François Bruno
Le second visage d'Hippocrate : l'homéopathie

Les maladies ne sont pas des entités fixes et invariables qu’il suffit de nommer pour les caractériser. Chez chacun d’entre nous, elles prennent des formes particulières. Le médecin classique se contente de les identifier; il dit par exemple : « C’est une rougeole, ou une scarlatine. » L’homéopathe va plus loin : il doit déterminer la forme particulière que cette rougeole ou cette scarlatine prend chez un malade donné, et, pour cela, faire le recensement méticuleux de tous les symptômes propres à ce malade. Pourquoi procéder ainsi ? Souvenons-nous que le remède homéopathique est un « simillimum », un semblable. Autrement dit, il est d’autant plus efficace que les symptômes présentés par le patient auquel on l’administre sont plus proches des symptômes qu’il est lui-même capable de provoquer chez un sujet sain. « Le cas idéal, disait Hahnemann, est celui où la maladie artificielle créée par le médicament coïncide trait pour trait avec la maladie réelle que j’ai à traiter. » Dire aujourd’hui qu’il existe autant de maladies que de malades, c’est énoncer une vérité première qu’aucun médecin, quel qu’il soit, ne désavoue. Mais l’homéopathe est le seul à en tirer des conséquences pratiques et di­rectement utilisables dans la thérapeutique. L’individua­lisation du malade, l’étude souvent fastidieuse de ses plus infimes réactions, de ses symptômes les plus ténus répondent, pour lui, à une nécessité impérieuse : il n’y a pas d’autres moyens d’orienter le choix du remède.

(Extrait de Les médecines différentes. Encyclopédie Planète. LDP 1970)

Les données de cet article sont des années 1960 et ne cite pas les nouveaux développements dans ce domaine. Mais les principes de l’homéopathie sont très bien exposés.

Il existe un paradoxe de l’homéopathie. Une médecine en marge ? Dans les pays évolués, elle fera plutôt figure de « médecine dans la médecine ». En France, par exemple, sur 35000 médecins environ, 1000 à 1200 au plus sont des homéopathes ; on estime qu’ils peuvent compter sur une clientèle de six millions de personnes. Mieux encore : depuis cette année, un chapitre consacré aux remèdes homéopathiques figure dans le Codex, ce répertoire officiel des produits pharmaceutiques agréés par le ministère de la Santé. Cependant, les facultés continuent à exclure l’homéopathie de leur enseignement et les hôpitaux de leurs « services ». L’Académie de médecine, en corps, continue à la désavouer. Ce n’est ni la clandestinité ni l’existence pleinement reconnue. Un statut intermédiaire, ambigu. Sans doute, les mêmes remarques s’appliquent-elles à nombre de médecines hétérodoxes. Mais l’homéopathie étant de loin, à travers le monde, la plus répandue d’entre elles, c’est aussi celle qui fait le mieux ressortir, en les accentuant, les contradictions inhérentes à leur situation commune. À son égard, la vieille méfiance a été ébranlée ; elle n’a pas disparu. Cette méfiance a des racines profondes.

L’homéopathe est, pour son confrère officiel, un rival bien autrement redoutable que, par exemple, le guérisseur : il ne peut servir de repoussoir [1]. Même s’il a quelques réussites à son actif, le guérisseur n’inquiète pas : il guérit par des procédés connus de lui seul, ou bien il se dit le détenteur d’un antique secret, d’un pouvoir occulte ; de toute façon, il se situe en dehors de la médecine. L’homéopathe, lui, est un médecin à part entière, il a fréquenté la faculté et il exerce on ne peut plus légalement. Ce qui est plus grave encore, il ne se contente pas d’appliquer un certain nombre de recettes empiriques : il propose un corps de doctrine, un système organisé et cohérent. Dès lors, la troublante question de la dualité de la médecine se trouve posée : le guérisseur est un incroyant, l’homéopathe un hérétique. Comme les homéopathes, et pour les mêmes raisons, les acupuncteurs, par exemple, et d’autres disciplines médicales sont tenus en suspicion par une bonne partie du corps médical. De toutes les médecines hétérodoxes, l’homéopathie est, pourtant, croyons-nous, celle qui a suscité le plus de polémiques, et les plus passionnées. Encore une fois, elle prend valeur d’exemple.

Un débat qui dure depuis cent cinquante ans

Entre les homéopathes et le reste des médecins, il y a un peu plus d’un siècle et demi que le débat est ouvert. C’est en 1810 que le médecin allemand Christian Samuel Hahnemann publiait son Organon de l’Art de guérir, où, pour la première fois de façon complète, il exposait les principes de l’homéopathie [2]. Presque immédiatement, l’Académie de médecine de Paris, entre autres, « repoussait ce système de toutes les forces de l’intelligence ». Depuis lors et jusqu’à une date très récente, on a échangé, de part et d’autre, plus d’invectives que de véritables arguments. Il est significatif qu’Hahnemann ait été fréquemment assimilé à un guérisseur. De leur côté, lorsqu’ils parlaient de « la médecine officielle », les homéopathes avaient l’air de sous-entendre : la médecine en chaire, pontifiante et sclérosée. Aujourd’hui seulement, on perçoit à de nombreux signes — par exemple, en France, la publication du nouveau Codex — que, dans les deux camps, les esprits commencent à s’apaiser. On n’en est pas encore à la réconciliation. Mais dans ce débat vieux de cent cinquante ans, il y a enfin place pour le dialogue.

L’homéopathie a-t-elle évoluée ? Pour l’essentiel, on le verra, elle est restée ce qu’elle était à la fin du XIXe siècle. Si le rapprochement s’est opéré, c’est qu’il a bien fallu reconnaître que les progrès scientifiques modernes confirmaient, plutôt qu’ils n’infirmaient, les intuitions d’Hahnemann.

Un retour à Hippocrate

Existe-t-il une ou plusieurs médecines ? Peut-on guérir en partant de prémisses divergentes ? Ces questions, toutes les médecines hétérodoxes les posent implicitement. Aucune ne le fait avec autant d’insistance que l’homéopathie qui, elle, les formule explicitement. Elle n’est pas sortie tout armée, au XIXe siècle, de l’Organon d’Hahnemann. Au contraire, elle se réclame de la tradition millénaire des mages de Babylone, des sages chinois et des prêtres-dieux d’Égypte, dont Hippocrate fut l’un des premiers à recueillir l’héritage. Hippocrate qui, du même souffle et presque dans la même phrase, avait défini, quatre siècles avant Jésus-Christ, les principes de deux médecines « symétriques » mais non contradictoires :

« Les contraires sont guéris par les contraires. La maladie est produite par les semblables et, par les semblables que l’on fait prendre, le patient revient de la maladie à la santé. La fièvre est supprimée par ce qui la produit, et produite par ce qui la supprime. Ainsi, de deux façons opposées, la santé se rétablit. »

En quelques lignes, les deux grandes voies étaient tracées. Celle de la médecine classique, qui combat l’hyperhémie ou congestion par la saignée, la constipation par les laxatifs, les parasites par les vermifuges ; en un mot, le mal par son contraire et dont on peut dire pour cela qu’elle est allopathique (du grec alios, contraire). Et celle de l’homéopathie (du grec homoios, semblable), qui combat le mal par son semblable.

Pour Hippocrate, après avoir établi son diagnostic et son pronostic, le médecin a le choix entre trois attitudes possibles à l’égard de la « nature » : ou bien la laisser faire (natura medicatrix), ou bien s’opposer à elle en appliquant la loi des contraires, ou bien l’aider en se conformant à la loi des semblables. Laquelle de ces méthodes est la plus efficace ? Cela dépend de la maladie et du tempérament du malade. Aucun dogme préétabli, aucune interdiction. Dans chaque cas d’espèce, seules des considérations d’opportunité interviendront. Puisque tout le monde le proclame, il faut bien admettre qu’Hippocrate est « le Père de la Médecine ». Mais comme bien des pères, il a été plus respecté qu’obéi. Si l’on avait obéi à ses volontés, l’allopathie et l’homéopathie auraient suivi des chemins parallèles, et jamais elles ne se seraient dressées l’une contre l’autre. De ces médecines complémentaires dans son esprit, c’est Galien, au 11 siècle après Jésus-Christ, qui fit des sœurs ennemies. En rejetant la loi des semblables, il morcelait l’héritage du médecin grec pour n’en conserver qu’une partie. Du moins son système avait-il le mérite de la cohérence interne et de ne pas heurter le sens commun : « … Pour lutter contre le feu, disait Galien, c’est à l’eau qu’il faut faire appel, non au feu lui-même. » De plus, il était chrétien dans un monde qui le devenait. Toutes les conditions étaient réunies pour assurer l’essor de sa doctrine qui bientôt devint prépondérante.

Pendant quelques siècles, cependant, la vraie tradition hippocratique se perpétua en Orient, chez les Perses et les Arabes, et l’on en trouve un reflet, au XIIe siècle, dans le Traité des Poisons du médecin juif Maimonide. En Occident, au contraire, elle ne fut maintenue que par des isolés, en particulier des alchimistes, qui, en se l’appropriant, la vidaient du même coup de tout contenu scientifique. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la voix d’Hippocrate était couverte par les élucubrations saugrenues de guérisseurs qui, au nom de la loi des semblables, recommandaient l’emploi de décoctions de fleurs jaunes contre les troubles biliaires et de fleurs rouges contre les dysménorrhées, les règles douloureuses.

