Robert Linssen
Les enseignements qui ne reconnaissent pas disciplines et autorités sont-ils dangereux ? (Questions et Réponses)

« Tâchons de nous tenir debout tout seul », nous disait le penseur indien Vivekananda. Des maîtres, des instructeurs, des disciplines sont nécessaires pour des enseignements techniques pour l’algèbre, les mathématiques, les langues étrangères. A chaque besogne correspond une catégorie particulière d’outils, enseignait Platon. Pour des besognes lourdes et grossières, des outils lourds et grossiers. Pour des travaux délicats, il est nécessaire d’utiliser des outils légers.

(Revue Être Libre Numéros 161-163, Mai-Août 1959)

QUESTION : Par leur absence de discipline, de guide et d’autorité spirituelle, les enseignements de Krishnamurti et du Zen me semblent dangereux ?

REPONSE : « Tâchons de nous tenir debout tout seul », nous disait le penseur indien Vivekananda. Des maîtres, des instructeurs, des disciplines sont nécessaires pour des enseignements techniques pour l’algèbre, les mathématiques, les langues étrangères. A chaque besogne correspond une catégorie particulière d’outils, enseignait Platon. Pour des besognes lourdes et grossières, des outils lourds et grossiers. Pour des travaux délicats, il est nécessaire d’utiliser des outils légers.

Or les enseignements scientifiques ou techniques doivent être envisagés comme des travaux lourds par rapport à la recherche extraordinairement subtile du domaine spirituel.

Ainsi que l’enseignait le Tao, la loi du Réel est la spontanéité. Pour accéder à l’expérience vivante de cette spontanéité et pour vivre ses caractères de créativité intense on ne peut s’aider ni d’un maître, ni d’un guide spirituel, ni d’une discipline. On ne s’entraîne pas à la réalisation de la Vérité en nous comme on s’entraîne à un examen technique ni à un match de boxe. Nous perdons de vue les caractères spécifiques du Réel : il est entièrement neuf à chaque instant, il n’a jamais été ce qu’il est au cœur de chaque seconde nouvelle. Chaque moment possède des caractères d’unicité et de créativité qui nous échappent totalement.

Dans l’entraînement du mental en vue d’un perfectionnement technique, intellectuel ou scientifique quelconque, on procède du connu au connu. Certaines expériences universellement reconnues ont été répétées et le seront indéfiniment dans les mêmes conditions. Tout le processus de développement de l’esprit d’investigation scientifique se fait grâce à des points de références précis, à des poids et à des mesures minutieusement établis. Ensuite, par déduction ou par induction, l’esprit procède à des enchaînements, à la découverte de conséquences nouvelles se référant toujours à des valeurs de bases préétablies.

Dans la Réalité envisagée par Krishnamurti ou le Zen, il n’y a aucun point de référence, aucune valeurs préétablies, aucune comparaison, aucune déduction, aucune induction. Ainsi que l’exprime souvent Krishnamurti « la Réalité n’est pas un résultat ». Elle ne résulte en aucun cas de nos manipulations mentales. Il est évident que si l’expérience intérieure résultait de nos manipulations mentales, elle serait négative.

QUESTION : Pourquoi ?

REPONSE : Parce qu’une expérience qui s’inscrit rigoureusement dans le champ de nos opérations mentales resterait entièrement subjective, entièrement conditionnée par nos préférences ou répulsions personnelles, par notre éducation, par les contenus conscients et inconscients de notre esprit.

QUESTION : Mais comment pouvons nous être attentifs sans nos opérations mentales, sans discipline mentale ? Il faut une méthode ?

REPONSE : Le Zen et Krishnamurti enseignent précisément que l’attention réelle est non-mentale et que la lucidité véritable est une lucidité sans idée. Voilà qui bouleverse complètement nos façons de voir traditionnelles.

L’attention parfaite ne se réalise qu’à partir de l’instant où nous sommes parvenus à démêler les nœuds innombrables de notre processus mental. L’attention parfaite est un art de voir.

