Jean Herbert
Le rôle de la spiritualité dans le monde moderne

Ce que je voudrais faire, c’est essayer de dégager quelques grandes lignes de l’évolution qui s’opère actuellement en fait dans l’attitude de l’humanité envers les problèmes religieux et spirituels, ou, en termes plus vastes, envers ce qui détourne l’homme du souci de ses intérêts exclusivement matériels et immédiats. Au moment où la plus haute autorité de la communauté chrétienne la plus importante envisage, avec tout le sérieux qu’exige la gravité des problèmes soulevés, d’éventuelles réformes dans divers domaines, il peut ne pas être inopportun d’élargir un peu le champ de l’étude pour voir les tendances qui se manifestent dans le reste du monde, leurs origines, leur nature, leurs buts, leurs effets.

(Extrait de La Tolérance, colloque Swâmi Vivekananda. Edition Etre Libre 1963)

Texte intégral de la conférence donnée au Palais des Beaux-arts à l’occasion du Centenaire Vivekânanda.

Depuis bien des années déjà, et avec une insistance croissante, des personnes beaucoup plus qualifiées que moi, dans tous les milieux, nous mettent en garde contre le danger mortel auquel l’humanité est exposée du fait d’un déséquilibre toujours plus accentué entre le progrès matériel, scientifique, technique, d’une part, et la stagnation morale, pour ne pas dire le recul moral, d’autre part.

On en a longuement élucidé les causes et dépeint les effets. Bien des vérités ainsi dégagées sont devenues des lieux communs. Il n’est que d’en tenir compte, si nous voulons survivre honorablement. Mon propos n’est pas de les répéter ici.

Ce que je voudrais faire avec vous, c’est essayer de dégager quelques grandes lignes de l’évolution qui s’opère actuellement en fait dans l’attitude de l’humanité envers les problèmes religieux et spirituels, ou, en termes plus vastes, envers ce qui détourne l’homme du souci de ses intérêts exclusivement matériels et immédiats. Au moment où la plus haute autorité de la communauté chrétienne la plus importante envisage, avec tout le sérieux qu’exige la gravité des problèmes soulevés, d’éventuelles réformes dans divers domaines, il peut ne pas être inopportun d’élargir un peu le champ de l’étude pour voir les tendances qui se manifestent dans le reste du monde, leurs origines, leur nature, leurs buts, leurs effets.

Dans un monde qui a toujours été en évolution, il serait surprenant que l’attitude de l’homme envers les problèmes religieux et spirituels soit restée constante.

Les théologiens de toutes les grandes confessions envisagent cette évolution de façon assez simpliste. Pour à peu près toutes les religions, qu’il s’agisse de celles réputées nées avec le peuple qui les pratique, comme le Judaïsme, l’Hindouisme, le Shintô, ou de celles qui ont un fondateur, comme le Bouddhisme, le Christianisme, l’Islam, il existe en effet une Vérité, complète et définitive, qui a jadis été révélée à un peuple ou à un homme, et qui ne souffre aucune discussion, qui n’est susceptible d’aucune amélioration.

Sur le plan théorique, il n’y a qu’à la confesser; sur le plan pratique, il suffit de l’appliquer. Et tous ceux qui ne sont pas au sein de cette religion particulière sont ou bien en dehors du peuple élu, c’est-à-dire des hommes de seconde zone, s’il s’agit de religions nées avec le peuple, ou bien, s’il s’agit de religions révélées, des incroyants. Dans le premier cas, il n’y a pas évolution. Dans le second, il y a passage brutal de l’erreur à la Vérité, avec cette réserve toutefois que l’erreur peut comporter des degrés différents, et que l’on peut aussi retomber de la Vérité dans l’erreur.

Pour l’historien de la vie religieuse, le problème se présente différemment. Pour lui, il y a, dans chaque groupe humain, des périodes de religiosité intense et des périodes de désaffection à l’égard de la religion. De ce point de vue, il est courant de dire du monde moderne que Dieu y tient de moins en moins de place, que les valeurs spirituelles y sont en baisse, et que le matérialisme gagne. C’est un fait qu’avec les révolutions successives de 1793 et de 1917, avec les conceptions nouvelles de nos savants, avec notre souci croissant du confort matériel, le Christianisme, par exemple, a perdu depuis deux siècles un terrain considérable et ne l’a pas compensé par des acquisitions nouvelles. C’est un fait aussi que le Bouddhisme et le Taoïsme ont très probablement essuyé un échec tragique en Chine.

