Robert Linssen
Le problème de la mort

A une épouse qui venait de perdre brutalement l’être aimé, le Maharishi (un sage de l’Inde) conseillait de méditer intensément au divin « Cela » des Védas, l’unique Lumière formant la réalité profonde des êtres et des choses. Sans savoir à quoi correspond le « CELA » des Védas le conseil du sage nous serait incompréhensible. Qu’est donc cette réalité mystérieuse dont le prestige hante l’esprit et le cœur de tant d’ascètes, de sages et de mystiques ?

Conférence donnée à l’Institut supérieur de Science et Philosophie.

Publié sous le nom de Ram Linssen
(Revue Spiritualité Numéros 33-35, 1947)

A une épouse qui venait de perdre brutalement l’être aimé, le Maharishi (un sage de l’Inde) conseillait de méditer intensément au divin « Cela » des Védas, l’unique Lumière formant la réalité profonde des êtres et des choses.

Sans savoir à quoi correspond le « CELA » des Védas le conseil du sage nous serait incompréhensible.

Qu’est donc cette réalité mystérieuse dont le prestige hante l’esprit et le cœur de tant d’ascètes, de sages et de mystiques ?

C’est l’essence profonde et commune des êtres et des choses, la divinité cachée à la fois immanente et transcendante. C’est la Présence invisible qui soutient l’énergie infinie perpétuellement agissante au delà du voile de la matière. C’est la source éternellement jaillissante à laquelle sont suspendues toutes les manifestations de l’univers, depuis l’atome jusqu’à l’étoile, depuis le monde physique jusqu’aux tourbillons subtils de la pensée.

Qu’est-ce que CELA ? Il n’y a pas de question plus ingrate. Le sage y répond par le silence, mais un silence où s’expriment les plus hauts sommets de l’intelligence et de l’amour. Le sage se tait souvent en réponse à cette question, car CELA ne peut être défini. C’est la vie éternelle en nous et en toutes choses, qui émerge en un triomphe perpétuel au delà des millions de naissances et de morts. C’est le Principe indestructible qui nous anime, — nous — qui sommes destructibles. CELA n’a ni nom ni forme tout en étant le fondement des noms et des formes.

C’est l’unique corps de glorieuse Lumière divine dont chaque vivant est un membre apparemment séparé.

Le but final de la spiritualité et de toutes nos épreuves est d’accéder à la vision béatifique de cette unité et sa réalisation effective. Devant le prestige de cette Présence intérieure le masque de la séparativité s’effondre. Cette compréhension chasse désormais les douleurs si cruelles engendrées par l’illusion de la séparativité. En « CELA » la multiplicité des apparences de notre monde de surface s’évanouit pour faire place à l’Unité de profondeur.

C’est pourquoi le Maharishi conseillait à l’épouse éplorée de prendre refuge en « CELA ». Et si l’expérience est correctement réalisée elle n’est pas un « refuge » dans le sens krishnamurtien de l’évasion. L’expérience intégrale de la réalité, dépouillée des a-priori mentaux ne peut-être une évasion. Mais ceux qui ont le bonheur d’accéder à ce niveau de conscience cosmique ne sont plus victimes de la séparativité.

Lorsque vous réaliserez le « CELA » des védas, vous comprendrez que celui que vous avez perdu et vous-même, ne font qu’UNE seule et même chose: CELA. Là, il n’y a plus de mort car il n’y a jamais eu de naissance. Il n’y a ni commencement ni fin, ni temps ni espace, ni haut ni bas, ni gauche ni droite. Mais partout la Lumière et rien que la Lumière, infinie, éternelle, sans borne. Là, vous communiez avec l’être cher, dans CE qu’il a de plus précieux en lui, de plus réel. Et vous le faites par CE que vous avez de plus précieux et réel en vous.

Ces pensées peuvent vous paraître de simples constructions de l’esprit, des mots creux, vides de sens. Il en est bien ainsi, pour ceux qui n’ont pas vécu. Mais elles peuvent néanmoins donner à ceux-ci, une orientation de pensée totalement différente de l’absurdité, des routines traditionnelles.