Le pionnier de l’homéopathie moderne : Christian Samuel Hahnemann

C’est alors qu’Hahnemann vint. On était en 1770. De purges en saignées, les médecins de l’époque venaient de laisser mourir l’empereur François II d’Autriche. Hahnemann, qui avait alors moins de trente ans, ne craignit pas de rejeter la responsabilité de cette mort sur ses confrères les plus illustres. Et peu après, accablé par sa propre impuissance à guérir, il renonçait à exercer la médecine et se consacrait à des travaux de traduction. L’idée qu’il existait, comme il disait, un moyen simple et méconnu de traiter les maladies continuait cependant à l’obséder. Déçu par la science médicale de son temps, il étudiait systématiquement les auteurs anciens : Hippocrate, Paracelse, Averroès. C’est un ouvrage de l’Écossais Cullen, la Materia medica, qui le mit sur la voie de ce qu’il cherchait obscurément. Alors qu’il traduisait ce livre, il avait été frappé par un passage sur le quinquina, un remède emprunté aux Incas et dont on se servait avec succès contre la fièvre intermittente. « Cette substance, selon Cullen, exerce une vertu roborative (régénératrice) sur l’estomac. » Cela, Hahnemann ne pouvait l’admettre. Il se trouvait qu’ayant lui-même souffert de la fièvre il s’était soigné au quinquina qui, tout en le guérissant, avait durablement perturbé le fonctionnement de son estomac. Intrigué par cette contradiction et voulant en avoir le cœur net, il décida d’expérimenter la drogue sur lui-même. Et voici qu’un phénomène inattendu se produisit : l’un après l’autre, il observa sur son propre corps tous les symptômes de la fièvre intermittente, et ces symptômes disparurent dès qu’il cessa de prendre le remède. Dans la marge du livre de Cullen, Hahnemann écrivit : « La fièvre guérit la fièvre. »

Cette découverte était le fruit d’un hasard. Le mérite d’Hahnemann est d’en avoir tout de suite compris l’importance. L’expérience qu’il avait faite avec le quinquina, il la refit avec la belladone, la coque du Levant, le mercure, la digitale. Toujours, les résultats furent concordants : les symptômes que ces substances provoquaient chez lui, homme bien portant, étaient semblables à ceux des maladies qu’elles guérissaient. Dès 1776, il pouvait écrire : « Toute substance susceptible de déterminer chez l’homme sain certaines manifestations est susceptible, chez l’homme malade, de faire disparaître les manifestations analogues. » Il avait fallu vingt-deux siècles pour découvrir la loi des semblables. Mais, d’emblée, Hahnemann lui donnait un caractère d’universalité qu’Hippocrate n’avait fait qu’entrevoir.

La loi des semblables est la pierre angulaire de l’homéopathie. D’après un des plus célèbres homéopathes d’avant-guerre, le Dr. Charette, de Nantes, ce serait même le seul principe fondamental de la doctrine, celui dont les autres dérivent comme des corollaires. Ces corollaires, c’est pourtant l’expérience et non la déduction logique qui, dans la pratique, en a démontré la nécessité.

Dès qu’il fut assuré de tenir une thérapeutique efficace, Hahnemann recommença à exercer la médecine. Il s’aperçut vite que, administré à doses pondérables comme un remède allopathique, le remède semblable, avant d’amener la guérison, entraînait invariablement une aggravation temporaire. On raconte qu’un de ses patients, miné par un ver solitaire et voulant s’en débarrasser au plus vite, faillit mourir pour avoir avalé d’un seul trait quatre doses d’ellébore blanc qu’il ne devait absorber qu’en un mois. « Ces grains d’ellébore, aurait-il dit à Hahnemann, vous auriez mieux fait de vous en servir pour soigner votre folie. » En se multipliant, les incidents de ce genre auraient pu conduire Hahnemann à abandonner sa méthode, s’il n’avait bientôt découvert la deuxième loi de l’homéopathie, celle des quantités infinitésimales, qui est le complément indispensable, et comme le correctif de la première.

Selon cette loi, en administrant le remède semblable à doses infinitésimales, non seulement on évite toute aggravation temporaire de la maladie, mais encore on hâte la guérison, comme si le médicament, en raison même de son atténuation, se chargeait d’une force neuve et bénéfique.

Qu’est-ce qu’une préparation homéopathique?

Pour préparer des remèdes « atténués », Hahnemann mit au point deux procédés très simples. Quand le remède était insoluble, il mêlait par trituration une partie en poids de cette substance à neuf parties de poudre : la première trituration décimale était ainsi obtenue ; une partie de ce mélange incorporé de la même façon à neuf autres parties de poudre donnait la deuxième trituration décimale. Ainsi de suite. Quand il s’agissait d’une substance soluble, il procédait par dilutions successives. Pour préparer, par exemple, un médicament comme Belladona sixième centésimale, il commençait par ranger six flacons devant lui. Dans le premier qui contenait 99 gouttes d’un liquide-véhicule, généralement de l’alcool ou de l’eau distillée, il versait une goutte de belladone. Puis il secouait la fiole pour obtenir une dilution à la première centésimale. Cette dilution, il en prélevait alors une goutte, faisait l’appoint avec 99 gouttes de solvant et, de nouveau, secouait. Il répétait six fois de suite l’opération pour arriver à une dilution à la sixième centésimale. Ce n’était pas une limite, car il pensait qu’une substance pouvait rester active jusqu’à la trentième centésimale, et même au-delà. Aujourd’hui encore, pour préparer leurs remèdes, les homéopathes se conforment scrupuleusement à la méthode hahnemannienne. Pour la plupart d’entre eux, les procédés mis au point plus récemment, en particulier celui de Korsakov, ne donnent que des « dilutions de clair de lune » [3].

Hippocrate tombé dans l’oubli depuis plus de vingt siècles, la loi des semblables avait déjà paru aberrante ; mais celle des quantités infinitésimales fit scandale. Dès l’époque d’Hahnemann, un préjugé, encore tenace de nos jours, s’enracina : on vit dans cette loi le fondement même de l’homéopathie. Or, elle n’est qu’une conséquence du principe d’analogie, et l’on ne peut la séparer non plus de la troisième loi de l’homéopathie, souvent appelée « loi d’individualisation ». Le système d’Hahnemann forme un tout solidaire. Nous avons pris le parti ici de restituer entièrement cet ensemble. Alors, seulement, nous serons en mesure d’en juger les composantes. Quand on lui demandait d’expliquer la loi d’individualisation, le Dr Charette, au lieu de se lancer dans un exposé didactique, avait l’habitude de citer des exemples puisés dans son expérience d’homéopathe. Voici l’un des plus significatifs. Le Dr Charette est appelé un soir auprès d’une fillette de deux ans qui, de toute évidence, a la coqueluche : elle est toute congestionnée, et, au moindre mouvement, d’interminables quintes de toux la secouent. « De cette toux que nous appelons aboyante », précise l’homéopathe. Il prescrit Belladona sixième centésimale et affirme aux parents sa conviction que « dans deux jours il n’y paraîtra plus ». Aussi est-il fort surpris de se voir rappeler dès le lendemain. L’enfant est presque tirée d’affaire. Mais sa nourrice, frappée en même temps de la même maladie et à qui on a cru bon, sans consulter le médecin, de donner le même remède, va de mal en pis. Le Dr Charette examine la nourrice et constate, entre autres, qu’à chaque quinte, des mucosités blanchâtres se détachent de sa gorge. Voilà le symptôme révélateur : ce n’est pas Belladona qu’il lui faut, c’est Coccus Cacti… Pour guérir ces malades qui, toutes les deux, avaient la coqueluche, comment se fait-il qu’il ait fallu recourir à des remèdes différents ? Le Dr Charette répondait qu’« on peut être coquelucheux, comme d’ailleurs cancéreux ou tuberculeux, de dix ou trente façons différentes », et il ajoutait : « Le remède passe-partout est une illusion. » En effet, si la toux de l’enfant s’était accompagnée d’un état nauséeux, ce n’est ni Belladona ni Coccus Cacti qu’il eût prescrit, mais Ipeca ou Cuprum. Quand les quintes ne sont fréquentes que la nuit, le remède est Drosera, et Kali Bichromicum paraît plus indiqué quand des mucosités sont décelées dans les vomissements.

Chacun a sa manière d’être malade

Les maladies ne sont pas des entités fixes et invariables qu’il suffit de nommer pour les caractériser. Chez chacun d’entre nous, elles prennent des formes particulières. Le médecin classique se contente de les identifier; il dit par exemple : « C’est une rougeole, ou une scarlatine. » L’homéopathe va plus loin : il doit déterminer la forme particulière que cette rougeole ou cette scarlatine prend chez un malade donné, et, pour cela, faire le recensement méticuleux de tous les symptômes propres à ce malade. Pourquoi procéder ainsi ? Souvenons-nous que le remède homéopathique est un « simillimum », un semblable. Autrement dit, il est d’autant plus efficace que les symptômes présentés par le patient auquel on l’administre sont plus proches des symptômes qu’il est lui-même capable de provoquer chez un sujet sain. « Le cas idéal, disait Hahnemann, est celui où la maladie artificielle créée par le médicament coïncide trait pour trait avec la maladie réelle que j’ai à traiter. » Dire aujourd’hui qu’il existe autant de maladies que de malades, c’est énoncer une vérité première qu’aucun médecin, quel qu’il soit, ne désavoue. Mais l’homéopathe est le seul à en tirer des conséquences pratiques et di­rectement utilisables dans la thérapeutique. L’individua­lisation du malade, l’étude souvent fastidieuse de ses plus infimes réactions, de ses symptômes les plus ténus répondent, pour lui, à une nécessité impérieuse : il n’y a pas d’autres moyens d’orienter le choix du remède.