C’est un fait encore que, sous l’influence envahissante du matérialisme occidental, des éléments importants de l’élite, dans la plupart des autres pays, marquent une certaine désaffection à l’égard de leur propre religion. Vue sous cet aspect, l’évolution actuelle aurait donc un caractère nettement régressif.

II y a cependant d’autres manières d’envisager les choses. Celle en particulier que nous révèlent, dans l’Inde, la fois la tradition et l’observation directe.

Quant à la tradition, elle veut qu’à l’origine les textes sacrés fondamentaux, les Védas, aient comporté 100.000 versets, mais qu’au début de chacun des âges par lesquels passe l’humanité, ils aient dû être abrégés et simplifiés pour être mis à la portée de la faculté réduite qu’avaient les hommes d’appréhender les vérités spirituelles. Plus récemment, à un stade où la vérification par les textes nous est possible, nous voyons que l’on est passé successivement de la simple invocation ayant une valeur magique, les Védas, à des sortes de paraboles hermétiques, les Upanishad, à des techniques, les yogas, à des mythes longuement détaillés dans les Purânas et finalement à des exposés philosophiques discursifs. Il s’agirait donc d’un processus de mentalisation progressive de l’humanité, en particulier dans son attitude envers les problèmes religieux.

Lorsqu’on constate le rôle décisif que notre civilisation occidentale moderne attribue à la raison, maintenant seule habilitée à discriminer entre le vrai et le faux, le bien et le mal, l’utile et le nuisible, on est fort enclin à penser que nous sommes parvenus à un stade de mentalisation extrêmement poussée, qui explique en partie le rôle plus effacé que notre société accorde à la religion et à la spiritualité.

Deux autres facteurs essentiels ont sans nul doute joué: d’abord les possibilités d’élévation toujours plus rapide de notre niveau de vie sur le plan matériel, ce qui nous soumet à des tentations sans précédent dans l’histoire de l’humanité, et ensuite un sentiment croissant de solidarité sociale, dont ce n’est pas ici le lieu d’analyser les causes.

Voyons comment les différents milieux préoccupés de religion et de spiritualité ont réagi à ces changements, et ont tenté une relance.

Et d’abord les religions depuis longtemps établies.

D’une part, il s’est constitué ou consolidé des groupes farouchement conservateurs, qui nient toute nécessité d’évoluer et qui n’admettent aucun compromis. Nous en voyons un exemple frappant dans certains groupes juifs qui font actuellement beaucoup parler d’eux en Israël — dans certains groupes chrétiens, comme les Témoins de Jéhovah, les Adventistes du septième jour, qui, de ce fait, entrent parfois en conflit avec les gouvernements des divers pays — dans certaines sectes musulmanes qui, en Arabie Saoudite, en Mauritanie, au Pakistan, détiennent le pouvoir temporel, soumettent la société à des règles traditionnelles, et se refusent à séparer la religion de la politique, sans beaucoup se soucier des conséquences qui peuvent en résulter.

« Il n’est pas vrai de dire, » — écrivait récemment Sir Mohamed Iqbal, l’inspirateur du Pakistan moderne, — « … que l’Eglise et l’État sont deux aspects de la même chose; 1’Islam constitue une seule réalité… ». En 1896, les musulmans ont encore converti à la pointe de l’épée l’importante population des Kafirs d’Afghanistan quelque cent mille âmes !

D’autre part, il s’est constitué au sein de ces grandes familles religieuses des groupes numériquement plus importants qui, sans s’écarter de leurs dogmes fondamentaux et sans pouvoir être taxés d’hérésie ou d’hétérodoxie, admettent la nécessité d’une évolution pour que leur religion reste adaptée à la vie moderne et y conserve une place aussi prééminente que possible. C’est évidemment la position qu’a adopté le Concile du Vatican actuellement en cours. C’est ce que font aussi dans l’Inde les néo-védântistes, dans l’Asie du Sud-Est les néo-bouddhistes, au Japon les néo-shintoïstes.

En dehors même de leur travail intérieur, la plupart de ces groupes se livrent à une œuvre de prosélytisme intense et souvent agressif. Les bouddhistes engagent des actions missionnaires énergiques en Europe et en Amérique, les chrétiens et les musulmans en Afrique et en Asie. D’autres encore, dont nous parlerons plus tard.

Il en est résulté un certain nombre de conversions d’une religion à une autre. Quel que soit le profit qu’en aient retiré individuellement les intéressés, il faut reconnaître que sur le plan de la société dans son ensemble, les conséquences n’en ont pas été heureuses.

