Robert Linssen
Le Temps et l'Eternité

La plupart des êtres humains sont dans l’ignorance complète d’un fait fondamentalement important : leur conscience et toute leur structure psychique sont prisonnières du temps, de la durée et de la continuité.
La prise de conscience d’un tel conditionnement et d’une telle emprise serait-elle possible ? Et si cette prise de conscience était possible, les êtres humains auraient-ils la possibilité de se libérer de l’emprisonnement de l’étau de la continuité, de la durée et du temps ?

(Revue Être Libre, Numéro 271, Avril-Juin 1977)

La plupart des êtres humains sont dans l’ignorance complète d’un fait fondamentalement important : leur conscience et toute leur structure psychique sont prisonnières du temps, de la durée et de la continuité.

La prise de conscience d’un tel conditionnement et d’une telle emprise serait-elle possible ?

Et si cette prise de conscience était possible, les êtres humains auraient-ils la possibilité de se libérer de l’emprisonnement de l’étau de la continuité, de la durée et du temps ?

Krishnamurti déclare souvent : « Ce qui est continu emprisonne ».

Ces quelques mots contiennent un ensemble de significations considérables.

Pour en saisir l’ampleur, il est nécessaire de mettre en évidence les malentendus familiers existant concernant les notions de temps et d’éternité.

Le problème de l’éternité ne peut pas être résolu en fonction des valeurs du temps. Eternité et temps sont incommensurables.

Le problème du temps peut être résolu adéquatement si nous conférons à l’éternité ou à l’intemporalité une place de priorité fondamentale.

Mais comment conférer une place adéquate à une Réalité que nous ne connaissons pas et que la pensée ne peut saisir ?

En fait, la Réalité que nous nommons « éternité » est sans durée, sans continuité. Elle est entière en chaque instant présent. Elle est un perpétuel maintenant.

Ainsi que l’écrit le penseur indien Ananda K. Coomaraswamy (p. 14) (« Le temps et l’Eternité », éd. Dervy Livres – Paris 1976)

« La doctrine métaphysique oppose simplement le temps comme continuité à l’éternité hors du temps, laquelle ainsi, ne doit pas être confondue avec la perpétuité : elle coïncide avec le présent réel, ou l’instant, dont on ne peut avoir l’expérience dans le temps. Ici, la confusion n’apparaît que pour une conscience réfléchissant en fonction du temps et de l’espace ; pour elle, un instant succède à un « instant » sans interruption, et il lui semble qu’il y ait une série indéfinie d’instants, collectivement totalisés dans le « temps ». Cette confusion peut être dissipée si nous nous apercevons qu’aucun de ces instants n’a de durée ; quant à la mesure, ils sont tous des zéros dont la « somme » est impensable. C’est une question de relativité ; c’est « nous » qui sommes en mouvement, tandis que l’instant est immuable et parait seulement se déplacer — de même que le soleil semble se lever et se coucher parce que la terre « tourne ».

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Dans la mesure où nous sommes ignorants ou inattentifs, il semble que la terre sur laquelle nous vivons soit immobile et que le soleil tourne autour de notre petite planète.

La situation est un peu semblable en ce qui concerne le mouvement du temps et ce que nous appelons « éternité » ou intemporalité.

Lorsque nous parlons du mouvement du « temps » et de l’intemporalité, il nous est indispensable de nous rappeler qu’il existe diverses catégories de mouvements. Parmi elles se trouve un mouvement qui n’a rien de commun avec les mouvements qui nous sont familiers. C’est peut-être à cette Réalité que Krishnamurti fait allusion lorsqu’il parle du « mouvement de la vie ».

Afin de préciser ces nuances, nous rappellerons qu’au niveau des observateurs conditionnés et limités que nous sommes, il semble nécessaire de mettre en évidence l’existence de trois sortes de mouvements. Ces distinctions et catégories ne sont en réalité qu’une concession faite à notre esprit d’analyse mentale. Pour les Maîtres de l’Eveil, il n’existe qu’une Réalité mais notre mental tend à la diviser en diverses couches ou tranches dont l’énumération est faite pour les commodités de notre langage conditionné.

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Lorsque nous énonçons le mot « mouvement », nous n’évoquons naturellement que les mouvements qui nous sont familiers : le mouvement d’une auto, d’un avion, d’un geste, de tout objet animé ou inanimé qui se déplace dans le temps et l’espace. Ces mouvements de translation sont régis par les lois de la mécanique classique. Ils s’effectuent dans le cadre de coordonnées précises de temps « t », de vitesse « v » caractérisant le déplacement de deux objets ou « mobiles ».

Au cours de ces déplacements, les objets ou mobiles déplacés ne subissent aucun changement. Le fait de déplacer une bille de billard de quelques mètres ne change rien à la nature de cette bille de billard.
Mais il semble qu’il en soit tout autrement dans les ultimes profondeurs du monde matériel, c’est-à-dire aux niveaux atomiques et subatomiques.

A ce niveau profond, le mouvement existe toujours. Il existe mais se comporte d’une façon différente de celle qui nous est familière.