Le premier contact avec un homéopathe est toujours assez déroutant. « J’ai la migraine », annoncez-vous et, en ajoutant que « c’est du côté droit plutôt que du côté gauche », vous croyez avoir tout dit. Erreur : il veut savoir aussi si vos dents sont en bon état, si vous avez tendance à larmoyer, si vous êtes sujet aux indigestions. C’est une pluie de questions. Vous sentez-vous plus à l’aise à l’ombre ou au soleil? Faites-vous des rêves, et lesquels ? Est-ce que, par hasard, vers l’âge de six ans, vous n’auriez pas fait une jaunisse? Aucun détail n’est indifférent à l’homéopathe [4]. Peut-être est-ce un symp­tôme auquel vous n’avez vous même jamais accordé d’attention qui le mettra sur la voie du remède le plus approprié à votre cas. Quand on examine un malade, conseillait Hahnemann, il faut s’attacher presque exclusi­vement « aux symptômes frappants, singuliers, extraordi­naires et caractéristiques » [5]. Les autres, les symptômes vagues et généraux, comme le manque de sommeil ou d’appétit, se retrouvent dans presque toutes les maladies, « et presque tous les médicaments produisent quelque chose de semblable ».

Trois grands types de tempérament

Mais l’individualisation du malade en tant que tel ne suffit pas. Il est indispensable aussi de l’individualiser en tant que sujet sain. « Il importe de savoir, écrivait Hippocrate, vers quelle maladie tend chaque constitu­tion. » Et c’est pour atteindre ce but qu’il avait établi une classification des types humains d’après leur « humeur » prépondérante, c’est-à-dire leur tempérament. Il distin­guait quatre types : les sanguins, les lymphatiques, les bilieux, les atrabilaires. Ici encore, l’homéopathie ren­contre la tradition hippocratique : chaque homme, selon les homéopathes, porte en lui une charge morbide héré­ditaire, la « psore », qui varie selon sa constitution et le prédispose à certaines maladies. Or, il existe trois grands types de constitution : le carbonique, le phospho­rique et le fluorique. En déterminant le type auquel appartiennent ses patients, le médecin sera en mesure de prévoir leur évolution pathologique et d’adopter, le cas échéant, des mesures préventives. C’est sur tout un ensemble de critères morphologiques et psychologiques qu’il fondera cette classification, mais il accordera une attention particulière à la souplesse ou à la rigidité des articulations.

Voici, par exemple, un homme de taille moyenne, trapu, râblé, et qui se reconnaît autoritaire et dominateur. Après avoir vérifié que ses articulations sont normales, l’homéopathe sait qu’il a affaire à un carbonique, donc à un individu dont l’hérédité est peu chargée, mais qui est promis, s’il n’y prend garde, à l’hypertension arté­rielle. Raymond Poincaré, qui mourut victime d’une hémiplégie tardive, appartint à ce type. Supposons main­tenant que se présente un homme élancé, aux articula­tions souples, qui révèle des goûts et un tempérament d’artiste : cet homme-là sera classé parmi les phospho­riques, dont Chopin, mort de la tuberculose, offre un exemple achevé. Quant à cette jeune fille plutôt petite, instable, nerveuse, et dont les articulations sont très lâches, c’est certainement une fluorique. Comme telle, elle est exposée, plus qu’une autre, aux pleurites, aux synovites chroniques, aux rhumatismes, etc. Charles Dullin était un fluorique typique [6].

Le classement en « types » a, entre autres avantages, celui de permettre la détermination des remèdes de base ou de terrain. Ainsi les femmes timides sont-elles vouées à Pulsatilla et les hommes acariâtres à Nux Vomica d’où l’on extrait la strychnine. Quand on a recensé tous les symptômes présentés par un malade, quand on l’a carac­térisé aussi en tant qu’homme sain, c’est-à-dire rangé dans l’un des trois groupes de la typologie homéo­pathique, on se trouve dans les meilleures conditions possibles pour sélectionner les remèdes « spécifiques » qui lui conviennent. Mais ces remèdes, comment en connaître les effets? C’est ici qu’intervient la notion de pathogénésie.

Encore une fois, il faut prendre le principe d’analogie comme point de départ. On l’a vu, l’homéopathe choisit ses remèdes en fonction des réactions qu’ils sont capables de provoquer chez un homme bien portant. Il s’ensuit qu’en homéopathie il n’existe qu’un cobaye : l’homme.

Un seul laboratoire d’expérimentation : L’homme lui-même

Le seul moyen de connaître les effets d’un médicament, c’est de l’expérimenter sur un sujet sain. Le protocole d’une telle expérimentation constitue une pathogénésie. Les recueils de pathogénésies — il en existe un grand nombre — forment des « matières médicales », instruments de travail aussi indispensables à l’homéopathe que le bistouri au chirurgien. Hahnemann prévoyait que les « Matières médicales » deviendraient, à la limite, de véritables « codes de la nature » où seraient relevées et décrites les manifestations engendrées par la quasi-totalité des substances connues. À la fin de sa vie, en se donnant des maladies puis en les guérissant, il avait lui-même expérimenté soixante et une substances. Un de ses disciples, Hering, voulant faire mieux encore, s’intoxiquait volontairement, frôlant la mort, pour décrire les effets de différents venins d’insectes et de serpents. Pendant plusieurs années, à la suite d’une de ces expé­riences, il fut dans l’incapacité de porter un col dur, car il n’était pas parvenu à se débarrasser de la sensa­tion d’étranglement qui est l’un des symptômes caracté­ristiques du venin Lachesis. Aujourd’hui, on ne se contente plus d’énumérer des symptômes, comme le faisait Hahnemann, ou Hering; on les classe, on les groupe, on établit entre eux une hiérarchie en faisant ressortir, pour chaque substance, les « symptômes clés ».

La doctrine homéopathique forme une construction d’une impressionnante rigueur. La solidarité et l’en­chaînement logique de ses trois principes fondamentaux ont rarement été niés. Mais ces principes eux-mêmes, on les a contestés. Pour en démontrer la validité, les homéopathes se sont appliqués à les justifier théorique­ment, les progrès de la médecine et des sciences en général leur fournissant sans cesse de nouveaux arguments.

Pour l’homéopathie, des faits. Contre elle, des raisons.

Pour saper le fondement même de la doctrine, c’est au principe de similitude que les adversaires de l’homéo­pathie s’en prennent d’abord. Un exemple ancien : en 1835, l’Académie de médecine de Paris rejetait som­mairement ce principe « au nom de l’expérience et de la raison réunies ». Un exemple tout récent : « Aujourd’hui, à l’ère des antibiotiques, déclarait l’an dernier le Pr de Gennes, on ne soigne plus avec les dogmes… Quel est le « médicament semblable » qui permettra jamais de guérir la varicelle ou le cancer ? »

Mais la cible favorite des détracteurs de l’homéopathie a été, de tous temps, la loi des doses infinitésimales. En 1964, on rapporte encore certaines boutades célèbres des ennemis d’Hahnemann [7]. Par exemple, ce curieux procédé de fabrication : « Versez une goutte de médicament au pont de Charenton ; il ne vous restera plus qu’à aller le recueillir avec une citerne au pont Mirabeau, et vous aurez ainsi quelques millions de litres de dilution hahnemanienne. » Les critiques adressées à la loi d’individualisation ont été plus rares, sans doute parce qu’on en saisissait moins clairement les implications. Maintes fois, pourtant, on a reproché aux homéopathes de « s’hypnotiser sur la notion de terrain » et d’ignorer systé­matiquement le développement spectaculaire de la chi­miothérapie moderne.

À ces reproches et à ces sarcasmes, de nombreux homéopathes se sont toujours refusés à opposer autre chose que des faits. Le Dr Charette répondait à ses adversaires, en citant Lacordaire : « Jamais on ne peut opposer un raisonnement à un fait ; il n’y a rien contre un fait quand il est solidement établi », ou Victor Hugo : « De quel droit dites-vous à un fait : va-t’en? »

Même si un fait est irrécusable, l’expérience montre que la société ne l’admet pleinement que lorsqu’il est possible de l’intégrer dans des catégories connues : il y a des faits hérétiques. Ces faits-là, parce qu’ils portent en eux des interrogations, parce qu’ils dérangent le confort intellectuel du grand nombre, il importe de les expliquer plus complètement que les autres. L’emploi de remèdes semblables sous forme de dilutions poussées à l’extrême a quelque chose de déconcertant pour l’esprit. Il ne suffit pas de constater que ces remèdes sont efficaces, il faut montrer comment et pourquoi ils agissent.