Là se trouve précisément le privilège de ceux pour qui la spiritualité n’est pas une simple construction mentale, mais un acquis réel, une réalisation effective de tous les instants. Celle-ci requiert le don du cœur, et de l’esprit qui se parachève en acte. La vie spirituelle ne consiste pas à suivre des conférences ni à en donner, ni lire des livres ou en écrire. Elle commence réellement le jour où elle ne se limite plus à la seule adhésion de l’intellect mais où elle s’enrichit d’un contenu émotionnel, dynamique, jaillissant des profondeurs du cœur. Sans la présence de cet amour la vie spirituelle est stérile et sans joie. Sans le secours de cette joie précieuse la perfection est irréalisable. Si vous n’avez pas en vous, constamment la bénédiction de ce rayonnement intérieur, vous vous préparez à l’effondrement le jour où la mort tente de s’abattre sur vous-même ou sur ceux qui vous sont particulièrement chers. Toutes vos théories philosophiques, vos années de lecture, l’acuité de votre compréhension intellectuelle ne seront que de peu d’utilité devant les grandes épreuves de votre destinée si vous ne vous vous êtes pas entraîné, par des alternatives de recueillement de solitude et d’action, à puiser à la source de richesses résidant aux ultimes profondeurs de votre conscience et de votre cœur.

Le fait d’évoquer l’unité, ou la pure essence, ou la lumière omniprésente n’éveillera pas en vous plus d’échos, plus de saveur, que celui d’écouter une dissertation sur le sel sans l’avoir goûté. Vous pouvez connaître intellectuellement la formule du sel, visualiser la structure chimique de sa molécule, imaginer les atomes de chlore et de sodium qui la combinent, mais cette compréhension intellectuelle ne vous donnera pas la moindre notion de la saveur salée. Il en est exactement de même du Réel. Le mérite de la vie spirituelle intégrale consiste à nous donner la « saveur » du réel. Cette notion de « saveur » est essentielle pour les orientaux, pour les hindous surtout où la poésie consiste en un art sacré, un « yoga » dont le but essentiel se limite à faire éprouver la « rasa » ou « saveur ».

Dans la mesure où vous vous efforcez, au cours de la vie quotidienne, de donner l’adhésion de votre cœur à la réalité universelle, celle-ci se manifeste en vous de façon de plus en plus réelle, de plus en plus palpable, directe. En vous s’éveille peu à peu le contenu émotionnel d’un élan grandiose portant l’empreinte d’une présence qui dépasse infiniment les limites habituelles de votre personnalité séparée.. Vous commencez à vivre de façon consciente la merveilleuse participation qui vous est donnée dans l’ensemble de la symphonie cosmique. Vous vous éveillez au charme indicible de cette région sacrée de votre âme, où le fini en vous coïncide avec l’infini. Cette expérience vous donnera un épanouissement de conscience tel que plus jamais vous ne serez semblable au passé. Vous aurez « goûté » le sacré.

Vous aurez vécu ce que Louis Lavelle appelle « l’envahissement de la conscience par un élan qui la dépasse infiniment ». Telle est l’aube de l’expérience du réel, qui vous délivrera du spectre de la mort.

Pour employer un langage mystique, nous pourrions dire que la grâce, la joie intérieure, constituent l’empreinte vivante de Dieu. Ce « toucher » psychologique constant constitue l’un des éléments les plus importants qui font de la spiritualité une expérience directe, continue, précise du Réel.

« Le but de la souffrance », disait Krishnamurti, « est d’abolir tout sentiment de séparativité. » Rien n’est plus vrai. Toutes nos souffrances résultent de l’attachement égoïste. Pourquoi souffrez-vous de la perte de l’être cher ? Non parce que vous l’aimez, mais parce que vous y étiez égoïstement attaché. Vous souffrez aussi, parce que vous vous étiez cramponné à sa manifestation la plus extérieure, la plus évanescente, parce que vous ignoriez la Réalité profonde qui était enfouie en lui. Vous vous êtes vous-même identifié à votre corps, et vous vous identifiez aux corps des autres.