Dans les rares cas de conversion massive de toute une population, conversions que dans les temps modernes seul l’Islam a réussies, la religion nouvelle a dû s’adapter dans une mesure considérable et assimiler une large mesure des coutumes et croyances de celle à laquelle elle se substituait. Et le résultat a pu en être satisfaisant.

Mais dans tous les autres cas, où seule une petite minorité a été convertie, la situation de celle-ci est souvent tragique. Déracinée de ses traditions, isolée et suspecte dans son propre pays, conduite comme tous les récents convertis à une intransigeance sauvage et agressive, elle constitue dans son milieu un dangereux élément de discorde, et souvent même de lutte fratricide, qui n’est nullement créateur : l’estime pour la religion nouvelle.

Par ailleurs, des sortes de coalitions sont tentées entre les grandes religions pour faire front contre l’athéisme, ou même contre les religions moins puissantes. Le mouvement abramique, qui groupe juifs, chrétiens et musulmans, n’en est qu’un exemple.

Enfin, nous assistons actuellement, en Occident, en islam, en Orient, à un véritable pullulement de sectes nouvelles, dont certaines déjà extrêmement puissantes, qui ou bien prétendent rester dans le cadre de leur religion d’origine, quitte à y être anathémisées par les groupes plus traditionnels, ou bien prétendent opérer une synthèse de plusieurs religions déjà existantes, ou bien même prétendent innover complètement.

Voyons s’il est possible de dégager certains caractères communs à ces divers mouvements modernes.
Je crois d’abord que l’on peut noter une certaine désaffection à l’égard des problèmes purement théologiques. Si ceux-ci, chez les chrétiens, n’ont sans doute jamais intéressé qu’un petit nombre de spécialistes, ils ont pendant de nombreux siècles passionné l’Inde, le Tibet, l’Islam, au point d’y fournir des sujets de conversation courante, souvent fort animée. On peut dire qu’un peu partout les divergences d’ordre purement dogmatique entre les sectes passent à l’arrière-plan des préoccupations religieuses. Même dans les sectes nouvelles, comme le Tenri japonais, qui ont une théologie extrêmement détaillée et doctrinaire, les adeptes les plus fidèles s’en soucient en réalité fort peu.

Comme ces querelles étaient beaucoup plus créatrices de frictions et d’animosité que source d’inspiration, on ne peut que s’en féliciter, sur le plan pratique tout au moins.

Une autre transformation qui affecte sans doute beaucoup plus les masses est une désaffection à l’égard du mythe et un oubli du symbolisme.

Jusqu’à une époque toute récente, le mythe est resté un des principaux moyens d’enseignement religieux. Non seulement il retient l’attention et frappe l’imagination mieux que les meilleurs films de cinéma, mais la multiplicité de ses interprétations légitimes permet de l’appliquer à tous les domaines de la pensée, du sentiment et de l’action. Si dans le Christianisme, qui n’est doté que d’une mythologie très pauvre — d’ailleurs presque totalement empruntée au Judaïsme — il a occupé une place plus restreinte que dans les autres religions, l’abondante hagiographie catholique et orthodoxe y a largement suppléé. Or, notre souci croissant de rationalisme étroit nous interdit de concilier la croyance au mythe avec les théories actuelles de la science occidentale. Et comme c’est à ces dernières que l’Occident, et à sa remorque, bien qu’avec un certain retard, tout le reste de l’humanité, accorde une confiance de plus en plus aveugle, les hommes rejettent les mythes.

Cette tendance est encore accentuée par les exégèses dites historiques auxquelles on soumet maintenant les textes les plus sacrés, leur retirant ainsi toute valeur spirituelle. Chez nous, j’en citerai seulement pour preuves certaine traduction récente de la Bible, par ailleurs fort intéressante, dans laquelle on attribue à quelques-unes des plus belles paraboles du Livre de Daniel la valeur de récits historiques présentés frauduleusement sous forme de prophétie.

Plus frappante encore est l’interprétation historique que nos savants donnent actuellement, dans les Ecritures sacrées orientales, aux mythes présentant la lutte des Forces du Bien contre les Forces du Mal. Dans l’Inde les dieux sont devenus les Aryens et les démons les Dravidiens. Et de même en Perse, au Japon et ailleurs.