Pour voir réellement, nous disent les maîtres Zen, il suffit de regarder. Mais pour bien regarder il faut être comme le miroir. Le miroir voit tout, mais ne prend rien. Le miroir ne choisit pas.

Nous ne nous voyons pas, car nous choisissons, nous prenons et nous nous identifions.

Dès l’instant où notre esprit s’engage dans l’adoption d’une méthode, dans l’obéissance aux directives d’une autorité spirituelle, il anéantit toute possibilité d’éveil authentique.

L’obéissance aux directives d’une autorité spirituelle, l’adoption d’une méthode dont les détails sont parfaitement reconnus et codifiés, entraîne l’esprit dans un processus d’imitation paralysant toute attention réelle.

QUESTION : Pourquoi ?

REPONSE : Car aussi longtemps que vous vous disciplinez conformément à une méthode, vous ne vivez plus dans le présent. Votre attitude prouve que vous vous disciplinez en vue de vous transformer dans le futur, en vue d’acquérir certains pouvoirs ou certaines vertus. Dans le processus de la discipline se trouve impliquée la tension entre le sujet qui impose la discipline et l’objet de cette discipline.

L’art de voir, dont parlent les maîtres Zen, est entièrement dans l’instant. La Vérité est quelque chose que vous voyez entièrement dans un instant vécu au cours d’un total renouvellement de vous-même ou bien que vous ne voyez pas du tout. Lorsque vous avez l’esprit conditionné par l’imitation en vue d’un but à atteindre vous n’êtes plus dans le présent. Votre être intérieur est déchiré d’une part entre ce qu’il est réellement dans l’instant présent et, d’autre part, entre ce qu’il voudrait être dans un futur hypothétique auquel il s’identifie progressivement. La plénitude de la conscience ou de l’Eveil requiert une totale présence au Présent. Nous sommes la plupart les jouets inconscients d’une force d’habitude fondamentale lointaine. Cette force d’habitude est statique. C’est elle qui tend à nous fixer à des idées ou à des personnes. Mais aussi longtemps que nous sommes fixés à des idées ou à des personnes, nous ne nous voyons pas nous-mêmes.

QUESTION : Comment nous voir réellement ?

REPONSE : En nous voyant tels que nous sommes actuellement et non en dirigeant notre esprit vers des images représentant ce que nous voudrions être.

Pour nous voir actuellement tels que nous sommes, il nous faut d’abord reconnaître que nous nous fuyons toujours, que jamais nous ne voulons nous voir tels que nous sommes. Il faut que nous démasquions en nous la force d’habitude qui nous emprisonne en nous-mêmes. Il est nécessaire de découvrir la façon dont opère cette force d’habitude en nous. Nous pourrons alors découvrir que toutes nos pensées, nos émotions et nos actes sont conditionnés par cette force d’habitude. Sans elle, aucun être ne serait en vie, car elle se trouve intimement liée à l’instinct de conservation. Mais il n’y a pas de répétition dans la nature. Et ce qui fut une aide devient une entrave. Tout homme qui désire s’éveiller doit se libérer de l’emprise de 1a force d’habitude, il doit mourir à lui-même en tant qu’entité statique pour s’ouvrir au jaillissement créateur de la Vie.

La réalisation de la « Vue Juste », dont parlent les maîtres Zen, ne s’effectue pas au cours de méditations isolées. Elle s’effectue au cours du quotidien. Krishnamurti insiste beaucoup sur la nécessité d’une lucidité de tous les instants lors de nos relations avec les êtres et les choses dans la vie de tous les jours. Personne ne peut être attentif à notre place. Le rôle des « Eveillés » ou des maîtres n’est pas de nous imposer une discipline spirituelle ni de nous entraîner dans les processus d’imitation de modèles préétablis, acceptés, codifiés ou reconnus. Le rôle des « Eveillés » consiste à celui d’un « catalyseur ». Ils nous indiquent la route, mais nous devons marcher par nous-mêmes, car la prise de conscience de tous les événements qui se placent sur la route, ne peut être faite que par une pensée attentive, une sensibilité détachée, une disponibilité intérieure profondément individuelle.

