareils de réceptivité. Nous captons des messages et nous pouvons certes chercher à faciliter ces « accrochages » ininterrompus d’ondes de connaissance et de participation.

Quant à savoir de science certaine et expérimentale ce qu’est cette conscience, d’où elle émane et même quelle est sa raison profonde d’exister, c’est un tout autre problème. Tout aussi impossible d’ailleurs à résoudre, sinon tout aussi vain. Il est trop facile de donner un mot ou un nom en guise de réponse. Les croyants le font. Tant mieux pour eux si leur illumination leur confirme évidence et présence. Même en ce cas, la traduction en termes de concept et de valeur de raison n’en est pas moins trahison, au sens où l’on dit que traduire c’est toujours trahir. Même en ce cas l’état de communion intérieure, c’est l’état de participation à un niveau supérieur au contingent qui est vraiment substantiel et vraiment réel.

Mais quelle création d’esprit procure cette évidence ! Quelle désaliénation à l’égard des métaphysiques et de leur laborieux appareil ! Il n’est certes pas question de proscrire le langage. Dieu sait avec quelle élégance, quelle finesse, quelle précision évocatrice Roger Godel le maniait. Il ne se fût certes pas inscrit en faux contre le cri logique du poète qui dit, « honneur de l’homme, saint langage » ; dès l’instant où les mots ne sont bien sûr qu’un fil conducteur, les pierres d’un gué et qu’ils ne revendiquent pas d’emprisonner le réel dont ils peuvent tout au plus témoigner.

Combien de fois ne nous serons-nous pas retrouvés sur cette certitude, elle aussi et très effectivement libératrice.

L’œil, écrit Roger Godel dans ses « Dialogues sur l’Expérience libératrice », est à la frontière qui sépare deux mondes : en-deçà, s’élève au dedans de nous, le champ de nos représentations ; au-delà s’étend un vaste système ordonné par des lois dont nous cherchons à lire l’énigme.

Sur ce thème essentiel de la vision et de la communion qui, plus tard, devait devenir pour moi la participation, j’ai eu avec Roger Godel les entretiens les plus éclairants, les plus enrichissants. Je lui dois beaucoup. Avec lui, par lui, j’ai mieux compris que la vision ou plus exactement une certaine visualisation était étroitement liée à la voie ou à la pente qu’a suivie l’intelligence occidentale. Elle est, en effet, issue fondamentalement du voir et du faire, plus que d’une participation qui requiert plus totalement l’être.

Dans un éditorial de Synthèses, j’ai marqué, un jour, ce choix. Certains m’ont tenu rigueur d’avoir exprimé des réserves non sur l’œuvre, ni la personne de Teilhard de Chardin, mais sur l’importance qu’il accorde à l’acte de voir et de voir physiquement. « Voir, écrit-il dans les premières pages de son « Phénomène humain » on pourrait dire que toute la vie est là — sinon finalement du moins essentiellement ». « L’unité, écrit-il encore, ne grandit que par un accroissement de conscience, c’est-à-dire de vision. Voilà pourquoi sans doute l’Histoire du Monde vivant se ramène à l’élaboration d’yeux toujours plus parfaits au sein d’un cosmos où il est possible de discerner toujours davantage. Chercher à voir plus et mieux n’est donc pas une fantaisie, une curiosité, un luxe. Voir ou prévoir. Telle est la situation imposée par le don mystérieux d’évidence à tout ce qui est élément de l’univers. Et telle est par suite, à un degré supérieur, la condition humaine. »