Les mêmes raisons n’expliquent sans doute pas pourquoi les hommes ont pratiquement oublié le symbolisme religieux. Parmi les gens qui assistent à une messe catholique, combien savent encore ce que représentent les divers éléments architecturaux d’une église, les vêtements sacerdotaux, les déplacements du prêtre officiant, etc.? L’exemple le plus frappant que j’aie rencontré de cette perte du sens symbolique se situe au Japon. Les prêtres shintoïstes, lorsqu’ils sont en costume sacerdotal, portent un sceptre shaku, dont la position est minutieusement fixée pour toutes les circonstances. Le symbolisme de ce sceptre est remarquablement riche : la courbe de sa partie supérieure, qui représente le ciel, doit reproduire la courbe du crâne du prêtre particulier qui l’utilise, la courbe de la partie inférieure, qui représente la terre, doit reproduire la courbe du talon du même prêtre, et le prêtre doit le fabriquer de ses propres mains. Le shaku symbolise donc à la fois l’union entre le ciel et la terre et l’identité entre le macrocosme et le microcosme. Or, aujourd’hui, il est extrêmement difficile de trouver des prêtres qui en aient connaissance. C’est dans un grand magasin qu’ils commandent leurs shaku, faits en série, et lorsque ceux-ci se cassent, on les jette et on en commande d’autres…

En compensation, pourrait-on dire, en contrepartie de cette perte du mythe et du symbole, on doit relever les efforts faits dans certaines religions pour prouver que les auteurs des textes les plus sacrés connaissaient déjà ce qui a fait l’objet des découvertes les plus récentes de notre science. Ce sont sans doute les néo-bouddhistes qui ont témoigné dans ce sens de la plus grande activité et aussi de la plus grande ingéniosité. Ils démontrent avec volubilité que les théories de nos physiciens d’avant-garde étaient déjà parfaitement familières aux disciples du Bouddha d’il y a 2.500 ans. Et il ne manque pas d’hindous pour nous expliquer que dans le Râmayâna, il est fait expressément mention de l’utilisation des avions.

Moins téméraires, mais sans doute plus instructifs peuvent être les rapprochements entre les Ecritures sacrées des divers peuples et le domaine dans lequel s’engage notre toute jeune science de la psychologie, car les anciens, et plus particulièrement les Hindous de l’antiquité en savaient probablement beaucoup plus long que nous sur la psychologie individuelle et collective, et plus encore sur ce que mon regretté collègue et ami, le Professeur Charles Baudouin, appelait la psychagogie. Le Professeur Jung s’est engagé dans cette voie, mais ce n’est, espérons-le, qu’une première ébauche d’une recherche sérieuse. Et il faut souhaiter que cette interprétation, à la fois légitime et fructueuse, des textes sacrés, ne nous fasse pas oublier qu’ils comportent aussi d’autres interprétations tout aussi légitimes et peut-être également fructueuses.

Quoi qu’il en soit, le rejet du mythe et l’oubli du symbole que nous constatons actuellement, à des degrés divers, un peu partout dans le monde constituent une lourde perte.
Parallèlement à cela, nous sommes aussi témoins d’un sérieux relâchement des disciplines. Je n’ai pas besoin de citer les tendances qui se font jour dans ce sens au sein du monde catholique, et dont certaines ont obtenu la sanction des plus hautes autorités, ou semblent en voie de l’obtenir dans un avenir prévisible.

Dans de nombreuses communautés de l’Islam, on boit ouvertement de l’alcool, en dépit des strictes règles coraniques. Dans l’Afrique noire, récemment convertie à l’Islam, la tendance s’accentue de renoncer aux sévères cérémonies initiatiques — cérémonies auxquelles, soit dit en passant, nombre de psychiatres européens accordent actuellement une grande valeur pour assurer l’équilibre intérieur de l’individu. Et ce qui les remplace n’est guère plus que la répétition plus ou moins automatique des cinq prières quotidiennes rituelles.

Dans l’Hindouisme, l’interdiction faite aux moines et aux brahmanes de quitter le sol sacré de l’Inde est tombée en complète désuétude, le végétarisme enjoint aux hautes castes est enfreint de plus en plus ouvertement. Sous l’influence du réformisme outrancier que pratique le Gouvernement Nehru, toute la structure morale qui avait pour fondement le système des castes (qui constitue un élément essentiel de l’hindouisme) s’effrite rapidement.

Dans toute l’Asie d’outre-Islam, les pèlerinages traditionnels, bien qu’ils soient de plus en plus fréquentés, en raison notamment de l’amélioration dans les moyens de transport, prennent une allure de plus en plus touristique et de moins en moins dévotionnelle.

Au Japon, les périodes de purification auxquelles doivent se soumettre prêtres et laïcs avant les cérémonies religieuses s’abrègent rapidement. Celles qui duraient un mois sont fréquemment ramenées à une semaine, celles d’une semaine à une journée, etc.

