Claude Tresmontant
Le premier chapitre de la Genèse et la cosmologie moderne

Le premier chapitre de la Genèse a été composé peut-être au VIe siècle avant notre ère. Nous disons peut-être, parce que c’est l’avis des érudits en la matière, mais en ce domaine nous ne pouvons guère avoir de certitude. La plupart des érudits pensent que ce texte a été composé au VIe siècle avant notre ère, mais […]

Le premier chapitre de la Genèse a été composé peut-être au VIe siècle avant notre ère. Nous disons peut-être, parce que c’est l’avis des érudits en la matière, mais en ce domaine nous ne pouvons guère avoir de certitude. La plupart des érudits pensent que ce texte a été composé au VIe siècle avant notre ère, mais nous savons que l’histoire des sciences est pleine d’erreurs qui ont été enseignées pendant des générations.

Personne ne sait qui a composé cette page. Si cette page a été composée en effet au VIe siècle avant notre ère, lors de la grande déportation de l’élite du royaume de Iehoudah, que nous appelons Juda, en 597 avant notre ère, par Nabuchodonosor, puis en 587 avant notre ère, par le même, — alors nous savons qu’il y avait, parmi les déportés, deux théologiens éminents, qui étaient deux prophètes de génie et en même temps deux métaphysiciens. L’un est inconnu quant à son nom. C’est l’auteur des admirables chapitres 40 et suivants du rouleau d’Isaïe. On a l’habitude de l’appeler le Second Isaïe. Pour des raisons que nous ignorons, des scribes ont recopié ses oracles à la suite des oracles du prophète Isaïe, qui vivait au VIIIe siècle avant notre ère. — L’autre est le prophète Ézéchiel Or si l’on étudie de près ces deux prophètes hébreux, qui se sont certainement rencontrés, connus, parlés, on peut relever certains indices linguistiques et certains indices, du point de vue de la pensée, qui peuvent permettre de se demander si Ézéchiel et le génial inconnu des chapitres 40 et suivants du rouleau d’Isaïe, n’ont pas coopéré à la composition du chapitre premier de la Genèse.

Quoiqu’il en soit de ce point, qui est matière à controverse, comme à un peu près tout ce que l’on dit ou écrit, ce qui est certain, c’est que ce premier chapitre de la Genèse commence par le mot hébreu bereschit, au commencement. Tous les peuples de l’Orient ancien pensaient que l’Univers est éternel, dans le passé et dans l’avenir. Le grand Aristote, au IVe siècle avant notre ère, pensait, professait et écrivait que l’Univers est divin, éternel dans le passé, éternel dans l’avenir et que les astres sont des substances divines qui échappent à la genèse et à la corruption. Voilà donc le minuscule peuple hébreu qui ose penser et dire contre tout le monde que l’Univers a commencé. — Le deuxième mot de ce premier chapitre de la Genèse, c’est le verbe hébreu bara, il a créé, suivi de son sujet, elohim, Dieu : Au commencement, il a créé, Dieu, les cieux et la terre. — Voilà donc ce peuple minuscule qui ose penser et dire, contre tout le monde, que l’Univers n’est pas divin, qu’il est créé, et qu’il commence d’exister. — Psaume 102 : Autrefois, dans le passé, la terre, tu l’as fondée, et ils sont l’œuvre de tes mains, les cieux ! Eux ils sont en train de périr, mais toi tu tiens debout ! Et eux tous, comme un vêtement, ils s’usent ! Comme un habit tu les changes, et ils changent ! — Voilà donc ce peuple hébreu, qui ose prétendre contre tout le monde que l’Univers est en train de s’user, de vieillir, et que Dieu seul échappe à la genèse et à la corruption.

C’est au XXe siècle de notre ère que nous venons de découvrir, par les méthodes de la physique, que l’Univers a commencé. Cela a produit, en astrophysique, dans le monde des astrophysiciens, une secousse terrible, dont ils ne sont pas encore remis. Car ils étaient habitués, depuis des siècles, à supposer comme Aristote, que l’Univers est un système éternel, sans commencement et sans fin.

Au milieu du XIXe siècle, Clausius, à la suite de Sadi Carnot, a commencé à entrevoir que l’Univers tout entier est en train de s’user d’une manière irréversible. Le Soleil transforme d’une manière irréversible son hydrogène en hélium. Si le Soleil était éternel, dans le passé, alors il aurait transformé, depuis une éternité, son hydrogène en hélium, et depuis une éternité, il n’y aurait plus de Soleil. La proposition : le Soleil est éternel, a un sens pour le grammairien. Mais elle n’a pas de sens pour le physicien. Vous faites le même raisonnement pour les cent ou deux cents milliards d’étoiles qui constituent notre Galaxie, et qui toutes transforment d’une manière irréversible leur hydrogène en hélium. Et puis vous faites le même raisonnement pour l’Univers entier, qui est un ensemble de galaxies.