Dans cette affirmation biologiquement exacte, quelque chose appelait en moi des réserves. Que la conscience trouve les éléments de son expression même intérieure — surtout intérieure dans les images que sa vue, que ses yeux toujours plus parfaits peuvent lui apporter, c’est assez évident. Que la conscience naisse, qu’on ne soit que le reflet et même l’intégration de ces images, de ces fruits de la vision oculaire, voilà ce qui m’arrêtait. Sur ce point, je m’étais retrouvé en convergence profonde avec Roger Godel. Tout ce qui est lié à l’historicité du phénomène humain, la part majeure peut-être de l’hominisation se raccordait sans doute à l’acuité du voir. Il fallait à l’homme préhistorique un sens aigu et sans cesse en alerte de cette faculté pour agir et pour réagir. Ses facultés de réflexivité et de mémoire, toutes deux essentielles, se sont nourries des fruits de cette perception visuelle. D’autres sens ont pourtant informé l’homme et l’ont aidé à réagir et à s’adapter puisque la vie organique est, avant tout, adaptation. Mais derrière l’exercice de ces facultés et leur mécanisme, la conscience, le potentiel de conscience étaient-ils entièrement impliqués ? La conscience ne serait-elle que le résultat ou l’exercice de cette vision réfléchie, mémorialisée, prête au conseil opportun et au déclenchement de la volonté et de l’action ?

Roger Godel et moi avons souvent évoqué ces problèmes. Nos démarches procédaient de cheminements et d’expériences personnels assez différents. Nous nous rencontrions pourtant dans une commune certitude, dans une identique évidence, la conscience ne rendait pas seulement son expression dans ses manifestations intellectuelles, ni même intelligentes au sens le plus exhaustif du terme. La conscience était en soi une faculté. Je disais un potentiel, et Roger Godel disait une réalité inhérente à la vie, mais nullement fabriquée par elle, dans le sens où la vie est complexe organique et physiologique. Ce potentiel de conscience transcende la vie organique. L’homme l’actualise. Il l’utilise à des fins que sa condition historique lui a en quelque manière imposées. Il n’en peut épuiser pour autant la substance, ni l’utilisation éventuelle dans d’autres directions, voire pour d’autres fins.

La connaissance n’épuise pas le potentiel de conscience en chacun de nous. La connaissance peut se développer dans des voies multiples. Elle ne fait que découvrir de nouvelles possibilités de cette étrange et mystérieuse conscience. La connaissance n’est pas nécessairement non plus limitée à ce que nous en avons exercé jusqu’ici, ni aux plans et aux domaines qu’elle a prospectés. Au centre, à l’origine comme à la fin de la connaissance il y a la conscience. Non certes la simple conscience morale, mais la faculté de prise de conscience de soi-même et du monde. Et du monde et de soi-même, au-delà même des manifestations telles qu’elles nous limitent notre aire spécifique de spatialité et de temporalité.

Dans un premier article qu’il confiait à Synthèses, « L’Homme devant le miroir », Roger Godel nous permettait d’approcher de plus près encore cette évidence.

« L’un des plus éminents physiologistes de ce siècle, écrivait-il, Sir Charles Sherrington, a osé aborder en homme de science, et par la voie épistémologique, le difficile problème du moi profond. Son analyse l’entraîne fort loin, sur les confins des territoires objectivement explorables. Parvenu à cette frontière, il abandonne la méthode d’investigation dont il avait préalablement fait usage, car elle ne peut le mener au-delà. A présent, il assume une position d’intériorité, la position du sujet établi au centre d’intégration. De ce point, il explore autour de lui les implications fondamentales et les perspectives. Ce qui se découvre à lui, il nous le fait savoir, dans la mesure où l’on peut raisonnablement communiquer une telle expérience.

« Le Moi » — « The I » — répète-t-il avec insistance, n’est pas un objet qui se laisse examiner par les sens…, jamais le moi ne passera sur le niveau de la perception sensorielle. Il est lucidité…, le moi se trouve enveloppé par un espace sensible, mais jamais cet espace ne s’attache à lui ni ne lui confère d’étendue. L’espace sensible n’a aucune prise sur le moi et ne l’atteint pas ».

« Pour la première fois semble-t-il, écrit Roger Godel, dans le domaine scientifique, une tentative de sonder l’arcane du « moi » est entreprise sans préjugés, ni doctrines d’aucune sorte. »

Le sujet se laisse conduire, ici encore, par la méthode expérimentale dont il applique rigoureusement les règles. Mais au lieu d’explorer un champ des phénomènes « objectifs » il oriente son étude vers le centre d’intégration. Sujet en même temps qu’objet pour lui-même, indivisiblement il examine dans l’intériorité du moi — d’un moi inaccessible au sens et au sentiment d’espace.