Pour la médecine traditionnelle, la maladie est un acci­dent; elle est liée à une cause étrangère à l’organisme. Il faut l’en extirper. Inévitablement, quand un médecin se fait de la maladie une telle conception, il est conduit à appliquer la loi des contraires. Les remèdes qu’il pres­crit ont pour fonction de « combattre » les causes du mal (traitement étiologique) ou ses symptômes (traitement symptomatique). Même quand il tente de mobiliser les forces de l’organisme, c’est en faisant appel à des sti­mulants pour compenser ses faiblesses.

Tout change dès qu’on revient à la conception hippo­cratique. « La maladie apparaît alors comme un ensemble de manifestations qui résultent de la lutte entre l’agent agresseur et l’organisme. » (Dr R. Zissu). En effet, dès qu’il est attaqué par une cause morbide, l’organisme se met en état de défense. Quelles sont ses armes? D’abord les éliminations diverses, les phagocytoses, l’élévation de la température. Mais sa principale riposte, c’est ce qu’on appelait autrefois les réactions humorales et qu’on appelle aujourd’hui la production d’anticorps spécifiques. L’agresseur n’envahit l’organisme et n’y crée des désordres graves que lorsque la défense cède. Pour qui partage cette conception de la maladie, l’application de la loi de similitude devient une nécessité. Le remède, en effet, doit agir dans le même sens que la défense organique, la stimuler ; il a pour rôle de favoriser la production des anticorps. Dès lors, le médicament le plus efficace contre un agent donné sera soit cet agent lui-même, soit son semblable le plus proche. Mais à doses pondérables, un tel remède n’agirait plus comme un stimulant organique ; il réaliserait au contraire « une sommation morbide ». Cette dualité d’action des médi­caments n’a d’ailleurs rien de mystérieux. Claude Bernard l’avait déjà observée : « Toute substance qui, à petites doses, excite les fonctions d’un élément ana­tomique, les anéantit à fortes doses. »

Au reste, l’indication de remèdes très atténués n’est pas un monopole de l’homéopathie. Les vitamines, par exemple, sont prescrites par les allopathes à doses infini­tésimales. Si elles ne peuvent pourtant pas être consi­dérées comme des remèdes homéopathiques, c’est parce que leur action s’explique non par la loi des semblables, mais par l’intervention de phénomènes de catalyse. La grande barrière entre les allopathes et les homéopathes, seul le principe d’analogie la dresse. Mais, on l’a vu, l’application de ce principe exige le recours constant à des substances atténuées; tandis que, dans la majorité des cas, l’emploi du procédé hahnemanien de dilution serait un non-sens dans la préparation des médicaments allopathiques appelés à combattre par leur masse une cause étrangère à l’organisme et à l’éliminer. Faute d’être administrés à doses pondérables, ces médicaments n’atteindraient même pas le « seuil physiologique », en deçà duquel leur action est nulle. Il suffit de veiller à ce qu’ils ne dépassent pas le « seuil toxique », au-delà duquel ils peuvent devenir dangereux.

L’homéopathie confirmée par la science moderne?

Reste à expliquer comment des dilutions ne contenant que des traces infimes de substance sont perçues par l’organisme et y entraînent de sensibles manifestations. Cela ne peut être compris que si l’on pense à la « réac­tivité » exacerbée du malade à l’égard d’un médicament susceptible de provoquer le mal même dont il souffre. Hahnemann faisant observer, de plus, qu’un homme en bonne santé peut absorber plusieurs tasses de « bouillon gras » sans s’en trouver incommodé, alors que la seule odeur de ce bouillon suffit à donner la nausée à un malade. Ces explications théoriques peuvent emporter l’adhésion.

Mais il y a mieux : la confirmation des principes de l’homéopathie par l’expérience. C’est en 1796 qu’Hahne­mann fonda la première école homéopathique. La même année, Jenner, après vingt ans de recherches et de réflexions, réussissait une expérience décisive qu’il rap­porte en ces termes : « Une fille de ferme, contaminée par les vaches de son patron, a été atteinte de la vaccine (maladie très voisine de la petite vérole). Nous avons prélevé une petite dose de substance dans une pustule qui s’était formée sur son bras, et nous l’avons inoculée au bras d’un garçon du nom de Phipps. Ensuite, les germes mêmes de la variole ont été inoculés à ce garçon; ainsi que je m’étais risqué à le prédire, ils ne produisirent aucun effet. » La loi fondamentale de l’homéopathie et le principe des vaccins seraient-ils une seule et même chose? Écoutons Behring, l’un des premiers disciples de Pasteur : « Comment obtient-on l’immunité anti-épidémique du mouton vacciné contre l’anthrax, si ce n’est par l’influence qu’exerce préalable­ment un virus dont les caractères sont semblables à ceux du virus mortel ? Et quel terme plus approprié pourrions-nous employer pour parler de cette influence que l’expres­sion d’Hahnemann : homéopathie ? » Dans le même esprit, le Pr Huchard écrit : « Loi de similitude, vieille comme la médecine, que Pasteur a victorieusement appliquée… Le remède n’est plus déterminé par la mala­die, mais par la réaction du malade à la maladie… Est-il possible de nier que les découvertes thérapeutiques sur le choléra des poules, le tétanos, la rage, la peste, la fièvre typhoïde, la morsure des serpents venimeux procèdent de la loi de similitude ? »

Entre vaccins et remèdes homéopathiques, il y a pour­tant des différences [8]. Le vaccin crée l’immunité par l’intermédiaire de toxines atténuées où sont cultivés les microbes mêmes qui engendrent la maladie ou des mi­crobes très voisins : l’analogie, ici, se rapproche de l’identité. Du fait qu’elle n’exige que l’emploi de substances semblables et non « identiques », l’homéo­pathie a un champ d’action bien plus vaste que la vacci­nothérapie et la sérothérapie. Avant Jenner et Pasteur, les homéopathes avaient d’ailleurs songé à « traiter les maladies par les mêmes miasmes qui les ont produites ». Dès la fin du XVIIIe siècle, un vétérinaire homéopathe de Leipzig, Lux, soignait ses animaux par des dilutions de substances prélevées dans leurs secrétions et leurs excrétions. Depuis, cette méthode, connue sous le nom d’isopathie, sans jamais recevoir une grande extension, a toujours été pratiquée. On emploie, par exemple, la tuberculine contre la tuberculose, et la syphiline contre la syphilis : c’est l’isopathie large. Mais il existe aussi une isopathie très individualisée, qui utilise, après l’avoir dilué, le sang même du malade (auto-hémothérapie). Il y a une trentaine d’années, deux homéopathes français, les docteurs J. Roy et Léon Vannier, ont appliqué avec succès ce procédé à des cas de précancérose.

Des remèdes qui n’osent pas dire leur nom

À condition, précisent-ils, qu’il s’agisse bien d’un principe et non d’un dogme, la plupart des allopathes reconnaissent aujourd’hui la valeur du principe d’ana­logie. Sans qu’on le dise clairement, un certain nombre de remèdes couramment utilisés en allopathie doivent leur action au fait que, par rapport au mal qu’ils gué­rissent, ils sont des « simillimum ». Ainsi le calomel et la chélidoine, médicaments classiques du foie, peuvent créer des troubles hépathiques si on les absorbe à trop fortes doses. De même, les sels de mercure sont autant capables de bloquer les reins d’un homme bien portant que de libérer ceux d’un malade. Il n’est pas difficile de multiplier les exemples : l’adrénaline qui, aux doses usuelles, fait énergiquement se contracter les vaisseaux, les dilate quand on l’emploie à de fortes dilutions. Le Pr Leriche, lui-même, notait : « Les maladies de la vaso­dilatation peuvent être guéries par de la vasodilatation provoquée. » Plus près de nous, un médecin allopathe, le Dr Boulin, signale que « le LSD 25, substance suscep­tible de créer chez des sujets un syndrome transitoire rappelant la schizophrénie, s’est révélé intéressant, récemment, dans le traitement de cette affection ». C’est par des doses infinitésimales de certains pollens qu’on traite ceux qui y sont allergiques. Enfin, la digitaline couramment vendue en pharmacie, et que tous les méde­cins prescrivent aux cardiaques, n’est pas autre chose que de l’extrait de digitale à la troisième centésimale, donc un remède homéopathique qui ne dit pas son nom. Au-dessus du fossé qui sépare encore l’allopathie de l’homéopathie, les progrès récents de la médecine ont jeté un pont. La médecine officielle se refuse toujours à reconnaître le caractère universel du principe d’ana­logie; dans la pratique, elle ne refuse plus de l’appliquer. Adopte-t-elle la même attitude à l’égard de la loi des doses infinitésimales ? Dans le procédé d’ionisation à l’histamine, mis au point récemment dans le traitement de l’urticaire par un médecin allopathe, le Dr Fiesinger, on utilise une compresse imbibée d’une solution d’hista­mine à 1/10000 et traversée par un courant qui ne dépasse pas 5 milliampères. Combien de millionièmes de milligrammes, ce courant entraîne-t-il ? Jamais aucun homéopathe n’a préconisé l’emploi de doses aussi infimes. Cependant, dans sa majorité, le corps médical continue à tenir des dilutions hahnemaniennes en suspicion. La vieille opposition n’a pas encore désarmé. Quand on analyse les critiques adressées à la loi homéopathique des petites doses, on constate qu’elles se ramènent, en fin de compte, à trois arguments essentiels. Un argument physique de non-présence : les molécules ne passent pas d’un flacon à l’autre : « Vos dilutions, dit-on aux homéopathes, ne contiennent pas trace de substance médicamenteuse. » Un argument physiologique de non-­action : « A supposer même qu’il y subisse quelque chose, il n’est pas possible qu’à des doses aussi insignifiantes, un remède puisse être efficace. » Enfin, un argument psychologique : « Vos malades guérissent par autosug­gestion. »

La physique nucléaire nous a appris à respecter l’infiniment petit

Ce sont les progrès de la chimie, de la biologie et de la psychologie qui ont permis de réfuter ces arguments. Depuis un demi-siècle, les découvertes sur les virus, d’une part, sur les atomes, d’autre part, nous ont habi­tués à l’idée qu’infiniment petit pouvait être synonyme d’infiniment puissant. Puis vinrent les recherches sur les hormones, et nous avons appris, par exemple, que les hormones sexuelles qui circulent dans le sang d’une femme n’excèdent pas un milliardième de gramme. À l’heure où toute la chimie descendait à l’échelle molé­culaire, il semblait que personne ne dût plus mettre en doute l’action des doses infinitésimales. Les scep­tiques, pourtant, restaient nombreux, et ils le sont encore, malgré les deux expériences décisives qui se sont succédé en 1945 et en 1957.