Mais alors ces Hébreux, ces métaphysiciens, ces théologiens hébreux, peut-être au VIe siècle avant notre ère, comment ont-ils fait pour formuler ce que nous venons de découvrir, par les méthodes des sciences expérimentales ?

Et il a dit, Dieu : Soit lumière ! Et elle a été, (la) lumière !

Nous venons de découvrir, il y a peu d’années, que le commencement de l’Univers, c’est la lumière. L’Univers est fait de lumière et d’information. La matière de l’Univers, c’est la lumière.

Comment ont-ils osé, ces théologiens hébreux du VIe siècle avant notre ère, dire que la lumière est créée avant le Soleil ?

Il est évident que le premier chapitre de la Genèse n’est pas une page extraite d’un livre de science expérimentale, au sens où nous l’entendons au XXe siècle. C’est une page de métaphysique et de théologie. Mais il est évident aussi que dans ce domaine, le métaphysicien et le théologien ne pouvaient pas dire n’importe quoi. Car enfin si les théologiens hébreux avaient enseigné que l’Univers est éternel dans le passé et dans l’avenir, comme Aristote, alors que nous venons de découvrir le contraire ? Ou bien alors, autre hypothèse, inverse, si l’astrophysique scientifique établissait avec certitude que l’Univers est éternel dans le passé et dans l’avenir, alors que le premier chapitre de la Genèse enseigne le contraire ? Il nous faudrait choisir, entre le vieux livre hébreu et la science moderne.

Les théologiens qui ont composé ce premier chapitre de la Genèse conçoivent la Création comme s’effectuant selon un certain ordre, un certain plan. Le règne végétal, le règne animal, le pullulement ou le foisonnement des âmes vivantes dans les mers ; la genèse de l’Oiseau ; puis les grands Reptiles, les Quadrupèdes. Finalement, il dit, Dieu : Faisons de l’homme, hébreu adam… Le plan qu’envisagent les vieux théologiens hébreux ne coïncide pas toujours avec le plan de l’histoire de la Création telle que nous la connaissons par les sciences de l’Univers et de la nature. Mais l’orientation générale est la bonne : depuis l’Univers physique jusqu’à l’Homme.

Il existe des relations entre l’ordre ou le domaine des sciences expérimentales, et l’ordre ou le domaine de l’analyse métaphysique. Et il existe des relations entre les sciences expérimentales, et la théologie. N’importe quoi en sciences n’est pas compatible avec n’importe quoi en théologie, et inversement. Si l’Univers est divin, comme le pensait Aristote, et si les astres sont des substances divines, qui échappent à la genèse et à la corruption, alors l’Univers est incréé, et il est éternel dans le passé, comme il est éternel dans l’avenir. On aperçoit la relation qui existe entre une certaine théologie, en l’occurrence l’antique religion hellénique, et une certaine théorie scientifique, cosmologique et physique. Les Hébreux n’ont pas admis le présupposé d’Aristote. Il est normal qu’en cosmologie ils aient conclu autrement que lui.

Le problème que nous avons soulevé, c’est le problème des rapports entre la Création et la Révélation. Ce problème est très mal vu aujourd’hui dans les séminaires et les scolasticats, par ceux qui ont pour charge d’enseigner la théologie. Nous avons vu qu’il est marqué, stigmatisé de la note infamante de concordisme. Qui oserait aller contre cette injure ? Mais malgré l’injure, le problème subsiste tout entier : Si Dieu est l’auteur unique de l’Univers, — ce qu’il faut établir par l’analyse, — s’il est, lui, le même, l’auteur unique de la Révélation, — ce qu’il faut aussi établir par l’analyse, — alors, entre ce qu’il dit et ce qu’il fait, il doit normalement exister des relations, des correspondances. Il ne fait pas le contraire de ce qu’il dit, et il ne dit pas le contraire de ce qu’il fait. Et si la Création est son œuvre, alors il est de notre intérêt, à nous les apprentis théologiens — dans ce domaine comme dans tous les autres domaines de la Recherche, nous resterons toujours des écoliers, — d’étudier soigneusement et attentivement comment il a réalisé son œuvre, quelles ont été ses méthodes. Car enfin l’Univers qu’étudie l’astrophysique, et l’Univers dont nous parle le premier chapitre de la Genèse, c’est bien le même Univers.

Extrait de La Voix du Nord, 14 décembre 1986.