Mais, ce qui est encore plus caractéristique, c’est le peu d’exigences dont témoignent, à l’égard de leurs membres, les sectes nouvelles qui obtiennent le plus grand succès.

Pour prendre encore des exemples au Japon, dans le Byakkô-koseikai, fondé il y a peu d’années, et qui compte déjà plus d’un million de membres, dont une élite intellectuelle et religieuse considérable, le seul devoir des fidèles consiste à répéter, d’un cœur léger et sans effort, une prière spéciale pour la paix en battant des mains d’une certaine façon, de manière à créer une « lumière blanche » qui chasse tout le mal. Le Seïcho-no-ye, fondé il y a trente ans, et qui compte déjà trois millions de membres, n’impose en fait à ses fidèles aucune discipline particulière. Le Tenri-kyô, fondé vers la fin du siècle dernier, et qui a déjà acquis une très grande puissance économique et même politique, donne pour but suprême la joie dans la vie; les services divins y sont appelés services gais — et par conséquent rédempteurs. Le but de la cérémonie la plus typique, je cite « … est non seulement de reproduire la joie de la Création, joie à laquelle nous aspirons, mais aussi d’invoquer la protection de Dieu notre parent en chantant les louanges de Sa grâce illimitée… ».

Parallèlement à ce relâchement des disciplines, nous constatons dans certains secteurs — il est vrai assez limités — des recrudescences de la dévotion émotive. C’est sans doute dans ce cadre qu’il faut envisager, au sein du catholicisme, le développement rapide du culte marial, de celui adressé au Sacré-Cœur de Jésus, etc.

Cette dévotion revêt une forme particulière dans nombre de sectes nouvelles, un peu partout dans le monde. Les fondateurs de ces sectes sont le plus souvent réputés avoir eu des rapports directs et intimes avec la Divinité et aussi avoir reçu des révélations, et il est par conséquent normal qu’ils soient, à des degrés certes fort divers, l’objet d’une vénération qui fait parfois plus que frôler l’adoration, sinon la déification.

En Occident, dans des groupes tels que la Science Chrétienne, la Société Théosophique, les Anthroposophes, il est déjà extrêmement rare de trouver des études, si braves soient-elles, où ne soient citées les paroles inspirées du fondateur, tout comme il doit arriver bien rarement qu’un prédicateur chrétien ne cite pas quelques passages des Evangiles.

En Asie et en Afrique, les choses vont beaucoup plus loin.

En Afrique, les sectes musulmanes récentes voient dans le chef de la secte, presque toujours un descendant du fondateur, une sorte de prophète infaillible, à qui est due une obéissance absolue. J’ai assisté récemment au Sénégal à la fête annuelle de la grande confrérie — toute récente — des Mourides, et le chef du gouvernement, entouré des plus hautes personnalités du pays, se comportait envers lui au moins comme des catholiques envers le pape.

Dans l’Inde, des temples leur sont élevés et on leur attribue facilement une naissance miraculeuse; on les incorpore dans la liste des avatars de Vishnou. Parfois même, comme dans le cas de Râmakrishna, on estime que c’est encore insuffisant : ses disciples zélés expliquent que les trois plus grandes incarnations divines dans l’histoire du monde sont le Bouddha, le Christ et Râmakrishna lui-même et qu’ils éclipsent tous les autres.

Cette dévotion émotionnelle, qu’elle soit dirigée vers Dieu ou vers un homme considéré comme un messager de Dieu, constitue évidemment un facteur non négligeable de développement spirituel, et il est intéressant de voir que, selon Râmakrishna, je le cite : « … Pour cet âge de fer, ce qui convient le mieux, c’est la communion avec Dieu par l’amour, la dévotion et l’abandon de soi ».

Néanmoins, dans l’ensemble, ce qui semble le caractère le plus important de la tendance spirituelle à notre époque, c’est que nous nous intéressons moins à Dieu et davantage à notre prochain.

Cette évolution est en quelque sorte régulière et périodique dans l’Inde. On y voit à toutes les époques et de nos jours encore surgir de grands sages, là où on les attend le moins, et ils créent autour d’eux des foyers d’intense spiritualité, tournés exclusivement vers Dieu et dans lesquels on semble se désintéresser totalement des problèmes de ce monde. Mais dès la mort du maître, l’orientation change rapidement. Ses disciples, tout en conservant un souci très vif de la vie spirituelle, se préoccupent toujours davantage de son application pratique dans la société humaine. Moins de quarante ans après sa mort, les disciples de l’étonnant mystique que fut Râmakrishna se consacraient presqu’entièrement à la création d’écoles, de foyers d’étudiants, de dispensaires et d’hôpitaux, jouaient un rôle considérable dans les secours aux sinistrés après les grandes catastrophes, etc. A peine l’étonnant yogin et philosophe que fut Shrî Aurobindo était-il mort que son ashram devenait avant tout un centre universitaire. Si l’on veut trouver des foyers de pure spiritualité, il faut en trouver qui soient encore tout neufs.