En 1945, deux chercheurs de l’Institut Pierre-Curie, Mme Daudel et M. Robillard, ont pu, à l’aide d’un compteur Geiger, retrouver des traces de brome radio­actif dans une dilution à la dixième centésimale. L’argu­ment de non-présence tombait.

En 1957, une expérience réalisée à la Faculté de médecine de Strasbourg a ruiné, à son tour, l’argument de non-action. L’expérimentatrice, Mlle L. Wurmser, a commencé par intoxiquer un groupe de cobayes en utilisant de l’arsenic à doses pondérables ; 37 % du poison injecté ont été éliminés, puis l’élimination a cessé. Dans un second temps, elle a administré aux même cobayes des doses infinitésimales d’arsenic. À ce moment, voilà le fait important, l’élimination a repris et la proportion de substance toxique rejetée a atteint, cette fois, 42 %.  C’était la preuve que la « réactivité » d’un organisme sensibilisé à certaines substances pouvait être considé­rablement modifiée par l’introduction de ces mêmes substances à doses infinitésimales. Une des plus pénétrantes intuitions d’Hahnemann se trouvait ainsi confir­mée expérimentalement.

Le troisième argument, l’argument psychologique, comme nous l’avons appelé, a été le plus difficile à réfuter. En apparence, il s’est trouvé renforcé, ces der­niers temps, par les progrès de la médecine psychoso­matique. Les verrues sont provoquées par l’action d’un virus ; par simple suggestion, il est possible, pourtant, de les faire disparaître. Cent exemples, du même genre pourraient être cités. A la lumière de tels faits, la vieille accusation lancée contre les homéopathes : « Vous ne guérissez que par suggestion », semblait prendre un poids nouveau. En même temps, l’usage des placebos démontrait que ces faux remèdes, ne contenant pas un milligramme de substance active, ont raison, dans 30 ou 40 % des cas, de troubles tels que les céphalées, les aérophagies, les nausées, et parfois, même, font régresser des tuberculoses. Les adversaires d’Hahnemann l’accu­saient de soigner ses malades à l’eau pure. Ce reproche, on pouvait le rajeunir et lui donner une apparence scien­tifique : « Vos remèdes ne sont que des placebos. »

Une thérapeutique de placebos?

On ne consulte un homéopathe qu’en désespoir de cause, lorsque les ressources des autres thérapeutiques sont épuisées. Il doit réussir là où ses confrères ont échoué. Il paraît que c’est un avantage, car les malades arrivent chez lui en état de grâce. Un psychanalyste, le Dr Raoul Loras, estime, en effet, que l’homéopathie « exerce une très forte action magique et mystique sur le psychisme anxieux de beaucoup de patients, qui ne comptent pas même parmi les névrosés ». Selon lui, ces patients seraient impressionnés par le cérémonial de la consultation et les noms latins des remèdes. À cause même de cette « atti­tude infantile », ils seraient tout prêts à se donner un nouveau père, qui peut être soit le médecin, soit Hahnemann lui-même. Bref, ils appartiendraient à la catégorie des malades les plus ouverts à la suggestion. N’est-ce pas dans le traitement des syndromes subjectifs que les homéopathes remportent leurs plus nombreux succès ?

Ce nouvel assaut, comme les précédents, vient se briser sur les faits. Assimiler l’homéopathie à une pure tech­nique de suggestion, c’est oublier qu’elle se révèle tout aussi efficace sur les animaux que sur les hommes. Rien qu’en France, par exemple, il existe une bonne centaine de vétérinaires homéopathes. Nous relevons dans une revue d’agriculture le témoignage d’un éleveur signalant, chez les veaux, des guérisons de la dysenterie par Mercurius corrosivus. Ces veaux auraient-ils été sensibles au prestige du nom latin ? Les chats paralysés que l’on guérit par Rhus tox, les chiens que Bryonia débarrassent de la fièvre vitulaire, toutes ces bêtes seraient-elles anxieuses et particulièrement accessibles à la suggestion ? Quand tout cela est dit, il reste que les homéopathes, plus que les autres médecins, ont conscience de l’impor­tance des phénomènes psychosomatiques. C’est la logique même de leur doctrine qui les conduits à mettre l’accent sur le psychisme. Dans leur quête des symptômes, ils accordent autant d’attention aux désordres psychiques qu’aux désordres physiques, les uns et les autres pouvant fournir des indications sur le remède semblable appro­prié. Mais cet intérêt pour la personnalité de leurs malades n’est pas seulement d’ordre technique, il procède aussi de causes profondes. À partir du moment où on ne considère plus la maladie comme un ensemble autonome, étranger à l’organisme ; où l’on estime que les phéno­mènes pathologiques s’inscrivent dans le prolongement de l’évolution physiologique normale, on est conduit tout naturellement à une conception humaniste de la méde­cine où l’homme, corps et esprit, est envisagé dans sa totalité.

Les précurseurs de la médecine psychosomatique

Les homéopathes sont les vrais précurseurs de la méde­cine psychosomatique. C’est ainsi qu’ils avaient pres­senti, avant Freud, l’importance du « transfert », par lequel le malade reporte sur son médecin des sentiments positifs (affection, amour) ou négatifs (hostilité). Ils ont été les premiers, aussi, à utiliser des placebos.

Selon la version officielle, les placebos ont été imaginés par des médecins américains, peu après la dernière guerre, pour servir de témoins au cours des bancs d’essais auxquels ils soumettaient leurs nouvelles pré­parations. On ne se doute pas, en général, que, dès la fin du XIXe siècle, les homéopathes faisaient un usage courant et constant de substances du même genre, qu’ils appelaient parfois du même nom de placebos ! Ils avaient constaté, en effet, que certains malades se montraient déçus quand ils ne leur prescrivaient pas un nombre assez important de médicaments. Estimant qu’en réclamant des remèdes plus nombreux, ces malades manifestaient une exigence psychologique légitime, ils allongeaient leurs ordonnances en y faisant figurer des remèdes qui n’en étaient pas. Il s’agissait donc bien, et c’est le principe du placebo actuel, de ruser avec le malade pour accélérer sa guérison. Mais si les homéopathes ont inventé des placebos, il ne s’ensuit pas, nous croyons l’avoir démontré, que leurs remèdes sont des placebos. L’homéopathie n’est pas une thérapeutique subjective.

Des trois arguments avancés contre la loi des petites doses, aucun n’a donc résisté à l’analyse. Nous avons vu, d’autre part, que la loi des semblables, illustrée par l’essor de la vaccinothérapie, était désormais reconnue comme un principe thérapeutique valable. Il ne reste plus qu’à acquitter l’homéopathie d’une dernière accu­sation, celle d’accorder une importance abusive à la notion de terrain. En fait, cette accusation repose sur un malentendu : les homéopathes ne contestent pas que les maladies ont souvent des causes exogènes, exté­rieures à l’organisme; ils soutiennent seulement que ces causes, à elles seules, n’expliquent pas tout et qu’il faut aussi tenir compte du milieu dans lequel elles se mani­festent. Pasteur ne disait pas autre chose : lui non plus n’a jamais prétendu que le germe était l’unique cause des maladies. Depuis ses études sur les ferments, la notion de terrain lui paraissait capitale, car il avait constaté que, pour se développer, chaque ferment a besoin d’un milieu approprié.

La notion de terrain en homéopathie

C’est Pasteur lui-même qui écrivait cette phrase qu’un lecteur non prévenu pourrait bien attribuer à Hahnemann : « Combien de fois la constitution d’un blessé, son affai­blissement, son état moral n’opposent qu’une barrière insuffisante à l’envahissement des infiniments petits. »

À la fin de sa vie, Pasteur avait tendance à enlever la première place aux microbes pour l’accorder aux toxines. La plupart des homéopathes actuels estiment que, devant un malade donné, il faut tenir compte de quatre élé­ments : la constitution, résultante morpho-physiologique de facteurs héréditaires ; le tempérament qui, à l’inverse de la constitution, est acquis et évolue suivant les âges de la vie ; les toxines et, enfin, les causes exogènes. Trois de ces éléments — la constitution, le tempérament et les toxines — s’associent dans un ensemble que l’on appelle le terrain. Cette conception, les allopathes ne la récu­sent pas. Dans la pratique, peut-être, ils continuent à se préoccuper bien plus de la maladie que du milieu où elle se propage. Mais ils reconnaissent, en théorie, que la notion de terrain, si longtemps oubliée ou méconnue, ne peut plus désormais, être ignorée du médecin. En revanche, dès qu’il est question de la typologie homéo­pathique, l’opposition de l’allopathie se retrouve, le plus souvent, entière.