Il est différent parce qu’il est extraordinairement rapide. Les électrons effectuent des milliards de tours par seconde autour du noyau central. Mais c’est au niveau des constituants intranucléaires, c’est-à-dire à l’intérieur du noyau central, ainsi qu’au niveau des constituants sub-protoniques que se révèle une catégorie de mouvement très étrange.

Ce mouvement s’effectue d’abord dans un espace infiniment petit, il est d’une intensité extraordinaire échappant à toute possibilité de représentation mentale. Ensuite, ce qui est, nous semble-t-il, important, ce mouvement affecte la nature des mobiles qui sont animés par lui.

Au cours de chaque seconde, les protons et les neutrons changent d’individualité un milliard de milliards de fois suite aux échanges intensifs de « pions « ou « Méson Pi ». Il ne s’agit donc plus ici seulement d’un mouvement de translation laissant les mobiles intacts mais d’un mouvement de transformation de nature affectant les caractères spécifiques des objets ou mobiles déplacés. D’ailleurs, peut-on encore sérieusement parler « d’objets » à ce niveau ultime !

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Enfin, d’après de nombreux physiciens et savants actuels, de même que dans les enseignements des Maîtres de l’Eveil, il existerait, bien au-delà des profondeurs des mondes atomiques et subatomiques, une troisième espèce de mouvement : le mouvement de création. A ce niveau, il n’y a plus de dualité ni de distinction entre le mobile et le mouvement. Ceci correspond à ce que Plotin, dans ses Ennéades, appelait le « mouvement pur ».

Ce mouvement de création est intemporel, il est libre de toute causalité, ou de déterminisme. Des savants actuels, tels Robert Tournaire, Fred Hoyle, Vigier et David Bohm admettent l’existence d’un milieu sub-quantique. Des hypothèses de plus en plus nombreuses tentent d’approcher le domaine de ce champ unitaire englobant tous les autres champs, gravifiques, électromagnétiques, etc. Quoique rien de définitif n’ait été encore réalisé dans ce domaine, le contenu des hypothèses émises s’approche singulièrement des enseignements des Maîtres de l’Eveil concernant l’existence d’une Réalité fondamentale — unique, intemporelle, inconditionnée, base et source première de l’universalité des êtres et des choses depuis l’infiniment petit jusqu’à l’infiniment grand.

C’est à ce niveau que se trouve la Réalité suprême que certains appellent l’Eternel Présent, l’Intemporel, l’Eternité véritable sans durée ni continuité. Une telle affirmation est de nature à dérouter complètement notre mentalité familière, née dans le temps et l’espace et entièrement basée sur les notions de durée, de continuité. Pour la plupart d’entre nous, l’éternité est une réalité monotone qui dure indéfiniment.

Lorsque les Maîtres du Ch’an, du Taoïsme ou du Zen, et Krishnamurti nous suggèrent d’être
« présent au Présent », d’être « neufs dans l’instant neuf », c’est afin de répondre autant que possible fidèlement aux exigences de création pure, de renouvellement de cette Présence éternelle, intemporelle qui ne connaît aucune répétition, aucune habitude alors que notre univers entier et nous-mêmes, physiquement et psychologiquement, nous ne sommes que mémoires, habitudes, répétitions.

C’est en cela que réside l’une des causes principales de nos difficultés de réalisation.

En fait, nous vivons généralement à l’envers et à contre-sens dans l’envers de l’Univers. Ce sont d’ailleurs là les conclusions des savants éminents du « Groupe de Princeton » évoquées dans l’ouvrage du professeur Raymond Ruyer (« Le Gnose de Princeton », éd. Fayard, Paris, 1975).

Le niveau de l’Intemporel, de l’éternité sans durée, du mouvement de création pure constitue l’endroit de l’Univers et de chacun d’entre nous. Il est la base, l’essence commune dans laquelle les êtres et les choses se meuvent et ont leur être vrai.

Ne disons pas, pour autant, que l’univers matériel, le temps et l’espace sont de pures illusions.

Ainsi que l’écrit A. Coomaraswamy : (p. 17, « Le temps et l’éternité «) :
« La doctrine du Vêdânta selon laquelle le monde est de la nature de l’art n’est pas une doctrine de l’illusion. Elle distingue simplement la réalité relative de l’œuvre de la réalité plus grande, celle de l’Artisan dans laquelle subsiste le paradigme. Le monde est une épiphanie ; et ce n’est pas sa faute mais la nôtre, si nous prenons par erreur, les choses qui furent faites pour la Réalité d’après laquelle elles furent faites, le phénomène lui-même pour son modèle. Qui plus est, l’illusion ne peut être proprement attribuée à un objet, elle ne peut provenir que de celui qui le perçoit ; l’ombre est une ombre, quoi que nous en fassions. »

Autrement dit, le monde matériel n’est pas une illusion absolue mais nous sommes victimes d’une échelle d’observation faussée et limitée, qui nous donne, de ce monde matériel et de nous-mêmes, des notions illusoires.