Mais ce que nous voyons de nos jours dans le monde entier, ce n’est pas une transformation en quelque sorte cyclique et fragmentaire, c’est une évolution massive sans grand espoir de retour. L’amour du prochain, la philanthropie, la solidarité humaine au sein de groupes plus ou moins nombreux passent au premier plan. La moralité prend le pas sur la spiritualité.

Elle s’y est à peu près entièrement substituée dans le monde communiste. Dans l’Inde, le disciple le plus fidèle et le plus authentique de Gandhi, Vinoba, s’occupe de réformes agraires. Au Japon, les parcs qui entourent les temples shintoïstes sont utilisés comme terrains de jeux pour les enfants, et un groupe important et influent de jeunes grands-prêtres s’oriente vers une action sociale intense dans les domaines de l’éducation, de l’agriculture, de la vie familiale.

Ce qui d’ailleurs est parfaitement conforme à l’enseignement de Jésus et de Saint Paul.

C’est également en rapport avec ce souci de solidarité sociale que se situe l’injonction faite aux membres des divers groupes religieux de travailler activement dans l’intérêt du prochain. Une des principales injonctions des Mourides sénégalais est « Qui travaille prie ».

Ce souci du bonheur du prochain sur cette terre s’accompagne malheureusement, chez la plupart de nos contemporains, d’un souci encore plus vif de leur propre bonheur. Vivekânanda disait déjà qu’il ne pouvait guère apprécier un Dieu qui lui offrirait un fauteuil dans le Ciel mais ne pouvait pas lui fournir un strapontin sur cette terre. C’est maintenant l’attraction principale qu’offrent le plus souvent les sectes nouvelles, soit au sein des anciennes religions, soit en dehors d’elles, et c’est une des raisons principales de leur succès.

Par ailleurs, comme je le rappelais au début, l’accès plus facile et plus généralisé au confort matériel crée pour un nombre croissant d’hommes et de femmes une forte tentation d’en jouir intensément pendant qu’il dure et de ne plus guère penser à autre chose, aux rapports avec le Divin, à ce qui se passera après la mort et ainsi de suite. En sens diamétralement opposé opère cependant la terreur que nous inspirent les découvertes récentes de la science et les conséquences qu’elles peuvent entraîner pour nous dès un avenir fort proche. Il en résulte une perte de confiance, sinon en la valeur abstraite de l’intellect, du moins en l’utilisation de plus en plus exclusive qu’en fait le monde occidental moderne. C’est cette méfiance seule qui peut expliquer la vague actuelle de certaines sectes comme le Bouddhisme Zen sous sa forme japonaise, où l’on enseigne moins à dépasser le mental, comme le font tous les mystiques, qu’à le rejeter purement et simplement. En tous cas, cette terreur dont nous sommes saisis contribue puissamment à ramener les hommes à leur religion traditionnelle. Et en fin de compte cet attrait pour les jouissances qu’apporte le progrès matériel et les dangers dont nous menace ce même progrès s’équilibrent-ils peut-être en ce moment dans une certaine mesure.

Une des formes que prend fréquemment l’appât matériel tendu par les religions nouvelles est l’offre de guérison matérielle, soit dans le domaine de la santé physique, soit dans celui des rapports humains, soit même dans celui de la réussite professionnelle ou financière.

Certains groupes, comme la Science Chrétienne, vont jusqu’à voir dans cette harmonie de la vie matérielle une sorte de critérium d’authenticité de la vie spirituelle. La plupart des autres groupes, il faut le reconnaître, n’y voient qu’une conséquence.

Dans les groupes chrétiens qui vivent de façon si intense, si passionnée, chez les nègres d’Amérique, que ce soit au Sud des Etats-Unis ou au Brésil, la guérison des maladies par la prière et les incantations est presque une affaire de routine.

Disons en passant qu’en Afrique et en Asie, les guérisons physiques opérées dans le cadre du catholicisme, à Lourdes par exemple, ne se sont jamais heurtées au scepticisme qui les a accueillies dans beaucoup de milieux occidentaux, scientifiques ou autres. Ce dont on a été surpris, en ce qui concerne Lourdes tout au moins, c’est qu’elles ne portent que sur une proportion aussi infime des pèlerins.