Qu’est-ce qu’un carbonique ou un fluorique ? Écartons un instant cette terminologie gênante pour le non-initié. La démarche de l’homéopathie, dans son effort pour classer les constitutions, apparaît alors de même nature que celle de l’anthropologie classique, qui, elle aussi, a toujours essayé de ramener la diversité des types humains à un certain nombre de types constants. Et l’on ne voit pas en quoi, au nom de la rigueur scientifique, on devrait s’offusquer de cette démarche. Elle est d’autant moins choquante que l’anthropométrie, venant compléter les méthodes d’observation naturelle, apporte aujourd’hui à l’anthropologie une rigueur quasi mathé­matique. Récemment, aux États-Unis, l’anthropologiste Sheldon, après avoir relevé les mensurations de plusieurs milliers d’individus, a distingué trois types fondamen­taux — le somatotone, le viscérotone et le cérébrotone — qui, chose curieuse, correspondent, pour l’essentiel, aux trois types de la classification homéopathique. Fait plus troublant encore, les Italiens Pende et Viola, sur la base d’études endocriniennes, sont également arrivés à des descriptions recouvrant, dans une large mesure, celles des homéopathes. À ses débuts, l’homéopathie proposait un système cohérent mais indémontrable. À la base de la construction, il y avait des faits, vérifiables empiriquement, mais que les sciences d’alors ne par­venaient pas à expliquer. La situation, aujourd’hui, est toute différente. Ces faits rebelles, l’un après l’autre, les sciences en marche en ont rendu compte et les ont intégrés. Le moment n’est-il pas venu pour l’homéopathie de sortir franchement de la clandestinité ?

La fin de la clandestinité ?

Au cours d’une « table ronde » organisée l’an dernier par une revue médicale, le Pr Tréfouel, directeur de l’Institut Pasteur, s’est lui-même prononcé en faveur d’une « homéopathie raisonnable ». Dans le même débat, le Pr Janot, de la Faculté de pharmacie, s’étonnant de ce qu’il n’existe pas encore d’enseignement officiel de l’homéopathie, a exprimé l’espoir que « les professeurs de nos Facultés de médecine accepteront au moins de renseigner leurs élèves sur ses tendances et ses possi­bilités ». À l’égard de l’homéopathie, la médecine offi­cielle n’a pas encore fait taire toutes ses préventions, mais ces deux exemples suffisent à montrer qu’elle ne lui oppose plus un front uni et sans fissures [9].

De leur côté, les homéopathes aussi assouplissent leur attitude. Dès l’époque d’Hahnemann, ils se divisaient en « purs », qui repoussaient toutes les autres thérapeutiques, et en « éclectiques » ; on distinguait encore parmi eux les « unicistes », partisans dans chaque cas de l’emploi d’un seul « simillimum » à la fois, les « pluralistes » et les « complexistes ». Les remous de ces anciennes querelles ne se sont pas encore tout à fait apaisés, mais, dans leur grande majorité, les homéopathes modernes savent qu’ils ne peuvent plus fermer les yeux aux progrès des autres thérapeutiques. Au XVIIIe siècle, l’homéopathie pouvait prétendre se substituer entièrement à une médecine balbutiante ; elle ne le peut plus désormais. « L’homéo­pathie n’est pas une religion, disait déjà le Dr Charette, c’est une doctrine humaine qui se perfectionne chaque jour. » Un médecin homéopathe, le Dr Roland Zissu, exprime bien le point de vue de l’homéopathie actuelle, du moins de son aile marchante, quand il écrit : « Deux écueils sont à éviter : le sectarisme qui isole et stérilise, les concessions injustifiées qui affaiblissent et dénaturent. L’homéopathe honnête et moderne… ne peut pas mé­priser les autres moyens de guérison… Si l’esprit qui nous anime est totalement différent de l’esprit médical officiel, toutes les notions apprises à la Faculté sont indispensables comme base de départ, en attendant qu’une Faculté homéopathique autonome dispense toutes les connaissances en les orientant par rapport à notre doctrine. »

Dans les rapports entre les deux médecines, une nette tendance au rapprochement s’esquisse. La preuve la plus concrète en est apportée par le fait que le Codex accueil­lera à l’avenir les médicaments homéopathiques. En acceptant de les faire figurer dans un répertoire officiel, la commission du Codex a implicitement reconnu l’action des micro-doses ; elle a pris pourtant une précaution : libre aux homéopathes de prescrire sur « ordonnance magistrale » des dilutions à la trentième centésimale ; dans les laboratoires et les pharmacies, il est interdit de stocker des remèdes au-delà de la neuvième centésimale, sous-prétexte qu’on n’a pas la certitude, au-delà, qu’il subsistera dans la préparation des traces, même infinitésimales, de la substance active. Ces traces, nous l’avons montré, on les a déjà mises en évidence dans les dilutions à la troisième, puis à la dixième centésimale… Les homéopathes ne doutent pas un instant que la mise au point d’appareils de détection et de mesure plus per­fectionnés permettra de les déceler dans les préparations hahnemaniennes à la trentième centésimale, et même au-delà. Faute de preuves expérimentales, ils ne peuvent que recourir au vieil argument d’Hahnemann : ces pré­parations guérissent. Certains d’entre eux, pourtant, se réjouissent sans réserve de la décision du ministère de la Santé : « Un pas dans la bonne direction. » D’autres, au contraire, pensent que donner et retenir ne vaut. Ainsi renaît sous une forme renouvelée la vieille oppo­sition entre « purs » et « éclectiques ». Mais les « purs » eux-mêmes ne contrarient plus aujourd’hui le grand mouvement qui se dessine vers la réconciliation des médecines.

Qui dit réconciliation ne dit pas assimilation ni annexion. On ne peut oublier que l’homéopathie et l’allopathie exigent, face au malade, à la maladie, au remède, des attitudes fondamentalement différentes. La vraie ques­tion est de savoir si, chacune conservant sa personnalité, une collaboration entre elles est possible.

Une nécessaire remise à jour du vocabulaire homéopathique

C’est d’abord une question de terminologie qui les oppose. Il ne faut pas en exagérer l’importance. Les homéopathes peuvent être comparés à ces minorités nationales ou religieuses qui, par un réflexe naturel d’autodéfense, sont amenées à cultiver leur singularité. Comme elles, ils se sont défendus contre toute atteinte à leur particularisme et ils ont conservé intégralement un vocabulaire désuet, hérité d’Hahnemann, qui rend leurs travaux difficilement accessibles aux autres méde­cins. Les jeunes-turcs de l’homéopathie affirment que tout cela peut changer et changera : on ne dénature pas un édifice en ravalant sa façade.

Mais il y a bien autre chose entre les deux médecines qu’une simple question de langage. Nous avons déjà vu tout ce qui sépare le bref questionnaire de l’allo­pathe de l’interrogatoire exhaustif, psychosomatique de l’homéopathe. Leurs méthodes d’expérimentation ne sont pas moins différentes. Au cours de la table ronde déjà citée, un médecin allopathe s’étonnait : « Je ne m’explique pas pourquoi les homéopathes n’expérimentent pas leurs remèdes de façon plus systématique. Pour notre part, quand nous voulons mettre un médicament au banc d’essai, nous commençons par l’essayer sur l’animal, puis nous l’administrons, par exemple, à 30 sujets atteints de la maladie que nous voulons traiter; nous faisons absor­ber un placebo à 30 sujets témoins. Et il ne nous reste plus qu’à donner une forme statistique aux résultats obtenus. Ce qui me retient de faire confiance à l’homéo­pathie, c’est que jamais, à ma connaissance, une expérimentation semblable n’a été conduite avec des médicaments homéopathiques.

« Elle est impossible, lui a répondu le Dr Pierre Vannier, d’abord parce que nous ne disposons pas encore de services ni de consultations dans les hôpitaux. En second lieu, parce que nous ne traitons pas les maladies, mais les malades, et qu’il nous est, dès lors, très dif­ficile de rassembler des séries importantes de malades appartenant au même type et présentant des symptômes parfaitement superposables. »

En fait, pour mettre au point de nouveaux remèdes homéopathiques, la seule méthode possible, à moins de faire appel à des volontaires, est celle d’Hahnemann qui était son propre cobaye. Les homéopathes continuent d’ailleurs à la pratiquer. Ainsi le Dr Pierre Vannier s’était aperçu que le phénobarbital déterminait chez certains malades des crises d’urticaire. Il s’est demandé si, à doses infinitésimales, ce barbiturique ne pourrait pas servir dans le traitement des allergies. Pour vérifier son hypothèse, qui devait se révéler fondée, il a expé­rimenté le médicament sur lui-même en variant les doses et, pendant plusieurs mois, avec quelques amis, il s’est astreint à une vie frugale, se privant de vin, d’alcool, de tabac… Cet exemple le montre à l’évidence : les méthodes d’expérimentation de l’homéopathie lui font une place à part dans la médecine. Les résultats qu’elle obtient ne peuvent s’insérer dans des statistiques; il n’est pas possible de les comparer à ceux des autres théra­peutiques.