« Le moi, écrit-il, se trouve central dans un monde de « choses » lui-même existant sans contours, ni formes, ni dimensions, invisible, intangible, dépourvu d’attributs sensibles, durable d’une durabilité sans longueur de durée, quand on le compare aux choses. De ce moi « this I » nous sommes bien plus immédiatement conscients que du monde spatial autour de nous, car il est notre expérience directe. Il est le soi « the self ». Et pourtant jamais il n’a été vu, ni senti et bien qu’il possède le langage, jamais il n’a été lui-même entendu…, invisible, intangible, non-perceptible, il demeure inaccessible aux sens bien qu’il soit lui-même connu de lui-même directement…, donnée de première main et inexpugnable. »

C’est de ce moi, de ce centre d’intégration lui-même connaissant, irradiant, de ce potentiel de conscience que Roger Godel avait perçu la réalité transcendante dans son « Expérience libératrice ».

Il avait vraiment touché là aux arcanes de la vie, non par les moyens classiques de la science expérimentale, mais par une intuition aiguë et, comme il le dit, parlant de Sir Sherrington, par les voies d’une rigoureuse épistémologie dont il est, hélas ! fait trop aisément maigre mesure.

Ce moi, « this I » à quoi tenait-il en somme sinon à la vie elle-même, à la vie en soi et, bien entendu, au-delà de sa seule acception biologique ?

Roger Godel en avait déduit — et il serait plus exact de dire qu’il l’avait intégré à son expérience la plus intime — que la vie possédait des pouvoirs, des vertus que notre intelligence avide d’objectivations autant que de rigueur, sous-estime ou ignore.

Toute son œuvre, son comportement le plus quotidien ont été imprégnés de ce sens de la présence intérieure de la vie et des vertus insoupçonnées autant qu’inexplicables — par nos moyens scientifiques courants — de cette vie rayonnante, irradiante. Il avait pu, comme médecin, se rendre compte des pouvoirs de la vie, en dehors des schémas et des tracés qu’un certain degré de la science voudrait lui imposer. Sa longue expérience de médecin lui avait enseigné le degré de foi que l’on peut avoir dans le pouvoir générateur de cette « vie » là où la physiologie classique déclarait péremptoirement qu’il ne pouvait y avoir de guérison, les circuits normaux — ou plutôt les circuits repérés et connus — étant interrompus.

Combien de malades, guéris par Roger Godel, pourraient en témoigner. A combien n’a-t-il pas appris que le corps peut se réconcilier avec les forces reconstructrices de la vie pour autant que l’esprit du patient, son scepticisme ou son désespoir n’y fissent délibérément obstacle. Mais c’est là un domaine où d’autres que moi pourront s’exprimer en meilleure connaissance de cause. Je n’ai évoqué cet aspect de Roger Godel que pour montrer la profonde cohérence de sa pensée et de ce que signifiait expérimentalement pour lui le sens de la vie et celui du moi profond.

Je lui dois beaucoup. Sa parole étant comme lui-même, source de lumière. Pas un mot de lui que l’on pût qualifier de rhétorique. Tout ce qui émanait de lui était chargé d’une expérience vécue dans l’instant même. Il y avait, dans sa parole, cette qualité indéfinissable, cet « état naissant » dans le sens que l’on donne à ce terme en chimie.

Je lui dois entre autres d’avoir compris l’importance de Socrate. Non seulement son influence historique sur la pensée grecque, mais la valeur, si souvent ignorée ou systématiquement déformée de sa méthode. De cette « maïeutique » qui faisait moins appel à la mémoire ou à la dialectique d’un laborieux raisonnement, qu’à un éveil de l’être bien au-delà de son champ intellectuel. Cet accouchement des profondeurs de l’être, cette suscitation à un éveil plus aigu de la conscience, n’impliquent-ils pas le moi profond, le « this I » de Sherrington ? Et cet éveil, état de vie, expérience brusquement amorcée, ne l’emporte-t-il pas sur une activité qui n’implique que la seule ou quasi exclusive intellectualité.