En dehors de la chrétienté, ces guérisons ont toujours été admises comme normales, mais maintenant elles passent de plus en plus au premier plan.

Au Japon, le Kurozumi-kyô, qui date du XIXe siècle, en fait un article de foi; le Seicho-no-ie, dont nous avons déjà parlé, comporte dans sa brève profession de foi la phrase suivante : « Nous triomphons de toutes les souffrances et de toutes les peines de l’humanité, y compris la maladie ». On pourrait multiplier les exemples à l’infini.

Sur un plan plus doctrinal et d’application pratique moins immédiate, il est remarquable de constater que la plupart des sectes nouvelles, en dehors naturellement du Christianisme toujours exclusif, s’efforcent de réaliser une synthèse entre plusieurs conceptions religieuses antérieures et prétendent y être parvenues.

Dans certains pays, comme l’Inde, cette tendance était déjà fort marquée, mais restait essentiellement dans le sein de l’Hindouisme. En Extrême-Orient, on constatait un autre phénomène, c’est que chaque individu pratiquait volontiers plusieurs religions simultanément, sans que cela créât aucun problème : Bouddhisme et Shintô au Japon, Bouddhisme, Taôisme et Confucianisme en Chine et dans l’Asie du Sud-Est, avec un mélange de Chamanisme un peu partout. Mais il ne s’agissait que d’une juxtaposition, même en Chine, bien que certains éminents orientalistes aient pu grouper sous le nom unique d’Universisme chinois, les diverses religions qui florissaient dans ce pays. Chaque religion conservait malgré tout pour l’individu son caractère propre, ses propres temples, ses propres rites, son propre clergé. Les cas de véritable synthèse étaient rares et n’étaient l’apanage que de groupe; relativement peu nombreux. Comme cas typique, on peut probablement citer, en Islam, les Nusaïri du Liban, les Alaouites de Syrie, les Druses, dans l’Inde quelques petites tribus. Dans le passé, le seul exemple important que je connaisse de véritable synthèse et fusion entre deux religions différentes est celui des Sikhs.

Depuis un siècle environ, ces exemples se multiplient de façon étonnante. En Islam, le fondateur de la puissante et toujours plus nombreuse secte des Ahmadiyyas, Mirzâ Ghulâm Ahmad, mort en 1908, se donnait à la fois comme successeur de Mahomet, réincarnation du Christ et avatar de Vishnou. De son côté le Bahaïsme, né à la fin du XIXe siècle, se présente comme l’aboutissement et le complément nécessaire de toutes les anciennes croyances. Et je crois bien que certains disciples d’Inayat Khan ne seraient pas loin d’en dire autant de l’enseignement qu’ils suivent.

Dans l’Inde, la Société théosophique présente une synthèse de toutes les grandes religions, y compris celles qui sont mortes depuis de nombreux siècles.

Au Viêtnam, le Caodaïsme, autour duquel se rassemble une partie considérable de la population, groupe dans son enseignement les techniques de l’extase chamanique, le culte des esprits, le Confucianisme, le Taoïsme, le Bouddhisme et le Catholicisme.

En Chine, nous trouvons toute une série de sectes pour la plupart nées aux environs de 1915 ou 1920, le T’ungshan She, « Société de la Bonté », qui adore simultanément Confucius, Lao-Tse et le Bouddha; le Tao Yuan, « Société de la Voie » et l’Ikouan Tao, « Voie de l’Unité toute pénétrante », qui y ajoutent encore les symboles chrétiens et musulmans, le Wu-shan She, « Société pour l’intuition du bien », qui y surajoute encore le Judaïsme, etc.

En Corée, le Tong-hak, né il y a un siècle, et qui prit une importance telle que le gouvernement crut devoir se livrer contre lui à d’impitoyables persécutions, fait une synthèse du Confucianisme, du Bouddhisme et du Taoïsme.

Au Japon, depuis longtemps déjà, le Ryôbu-Shintô mêlait inextricablement Bouddhisme et Shintô, le Ritôshiuchi Shintô et le Mito-gaku faisaient une synthèse du Shintô et du Confucianisme, en rejetant le Bouddhisme. Plusieurs sectes importantes, comme le Yoshida Shintô, le Shin-gaku, le Suiga Shintô fondaient les trois religions en une seule. C’est cette dernière tendance que l’on retrouve chez les principales sectes récentes, qui y mêlent volontiers encore certains aspects du Christianisme, comme la Science Chrétienne, et aussi la psychanalyse, la biologie, etc.