Les deux visages de la médecine

Ces différences dans l’attitude thérapeutique et les mé­thodes d’expérimentation ont leur source commune dans l’opposition fondamentale entre la loi des semblables et la loi des contraires. Nous ne croyons pas contestable que les deux lois aient fait leurs preuves. Ici, la vérité a un double visage. D’un côté, nous voyons une médecine compensatrice qui pallie par des traitements chimiques les faiblesses de l’organisme; de l’autre côté, une méde­cine régulatrice qui stimule ses défenses naturelles : toutes les deux « réussissent ». Le médecin, dans la mesure où il est en même temps biologiste ou philo­sophe, a le droit de s’interroger sur cette apparente contradiction. Face au malade, il a le devoir de tirer parti de toutes les ressources que la science médicale met à sa disposition. Cette attitude implique-t-elle un refus de choisir entre l’homéopathie et l’allopathie ? Elle implique seulement le refus de toute exclusive, et que chacun s’informe pleinement des méthodes de l’autre ; elle exige surtout que la médecine classique reconnaisse la place qui revient à l’homéopathie et l’aide qu’elle peut en attendre.

Au palmarès de la médecine allopathique, ce sont les exploits de la chimiothérapie et de la chirurgie qui occupent les premières places. Dans les vingt dernières années, on a découvert la pénicilline, les sulfamides, les antibiotiques, la cortisone et les tranquillisants ; on a mis au point les vaccins de la coqueluche et de la polio­myélite. On a réussi des opérations à cœur ouvert, des greffes de la cornée et du rein. Des maladies comme le tabès (accident tertiaire de la syphilis) ont disparu ; d’autres, comme la tuberculose, sont partout en régres­sion. Aucun objectif ne paraît trop ambitieux à cette médecine de choc.

Pourtant, dans d’immenses secteurs, son action reste inopérante. Elle s’est mesurée surtout aux grandes mala­dies exogènes et très souvent elle en a vaincu le microbe, mais elle a été moins heureuse dans le traitement des troubles fonctionnels et psychosomatiques. Or, à cause même du recul des affections microbiennes, c’est avant tout de déséquilibres endocriniens, respiratoires, cir­culatoires, nerveux que souffre l’homme d’aujourd’hui, soumis aux constantes agressions de la vie moderne. Que peut faire pour lui l’allopathe ? S’il a affaire à une maladie caractérisée, ses remèdes massues seront aptes à la chasser ; mais s’il s’agit, comme c’est le cas neuf fois sur dix, d’un mal vague et qui ne dit pas son nom, alors il se trouve désarmé ; sa formation ne l’a pas préparé à l’étude individualisée, « personnalisée » du malade. Sur ce terrain glissant et mal délimité, à la frontière du physiologique et du psychologique, l’homéopathe, au contraire, avance d’un pas assuré ; il ne se contente pas de traquer la maladie, il s’efforce de rééquilibrer l’homme. Dans un cas de tuberculose, par exemple, dès que les bacilles de Koch n’apparaissent plus dans les bouillons de culture, le médecin traditionnel estime que son rôle est terminé. L’homéopathe, lui, n’aura de cesse qu’il n’ait remis le malade sur pied ; il le soignera pour sa fatigue, ses troubles circulatoires et digestifs, il l’ai­dera à surmonter ses tendances au découragement, à s’adapter à une vie nouvelle.

Malgré les avances spectaculaires de l’allopathie, trop de malades et d’anciens malades témoignent de ses lacunes évidentes pour que de nombreux médecins n’en aient pas pris conscience. D’où l’intérêt renouvelé qu’ils attachent à la notion de terrain et les ouvertures qu’ils tentent du côté de l’homéopathie. Mais, pour la plu­part d’entre eux, celle-ci n’est qu’une médecine d’appoint ; au mieux, ils lui assignent un rôle subalterne dans le secteur des troubles fonctionnels et psychosomatiques. Remarquons d’abord que, même si l’on se fait de l’homéopathie cette conception restrictive, on lui recon­naît un champ d’action très étendu et dont l’importance ne fait que croître. En raison même de ses succès, la médecine classique deviendra, à la limite, une théra­peutique d’urgence et d’exception. L’eugénisme, l’hy­giène, la médecine préventive occuperont alors le devant de la scène et « la plupart des cas soumis au médecin postuleront l’application d’une thérapeutique fonction­nelle, adaptée moins à la maladie qu’à la tendance réactionnelle générale de l’individu » (Dr Pierre Vannier). En aidant à récupérer les mal portants, les souffreteux, les déséquilibrés de toutes sortes en permettant leur réintégration dans la vie sociale, l’homéopathie contri­buera à réduire l’énorme gaspillage d’énergies et de talents qui est l’une des marques de notre civilisation. C’est déjà une tache immense. Mais il faut montrer maintenant qu’il n’y a aucune raison d’y cantonner l’homéopathie : elle n’est pas seulement le complément, mais aussi le correctif nécessaire de l’allopathie.

Le développement de la chimiothérapie a eu des consé­quences inattendues : on traque les bactéries et, aus­sitôt, elles s’adaptent aux drogues pour reparaître plus redoutables qu’auparavant. Ainsi les maladies vénériennes, que l’on croyait définitivement jugulées par la pénicilline, accusent un peu partout dans le monde une nouvelle poussée. Certains auteurs se demandent même si l’élimination des microbes, modifiant l’équi­libre vital au niveau de l’infiniment petit, ne va pas provoquer une recrudescence des maladies à virus. Il est prouvé, en tout cas, que l’emploi constant, routinier des antibiotiques accroît la résistance, donc la viru­lence des microbes, en même temps qu’il engourdit les défenses naturelles de l’organisme. Parallèlement, les accidents d’intolérance se multiplient : l’individu sup­porte de moins en moins bien les remèdes de choc qu’on lui assène à tout propos, sans aucune étude préalable de terrain, et même hors de propos. Devant ce double phénomène — la résistance accrue des microbes et la sensibilisation progressive des malades —, comment la médecine a-t-elle réagi ? Depuis quelques années, elle s’est engagée dans un cycle infernal : le développement de la chimiothérapie devient tentaculaire ; dès qu’un médicament cesse d’être efficace ou toléré, il faut un nouveau médicament ; parfois, comme dans le « traite­ment standard » de la tuberculose, on emploie trois antibiotiques à la fois, pour être sûr que l’un au moins agira. Résultat : l’essor sans précédent des maladies thérapeutiques, c’est-à-dire engendrées par tous ces remèdes brutaux et trop libéralement distribués. La réaction qui s’impose ne peut venir que de l’homéo­pathie. Ne faisant appel qu’à des produits naturels, elle seule, et c’est là un de ses mérites essentiels, peut apporter au malade ce qu’un médecin de l’autre bord, un allopathe, a appelé « la paix thérapeutique ».

Vers une intégration allopathie-homéopathie ?

Les homéopathes reconnaissent, pourtant, l’immense intérêt de la pharmacopée moderne. Tout en donnant le pas aux techniques qui leur sont propres, ils n’excluent l’emploi d’aucun procédé thérapeutique efficace. Hahnemann lui-même, qui bannissait l’application simul­tanée des deux méthodes dans ce qu’elles ont de contra­dictoire, ne voyait aucun inconvénient à ce qu’un traitement chirurgical ou un traitement hydrominéral fût associé à un traitement homéopathique. Les homéopathes actuels vont beaucoup plus loin ; ils ne sacrifient rien de la doctrine, mais, parmi eux, l’éclectisme est de règle. Ils distinguent soigneusement les cas où, le terrain re­vêtant une importance primordiale, « la thérapeutique homéopathique domine l’indication » ; les cas où elle doit être associée à d’autres procédés ; et enfin ceux où ces procédés doivent l’emporter sur elle. C’est ainsi que l’homéopathie triomphe, à elle seule, de la plupart des coqueluches, des colibacilloses, des infections à staphylo­coques, à pneumocoques, à streptocoques ; et qu’une action de similitude exercée sur le germe lui permet de venir à bout de la diphtérie et même de la typhoïde. En revanche, dans la tuberculose, par exemple, il faut combi­ner les deux méthodes. Et dans des affections aiguës comme la syphilis ou le tétanos, la parole est d’abord aux antibiotiques.

