Wei Wu Wei
Le Pseudo-Mystère du Temps

En dehors des références obscures et ambiguës se rapportant au problème du « temps » dans les paroles des Maîtres, nous possédons des observations de philosophes de grand intérêt. Elles sont perspicaces, mais toujours dépourvues de conclusions satisfaisantes. De nombreux commentaires d’amateurs non-qualifiés sont aussi superficiels et contradictoires. La raison de cette confusion est évidente. Les philosophes et les commentateurs envisagent le « temps » sous l’angle de leur technique conditionnée. Ils objectivent tout ce qu’ils traitent. Ils ne connaissent rien d’autre en dehors du temps superficiel. Les maîtres ne peuvent être compris que par ceux qui sont capables de percevoir comme eux.

(Revue Être Libre, Numéro 231, 1967)
traduit de l’anglais

En dehors des références obscures et ambiguës se rapportant au problème du « temps » dans les paroles des Maîtres, nous possédons des observations de philosophes de grand intérêt. Elles sont perspicaces, mais toujours dépourvues de conclusions satisfaisantes. De nombreux commentaires d’amateurs non-qualifiés sont aussi superficiels et contradictoires. La raison de cette confusion est évidente. Les philosophes et les commentateurs envisagent le « temps » sous l’angle de leur technique conditionnée. Ils objectivent tout ce qu’ils traitent. Ils ne connaissent rien d’autre en dehors du temps superficiel. Les maîtres ne peuvent être compris que par ceux qui sont capables de percevoir comme eux. Jamais la compréhension du « temps » ne peut être obtenue en l’envisageant objectivement. Le temps n’est pas un objet. Rien d’objectif ne le concerne. Ce que nous objectivons comme « temps » ne peut résoudre le problème du temps parce qu’il n’y a là pas de « chose » à objectiver. Ce qui est objectivé est un simple concept. Aucun concept ne peut révéler ce que signifie réellement le « temps ».

Référons-nous à trois « mondo » ou paraboles bien connues des Maîtres. Premièrement celle très connue relatant que ce n’est pas la rivière qui « coule » mais le pont. Le moine, qui comprit fût immédiatement « éveillé ». Le renversement psychologique de sa façon de penser avait rectifié son mental et lui a restitué son équilibre. Il s’aperçut alors que ni l’un ni l’autre « coulaient », il n’existait aucune « chose » tel qu’un écoulement objectif en tant que « chose ». Il n’y avait pas d’écoulement objectif. Seul existait l’écoulement apparent qui se présentait dans son propre mental.

Un autre Maître montra du doigt une volée d’oies sauvages les survolant, et son moine, les ayant noté, commenta qu’à « présent » elles étaient « parties ». Ceci fût contredit par le Maître, et pour appuyer sa contradiction, il tordit violemment le nez du moine. Le moine cria de douleur et s’éveilla ! Lui aussi avait réagi psychologiquement, renforcé par le choc physique, et aperçut soudainement ce que le Maître avait voulu dire. En somme le mouvement des oies était dans le mental même du moine.

La troisième parabole est le récit, également célèbre du sixième patriarche, qui était à ce moment encore un moine inconnu. Il surprit l’argumentation de deux moines se demandant si c’était le vent ou le drapeau qui étaient la véritable cause du flottement apparent. « Ni l’un ni l’autre », observait-il, « c’est votre mental ». Ils comprirent, et il fut reconnu comme le patriarche éveillé que l’on cherchait.

Dans tous ces exemples du mouvement, seul le « passage du temps » est étudié. Et les moines furent éveillés précisément parce que l’assujettissement à la notion de « temps » est le mécanisme de l’asservissement et de l’ignorance.