Faut-il déduire de tout ce qui précède que la vie spirituelle aboutit à l’indifférence? Grossière erreur qui est malheureusement répandue.

Sans contester que le sage ou l’initié auraient devant le spectacle ou la nouvelle de la mort un réflexe purement physique et nerveux, il est indiscutable que celui-ci ne s’étend pas au domaine psychologique.

C’est par une richesse débordante d’un amour tout imprégné d’infini que le sage ou l’initié sont détachés des êtres séparés. On est véritablement détaché, non par manque, mais par accroissement de la qualité d’un amour qui s’est développé vers de telles profondeurs qu’il embrasse l’infini dans son élan. C’est ce que Krishnamurti appelle le « détachement affectueux ». Celui-ci résulte de la compréhension de l’unité et non de l’indifférence. L’indifférence n’est d’ailleurs qu’une lâcheté, une évasion, un refus d’affronter le problème par peur de souffrir. Telle n’est pas l’attitude du sage.

L’épreuve de la mort a pour but non seulement de nous faire mesurer l’ampleur de notre attachement, mais aussi et surtout de nous faire discerner la différence existant entre la Vie et la forme. La Vie est éternelle, les formes sont périssables. La Vie est dans un Présent Eternel, les formes viennent « après » ce Présent. La Vie est l’éclair éternel, la fusée perpétuellement mouvante, insaisissable dont les débris éteints forment la matérialité des choses. Mais comme le disait Bergson, notre logique est une logique des solides. Elle est née au sein de la matérialité. Nous sommes des formes rivées à des formes. La sagesse réside dans l’affranchissement de la magie toute puissante qu’exercent les formes. La sagesse s’acquiert de haute lutte au cours des grandes épreuves dont la douleur enseigne la fausseté de notre attachement aux formes. Et que l’on ne confonde pas ceci avec une fin de non recevoir opposée aux problèmes soulevés par les formes. Ceux-ci doivent être résolus et non détournés. Ils doivent être compris et non fuits. Car si les formes interviennent à titre second et dérivé devant la VIE, c’est à travers les formes que la VIE rend accessible pour nous son langage, Ses desseins et Ses lois.

Ne nous accrochons donc pas au passé. Nous nous éloignons de la Vie.

Ne soyons plus un « débris » éteint qui poursuit vainement d’autres débris éteints… Mais dépassant les limites de la forme, vivons au sein de l’Eclair éternel lui-même. Tel est le sommet de lumineuse splendeur qui peut, qui doit être perçu au delà du masque hideux de la mort. Tous les saints et les sages de tous les temps, de toutes les races l’ont réalisé et tous proclamèrent de façon saisissante la même vérité.

Les bouddhistes nous disent: « Les agrégats d’éléments sont impermanents.»

Le « moi » individuel est un agrégat d’élément, il est donc impermanent. L’impermanence est la loi fondamentale de l’univers manifesté. Mais au delà des mois limités et égoïstes, au delà de ces innombrables agrégats d’éléments, il existe une Vie infinie dont rien ne peut-être dit. Elle est la permanence suprême qui demeure éternellement au travers de ce qui passe. Elle est le continuum de Pure Lumière sur lequel se profilent les Univers qui naissent et qui meurent. Comme cette Lumière est en nous-mêmes, qu’elle est notre essence même, nous avons la possibilité de La découvrir. Cette découverte est l’illumination, l’initiation véritable: le discernement de la Réalité Une sous-jacente à la multiplicité des illusions. En elle le spectre de la mort s’évanouit à jamais.

Je pourrais vous parler de la réincarnation, des hypothèses de la vie psychique dans l’au-delà. Je pense que ces doctrines qui sont valables pour l’ego ne font que remettre le problème de la mort à plus tard, et tout en les partageant, j’évite d’entrer dans de tels développements au moment où ceux-ci sont le plus attendus. L’égo a un commencement. Il aura une fin.

Nous avons la possibilité de découvrir en nous CELA qui n’a ni commencement, ni fin. Tel est le véritable problème dont la solution est libération et bonheur permanents.

RAM LINSSEN.