En cela, Socrate est plus actuel que jamais. Et ce n’est pas sans raison que Roger Godel a pu confronter et rapprocher la maïeutique socratique de la méthode du Sage indien libéré vivant ou sur la voie de la libération.

Or, nous arrivons à un moment du destin de l’espèce où il importe avant tout, non d’opposer à l’intelligence et à la science d’autres disciplines, mais certainement de les compléter. L’intelligence scientifique doit objectiver. L’acte en soi n’est pas réfutable. Il est incomplet. On ne peut dissocier la part de l’intelligence qui objective pour définir, analyser et connaître selon ses propres lois, du moment de vie, du moment d’allusion et d’éveil dans l’intériorité de son être du sujet connaissant.

Dans cette voie qui s’impose à nous et qui doit permettre à l’homme de se recentrer sur sa propre intériorité éveillée sans atténuer en rien l’usage de ses méthodes scientifiques les plus rigoureuses, l’importance de l’œuvre de Roger Godel, celle de son expérience concrète et constante apparaîtront de plus en plus clairement.

Roger Godel fut donc réellement « un maître en l’art de vivre », ainsi que le qualifiait Marie-Magdeleine Davy. « Quelle est donc, demande-t-elle, cette synthèse tentée par le Docteur Godel depuis plus de trente ans, synthèse qui dépasse en importance les problèmes les plus divers tout en les incluant dans leur totalité ? Il s’agit des « fonctions psycho-mentales, dont fait usage l’homo-sapiens…, dans sa recherche de la connaissance ». Et le Docteur Godel de poser la question : ces fonctions psycho-mentales « représentent-elles réellement le terme ultime des possibilités humaines ? Par l’usage et l’approfondissement des mécanismes mentaux, l’homme pourrait-il atteindre les promesses incluses dans sa propre nature ? »

Cette conscience du réel, le Docteur Godel est allé l’élucider aux Indes. Il a vécu près d’un Sage, un libéré vivant, un jivan-mukta. Un tel homme poursuit Marie-Magdeleine Davy, n’est pas affecté par les régulations somatiques et psychiques. Il vit sur un autre plan, celui de l’intemporel, car « lorsque s’éveille, dans sa spontanéité, l’expérience réelle, la psyché capitule d’elle-même et se résout en conscience…, la conscience règne à l’état pur. Ainsi, l’Expérience libératrice n’exige pas d’effort, mais elle est le fruit d’une lente maturation. C’est-à-dire que l’homme qui parvient à une semblable expérience n’a pas à vivre dans une sorte de tension perpétuelle. Peu à peu il pénètre dans cette zone d’affranchissement…

Ainsi s’opère un dépassement du temps et de l’espace et d’ailleurs de toute expérience sensorielle et motrice. Dès que l’activité de l’ego est suspendue, les barrières sont aussitôt rompues. Les états affectifs n’ont plus de place, la dualité est dépassée… L’image du Corps — composition mentale élaborée au cours des âges — retourne à ses origines. Les objets perdent leur pouvoir de fascination. L’âme opère sa percée jusqu’à l’indicible ; l’intuition ultime la visite. »

Marie-Magdeleine Davy, qui a bien connu, elle aussi, Roger Godel, conclut : « Le Docteur Godel est un sage et il irradie cette sagesse dans sa vie et dans son œuvre. Il ouvre devant nous un univers nouveau. »

Tel Socrate, le Docteur Godel propose un art de vivre. Celui-ci est issu d’une connaissance de soi perpétuellement liée à une vision du monde. Les événements sont envisagés, voire maîtrisés à la lumière d’une vie intérieure.

C’est sur cette recherche d’une illumination par en dedans, d’un éveil toujours plus accentué de la conscience au plus profond de nous-même, que je me suis senti, dès nos premiers échanges, en accord si complet avec Roger Godel.

L’amitié qui fut le climat de cette convergence de conviction n’a fait que s’approfondir. Amitié fervente, amitié vivante que la mort physique de Roger Godel ne pouvait entamer. Il reste en effet, pour moi, l’ami vivant, l’ami avec lequel on dialogue même et surtout dans le silence de soi-même.