Mettons à l’épreuve quelques remarques concernant cette notion du « temps ». Le temps est envisagé comme une ligne droite, quoiqu’elle puisse être courbe, et paraît ressembler à un grand fleuve. Mais si nous étions dans ce fleuve, nous ne pourrions pas nous apercevoir de son écoulement. S’il est aperçu comme s’écoulant, cela doit signifier que l’expérimentateur ne se trouve pas dans le fleuve. Par conséquent nous l’expérimentons de l’extérieur. L’extérieur au temps dénote l’intemporalité. Ce que nous sommes ne peut pas être dans le « temps » puisque ce qui est en train de percevoir ne s’y trouve pas. Nous sommes en conséquence intemporels. L’intemporalité est ce que nous sommes fondamentalement. Seules des choses phénoménales « coulent » dans le fleuve du « temps ». Ce que nous percevons et que nos sens communiquent sont temporels. Il en est de même du moi « superficiel ». Ce que nous sommes réellement est immuable.

« Le Temps » ne semble donc exister que dans le mental. Notre propre apparence et nos conditionnements ne sont également que des objectivations conceptuelles. En tant que « phénomènes » nous sommes du « temps » coulant de la naissance à la mort. Le « Temps » ne peut avoir une existence conceptuelle sans sa contrepartie qui est le « non-temps » ou « éternité » L’« éternité » ne veut pas dire temps infini, mais simplement absence de « temps ». Les contreparties interdépendantes, comme nous le savons si bien, n’ont aucune existence séparée : elles ne peuvent jamais être « Un ». Dans la négation mutuelle elles ne sont plus « deux » ou apparemment séparés : elles sont réunies dans le Mental-Un comme absence phénoménale. C’est pourquoi « le temps » et « l’intemporalité » conçus phénoménalement sont séparés. Ils sont des opposés polarisés. Dans la négation mutuelle de non-phénoménalité, ils demeurent comme indifférenciés. Dans le Mental-Un, ils sont réintégrés en tant que Totalité.

Tandis que nous paraissons être phénoménalement ce qu’est le « temps », nous sommes dans le noumène. Nous sommes en réalité dans le « Mental-Un » intemporel. Que pouvons-nous savoir de l’intemporel ? Très peu, et c’est pour cette raison que les paroles des Maîtres concernant le temps sont si obscures. Phénoménalement nous ne pouvons rien savoir, car notre mental conditionné n’est qu’ignorance et il ne peut connaître réellement. Nous pouvons seulement montrer du doigt et indiquer, comme l’ont fait les Maîtres. En réalité, nous sommes en train d’essayer de décrire ce que nous sommes, et le « moi » ne peux pas décrire ce qu’il est, puisque le « moi » n’est rigoureusement aucune « chose ».

Mis à part le mot « moi », nous pouvons dire que ce que nous sommes est « maintenant », « ceci » et « ici ». Les deux derniers mots exprimant des concepts spatiaux. Le premier mot temporel exprimant un concept temporel. Intemporellement nous pouvons donc dire que je suis « maintenant », car ce « maintenant » n’est pas sujet au temps. Dans le temps nous ne connaissons pas de  « maintenant », car le présent est passé depuis longtemps avant que nous puissions le connaître, et notre « présent » est une reconstruction d’un présent qui a déjà été remplacé par un autre. Le « maintenant » est « vertical » et intemporel, tandis que le « temps » est « horizontal » : il se trouve conceptuellement dans une autre dimension. Le « maintenant » est éternel. Il est intemporel. Nos actions sont accomplies dans un « présent » hypothétique. Ce que nous percevons se trouve dans un « passé » hypothétique. Ce qui regarde est le « Je ». Lorsque « je » suis en train de regarder c’est toujours « maintenant ». Ce qui regarde réellement est toujours « ceci », tandis que ce qui voit est « là ». Si on utilise de tels concepts dualistes avec compréhension, ils peuvent nous aider à percevoir ce que nous sommes. Nous comprenons alors ce qui est nouménalement parlant l’intemporel et phénoménalement le « temps ».

Ni un raisonnement discursif ni une analyse dialectique ne peuvent jamais nous révéler ce qu’ils sont. Ils sont ce que nous sommes et parce que ce que nous sommes est dépourvu d’existence objective, ce qu’ils sont l’est aussi. Mais nous pouvons appréhender ce qu’ils sont. Nous savons alors ce que nous sommes réellement. Une telle approche est sûrement l’élément essentiel de libération de notre asservissement imaginaire. Pourquoi ? parce que nous découvrons que cet asservissement supposé est simplement l’asservissement à la notion du temps imaginaire.