À l’inverse des autres médecins, les homéopathes ont maîtrisé les deux méthodes. Faut-il croire alors que, selon le cas qui leur est soumis, ils mettent en œuvre tantôt leur technique propre, tantôt celle de l’allopathie ? « Je ne change pas de veste plusieurs fois par jour, a répondu l’un d’eux à qui nous posions cette question, et, même quand je prescris un remède allopathique, je reste avant tout homéopathe. L’homéopathie ne cesse à aucun mo­ment d’être pour moi la toile de fond sur laquelle se détache tout acte médical… » Et ce même médecin, pour citer un exemple frappant, nous expliquait pourquoi il ne prescrivait jamais d’antibiotiques avant d’avoir iden­tifié la constitution de son malade. Chez les carboniques, en effet, dont la défense organique est solide, les anti­biotiques, bien qu’ils puissent entraîner des accidents précoces d’allergie et des accidents tardifs de sycose, permettent de lutter efficacement contre les germes. Chez les phosphoriques aussi, ils stérilisent les foyers infectieux, mais ils ne mettent pas toujours à l’abri des rechutes. Quant aux fluoriques, ce sont ceux qui suppor­tent le moins bien ce type de médication qui, dans cer­tains cas, va jusqu’à déterminer chez eux des infarctus du myocarde. En cent cinquante ans, l’homéopathie a conquis un domaine, celui des maladies fonctionnelles. En même temps, la conception d’ensemble qu’elle propose éclaire des notions capitales, comme celle du terrain, que la médecine redécouvre après les avoir long­temps laissées dans l’oubli. Cette conception, comment en contester le sérieux quand, de la chimie à la psycho­logie et de la biologie à l’anthropologie, toutes les sciences en confirment le bien-fondé ? On s’explique mal, dans ces conditions, qu’entre les deux médecines, l’héri­tage des temps de discorde ne soit pas définitivement liquidé. Certes, le temps de la mise en quarantaine est révolu.

Des exclusives sont encore lancées, mais elles sont le fait de doctrinaires. En général, de part et d’autre, on adopte une attitude plus tolérante. Sans rien perdre de leur originalité, les homéopathes tirent maintenant parti de tous les progrès de l’allopathie. Pourquoi celle-ci ne ferait-elle pas le même chemin en direction de l’homéo­pathie ? On arriverait alors à une synthèse des moyens de guérir, à cette intégration des médecines, que, dans les deux camps, des médecins de plus en plus nombreux réclament. Pour qu’elle se réalise, il suffirait de se souvenir du vieux précepte d’Hippocrate, « de deux façons opposées, la santé se rétablit », et d’en tirer toutes les conséquences qu’il comporte : il suffirait, en somme de revenir aux sources de la médecine.

FRANÇOIS BRUNO

François Bruno, est décédé fin 2010. Créateur avisé, attaché à l’homéopathie, il avait vendu son Laboratoire d’homéopathie aux Laboratoires Dolisos en 1991. A la suite de cette cession, il a créé le préparatoire Delpech qui est aujourd’hui l’un des tous premiers préparatoires de France, dirigé par son fils.
François Bruno était un homme à l’écoute de sa clientèle, qui aimait discuter les meilleurs choix, un chef d’entreprise humaniste et bon vivant. Il est parvenu à mettre en place à force de persévérance, un préparatoire de qualité pour répondre à sa clientèle partenaire.

[1]  « La témérité des charlatans et leurs tristes succès qui en sont les suites font valoir la médecine et les médecins. » La Bruyère.
[2]  On trouvera plus loin, dans le Dictionnaire des responsables, un résumé de la vie d’Hahnemann. Nous nous contentons d’en rappeler ici la phase parisienne, la dernière.
En 1835 — Hahnemann vient alors d’avoir 80 ans —, une Parisienne de 30 ans, Mélanie d’Hervilly, débarque dans la petite ville ducale de Cöthen où il exerce la médecine ; elle a lu l’Organon et elle vient consulter le fondateur de l’homéopathie. Malgré la différence d’âge, la rencontre finit par un mariage. Hahnemann décide de suivre sa jeune femme à Paris et, dès le 21 août 1835, Guizot lui accorde le droit d’exercer. Bientôt, il devient une personnalité parisienne. Quand il meurt à 88 ans, pendant une longue semaine Mélanie reste près du corps qu’elle a fait embaumer, sans se résigner à l’abandonner.
[3]  Au cours d’une campagne, Korsakov, officier d’état-major du tsar, voulut préparer un remède homéopathique pour soigner un de ses camarades, mais il ne disposait pas des multiples flacons qu’exige la méthode hahnemannienne. Il versa donc 99 gouttes d’eau dans l’unique flacon qu’il possédait, y ajouta une goutte de substance mère, secoua le flacon, le vida, puis le remplit à nouveau : il obtint ainsi une dilution à la première centésimale, et il répéta l’opération autant de fois qu’il était nécessaire pour arriver à une dilution plus poussée. Korsakov estimait, en effet, que chaque fois qu’il vidait la fiole, le liquide qui adhérait à ses parois représentait l’équivalent d’une goutte de dilution. C’est au Dr Pierre Vannier que nous empruntons l’expression « dilutions de clair de lune » ; il parle aussi d’« inconnu numéroté ». D’autres homéopathes sont moins sévères pour le procédé de Korsakov qui continue d’être employé. La lecture des indications portées sur une fiole homéopathique n’exige pas de connaissances très étendues. Si nous lisons, par exemple, Belladona 6 CH, la lettre C indique qu’il s’agit d’une dilution centésimale et la lettre H qu’elle a été préparée selon la méthode hahnemannienne. Le même remède, préparé selon la recette de Korsakov, s’appellerait Belladona 6C.
[4]  On raconte que Bismarck, la première fois qu’il consulta un homéopathe, interrompit brutalement ce médecin : « Docteur, votre interrogatoire est stu­pide. » Ce qui lui valut, du tac au tac, le conseil de s’adresser à un vétérinaire qui, « lui, au moins, ne poserait pas de questions, n’en ayant pas l’habitude ».
[5]  Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent !
       Quelle importune main en formant tout ces nœuds
       A pris soin sur mon front d’assembler mes cheveux.
Voilà le symptôme qui aurait éclairé un homéopathe : Phèdre était justiciable de Lachesis, la sensation d’étouffer dans ses vêtements étant l’un des signes caractéristiques de ce remède homéopathique, que l’on extrait d’un venin de serpent.
[6]  « En général, précise le Dr Pierre Vannier, nous ne rencontrons pas de types aussi tranchés. Le car­bonique, le phosphorique et le fluorique à l’état pur sont à leur place sur la fresque comme des ja­lons entre lesquels se situent la majorité des individus ». À l’in­térieur de la classification, l’homéopathe nuance à l’extrême son jugement. Deux carboniques peu­vent appartenir, l’un au type blond Belladona, et l’autre au type brun Aconit. S’ils contrac­tent le même jour deux congestions pulmonaires identiques, ce n’est pas le même remède qu’on leur administrera.
[7]  Autant qu’aux dosages eux-mêmes, Hahnemann attachait de l’importance aux succussions, c’est-à-dire aux secousses que l’on imprime au flacon entre chaque dilution. Par le moyen de ces succussions, estimait-il, le re­mède se trouve dynamisé, ce qui signifie qu’il est modifié dans l’intimité de sa structure. Un des adversaires d’Hahnemann fit à ce propos une boutade célèbre que l’on n’a pas encore oubliée dans les milieux hostiles à l’homéo­pathie : « Vous paraissez tellement convaincu de l’efficacité des secousses que nous ne serions pas surpris d’apprendre un jour que vous avez réveillé un mort en le secouant comme un prunier. »
[8]  Le Dr Roland Zissu estime que la vaccination et l’homéopathie reposent sur des principes différents. Nous empruntons ce pas­sage à son livre Matière médicale homéopathique constitutionnelle : « La création de l’immunité est à la base de l’action du remède homéopathique qui cherche à sti­muler les réactions de l’organisme plutôt qu’à réduire un symptôme sans toucher à la cause qui l’a pro­duit. C’est par l’intermédiaire de cette notion d’immunité qu’on rejoint la vaccinothérapie et la sérothérapie, largement employées en allopathie… Dans la vaccina­tion, il s’agit d’atténuer la viru­lence des agents pathogènes pour permettre à l’organisme qui en subit l’assaut de s’immuniser en fabriquant des anticorps spéci­fiques à cet agent. Serait-ce donc de l’homéopathie ? Non. La diffé­rence fondamentale qui existe est que, dans le cas de la vaccination, les anticorps formés sont spéci­fiques du microbe (vaccination homologue) ou du microbe voisin (vaccination hétérologue), tandis que les anticorps suscités par le remède homéopathique sont spé­cifiques du complexe biologique, englobant à la fois toutes les réactions pathologiques du malade vis-à-vis du microbe, les troubles qu’il détermine et le terrain même sur lequel il se développe ».
[9]  « La pensée scientifique s’est difficilement arrachée au témoi­gnage des sens. Ceux-ci furent les bastions inexpugnables, les ultimes refuges de l’anthropocentrisme. Ne nous y trompons pas : les pre­miers appareils scientifiques de mesure ne furent appréciés que comme des yeux un peu plus fins, des mains un peu plus subtiles. Il a fallu que la gamme de leurs pos­sibilités se soit diversifiée et que leur précision soit extrême pour que l’homme de science comprenne qu’il avait inventé non pas des pro­longements à ses organes des sens, mais des organes autres. Grâce à eux, il découvrait non pas une réalité plus fine, mais une réalité différente. Nos sens ne nous permettent de saisir que des rapports d’égalité ou un mini­mum de similitude. Il faut 1 pour équilibrer 1 sur les deux plateaux d’une balance. Toute physique et toute chimie ont d’abord été connues en termes de laboratoire. La première moitié du XXe siècle a fait admettre peu à peu que l’organisme humain était un labo­ratoire particulier, avec sa propre chimie et sa propre physique. Pendant des siècles, on avait oublié que ce laboratoire était vivant, que ses réactions intimes nous étaient inconnues, et en tout cas à l’échelle des « micro-doses ». Jacques Mousseau, Qu’est-ce que l’homéopathie ? (Planète, n 14).