On pourrait naturellement s’attendre à ce que cette puissante vague de syncrétisme aboutit dans la pratique à une tolérance toujours croissante, et à ce que les sectes nouvelles résultant de ces synthèses entretinssent non seulement entre elles, mais avec les religions plus anciennes qu’elles ont assimilées, des rapports de la plus cordiale fraternité. Malheureusement, il n’en est rien. Et à la réflexion cela se comprend. D’une part, chacune de ces sectes a conscience d’avoir réussi ce qui n’avait jamais été effectué dans l’histoire du monde, de s’être élevée au-dessus du sectarisme étroit qui avant elle séparait et opposait artificiellement les églises, et il ne peut en résulter qu’un complexe de supériorité à l’égard de tout ce qui les a précédées. Quant aux autres sectes engagées sur la même voie, elles constituent les concurrents les plus redoutables dans la clientèle à laquelle elles s’adressent.

Et chacune se livre volontiers à un prosélytisme effréné. « Quiconque sauve autrui est lui-même sauvé », proclame le Tenri-kyô japonais, et il est bien clair que pour lui sauver est synonyme de convertir.

On se trouve donc dans cette situation paradoxale où plus une secte récente prétend par son enseignement à une synthèse universelle, plus elle se montre intolérante envers les autres groupes religieux, anciens ou modernes.

Enfin, dans les religions qui jusqu’ici non seulement ne faisaient aucun prosélytisme, mais même refusaient d’admettre de nouveaux convertis, comme l’Hindouisme et le Shinto, on voit maintenant paraître des mouvements à prétention mondiale. Alors que naguère on ne pouvait être hindou que si l’on était né dans une des castes de l’Inde, le néo-védântisme, qu’apportent en Occident des moines de l’ordre de Râmakrishna et d’autres encore, prétend coiffer toutes les autres religions, et autour de ses missionnaires, les fidèles se groupent nombreux, qui récitent des prières hindoues, pratiquent des rites hindous, s’inspirent des Ecritures Sacrées de l’Inde. Au Japon, où les rapports de famille entre dieux et hommes de la terre japonaise forment l’essentiel du Shintô, et où l’on ne peut donc pas être shintôiste si l’on n’est pas japonais, il existe maintenant un néo-shintôisme, parfois appelé Kotonarisme, qui prétend à une universalité mondiale.

Comment pourrait-on résumer toutes ces constatations?

Dans l’ensemble, et sauf de notables exceptions, l’homme religieux semble maintenant moins préoccupé d’adorer Dieu et plus soucieux de secourir son prochain. D’autre part, la plus grande liberté de pensée assurée par la diffusion de l’enseignement et ce que l’on appelle les moyens de communication de masse, font qu’un nombre croissant d’hommes ne trouvent plus dans les religions traditionnelles sous leur forme orthodoxe et classique, la nourriture exacte dont ils ont besoin et qu’ils puissent assimiler; c’est la raison principale du pullulement actuel des nouvelles sectes. Enfin le rapprochement rapide des peuples qu’opère la facilité des communications permet des confrontations beaucoup plus fréquentes et massives qu’elles ne l’étaient naguère, et crée ainsi un besoin nouveau.

Les « Parlements des Religions » ou d’autres rencontres parées d’un titre moins pompeux mais visant au même but, toutes ces rencontres provoquées sous n’importe quel prétexte, et qui ne sont d’ailleurs pas inutiles, font apparaître le caractère accessoire des oppositions doctrinales et créent chez ceux qui les suivent un désir de synthèse. Mais chaque groupe fait son propre cocktail et se sent parfaitement certain de détenir la seule recette valable, ce qui finalement crée peut-être plus d’antagonisme que ces synthèses n’en estompent.

Faut-il donc dire qu’il y a progrès ou régression ? Là, je crois qu’il appartient à chacun de nous de donner la réponse. Dans l’évolution complexe, profonde, rapide à laquelle nous assistons actuellement, certains aspects sont heureux d’un certain point de vue, et d’autres regrettables. Mais les points de vue, heureusement, diffèrent selon les observateurs.

Lorsqu’autrefois je faisais des conférences aux Etats-Unis, on me faisait grief de ne pas les terminer en disant à mon auditoire ce qu’il devait penser et croire. En Europe, nous tenons heureusement au privilège de former, chacun pour soi, nos propres conclusions. J’espère donc que vous ne m’en voudrez pas si je termine sur un point d’interrogation.