Cette amitié devait pourtant trouver encore un autre aliment. Roger Godel fut, en effet, un homme de dialogue. Non le dialogue doctoral où chacun cherche à briller et à faire étalage de sa science ou de son érudition, mais l’échange au double niveau de l’intelligence et du cœur. J’ai évoqué plus haut les heures merveilleuses que j’ai passées avec lui, avec Alice Godel, avec quelques amis qui l’aimaient et l’admiraient.

C’est en 1958 pourtant que nous devions nous découvrir mieux encore. A l’occasion de l’Exposition internationale de Bruxelles, un colloque sur le thème général de l’appréciation des valeurs mutuelles de l’Orient et de l’Occident allait nous réunir. La part que prit Roger Godel à ces journées de confrontation entre personnalités venant de plusieurs points du monde et appartenant à des religions et à des disciplines intellectuelles diverses fut considérable.

Grâce à lui, l’affrontement entre rationalistes, scientifiques, philosophes, religieux et tenants des grandes traditions de la sagesse orientale évita le piège des affirmations unilatérales et des monologues savants qui font trop fréquemment l’infirmité de telles rencontres.

Sa rigueur de savant, sa connaissance et son amitié pour la tradition orientale devaient créer, comme par miracle, une sorte d’état de grâce collectif. Le dialogue — un vrai dialogue simple et profond qui engageait le plus intime et le meilleur de chacun des participants — se substituait aux monologues qui n’eussent mis en cause que le bagage intellectuel de chacun.

Dès le début des échanges, la compréhension s’établissait et bien plus profondément que les mots dont chacun devait se servir pour exprimer sa pensée ou son état de conviction. Je crois bien que pour lui, comme pour bon nombre des amis rassemblés, cette forme d’échanges, ce dialogue vrai fut une révélation. Il était donc possible de communiquer sur l’essentiel, au-delà des positions intellectuelles, les plus assurées et les plus logiques.

Une dimension nouvelle des rapports humains prenait soudain un étrange relief. A la dimension intellectuelle et rationnelle, certes indispensable, venait s’adjoindre, à l’état naissant, dans une sorte de jaillissement  spontané une autre dimension que personne ne songeait à récuser : une dimension existentielle, ou, pour reprendre l’expression de Jacques Masui qui, lui aussi, participa si intimement à ces échanges : une dimension expérientielle. Plus simplement un éveil et un engagement créateur de la plus intime subjectivité de chacun.

Après ce colloque, qui se tint à Bruxelles au début de juillet 1958, nous décidâmes, poussés d’ailleurs par de nombreux amis qui en avaient éprouvé eux aussi l’intérêt et même la nécessité, d’essayer de poursuivre, à l’avenir, de tels dialogues, d’en dégager les méthodes, de les perfectionner.

Nous nous revîmes à ce sujet, maintes fois, à Bruxelles, à Paris, à Genève. Roger Godel était enthousiaste de l’idée. Le dialogue n’était-il pas en somme une forme aussi de cette maïeutique socratique dont il avait, mieux que quiconque, mis en relief la fécondité ?

Roger Godel créa alors l’un des premiers centres de dialogue, à Beyrouth. Tout nous permet d’espérer que d’ici quelques mois, le Centre International du Dialogue, dont il fut l’un des fondateurs, contribuera à dégager les matériaux vivants et surtout les méthodes d’un humanisme plus universel, mieux adapté aux problèmes qui confrontent impérieusement l’humanité.

Roger Godel sera avec nous dans cette œuvre qu’il a amorcée et enrichie par avance. Il y participera par le rayonnement de sa pensée et non seulement par la ferveur de son souvenir.

Son œuvre est d’ailleurs de celles qui ne meurent pas. On va commencer à connaître Roger Godel. L’aube de son message se lève à peine.

Il sera demain un des phares de l’esprit, un de ces « grands bergers » dont jamais l’humanité n’eut autant besoin.

Maurice LAMBILLIOTTE