Concernant le problème de la discipline, beaucoup ont pensé, encouragés par leur propre faiblesse, que la vie intérieure pourrait se développer par une sorte de laisser-aller. C’est là une grave erreur. Ce n’est que par une attention de tous les instants que nous parviendrons à l’Eveil. Mais cette attention nécessite de notre part un réajustement continuel. Nous ajouterons qu’elle n’est pas accumulative. Une attention qui observe en vue d’accumuler, en vue d’avoir n’est pas une attention véritable. Elle se trouve déjà partiellement projetée dans le futur.

Notons également que l’Eveil correspond à une sorte d’obéissance de la nature profonde des choses et de soi-même. Du point de vue physique, nous sommes régis par des lois mécaniques. Notre vie physique doit donc faire l’objet d’une discipline rigoureuse sans laquelle la santé du corps risque d’être perdue.

Krishnamurti dénonce le danger des disciplines uniquement dans le domaine spirituel. Il désire nous épargner l’erreur en vertu de laquelle notre « moi » se joue inconsciemment la comédie et tombe dans le piège d’un « devenir » nouveau.

Par la discipline, nous dit Krishnamurti, nous pouvons nous transformer, apporter des changements aux situations dans lesquelles nous nous trouvons, mais ces changements n’ont absolument rien de commun avec la transformation fondamentale du « moi» ou « Eveil ». C’est avec une intention bien précise que Krishnamurti définit les transformations engendrées par les disciplines du « moi » comme des « continuités modifiées ». Sous-jacente aux innombrables transformations, l’entité du « moi » reste intacte. Nous dirons même qu’elle se nourrit et se perpétue par le jeu des tensions existant entre le sujet et l’objet des disciplines.

La difficulté réside pour nous dans le fait qu’il est nécessaire d’être pleinement attentif dans l’instant en évitant à l’esprit de se projeter dans le futur vers un but à atteindre ou des biens à acquérir. Nous n’avons pas de but à atteindre. Nous n’avons rien à « faire » au sens généralement accordé à ce terme.

Nous avons plutôt à défaire les nœuds innombrables qui nous emprisonnent. Tout est là, nous disent les maîtres Zen…, mais nous avons des yeux et nous ne voyons point. Notre incapacité de nous voir dans le Présent nous conduit à rechercher dans l’avenir la réalisation de désirs qui ne parviendront jamais à nous satisfaire réellement. Aussi longtemps que nous resterons prisonniers du temps, de la durée, de la continuité, nous ferons effort en vue d’acquérir ou de devenir quelque chose et nous réclamerons des disciplines. Dès l’instant où notre esprit s’engage dans la compréhension de l’Intemporel, de l’Eternité résidant dans la momentanéité de chaque instant, nous nous libérons du désir de « devenir » quelque chose ou d’acquérir quoique ce soit. Il existe en somme deux processus d’existence. Le premier entièrement identifié au temps, à la durée, au devenir continu : ce processus est horizontal. Il s’étend indéfiniment dans le temps et l’espace. Le second processus d’existence est vertical. Il est délivré de l’identification au temps. Il se recrée de lui-même à chaque instant. Sa loi est la spontanéité.

QUESTION : Les méthodes et disciplines que vous semblez critiquer ont pourtant apporté des résultats.

REPONSE : Exactement. Les résultats obtenus sont entièrement conditionnés par la nature des méthodes ou disciplines employés. La Réalité dont parlent Krishnamurti et le Zen n’est justement pas un résultat. Elle est par elle-même. Nous n’avons qu’à découvrir Son existence en nous. Nous avons l’habitude de considérer comme positives les méthodes et les disciplines qui donnent des résultats et nous perdons de vue que ceux-ci se situent entièrement dans le champ de notre propre esprit. Ils sont purement subjectifs et rigoureusement conditionnés par les caractères spécifiques des méthodes ou disciplines employées. A ce point de vue la position du Zen et de Krishnamurti est particulièrement ingrate. Ces enseignements n’engagent plus le « moi » dans la voie illusoire de la conquête des résultats. Ils ont donc une apparence négative. Ils nous enseignent tous les conditionnements qui nous limitent et dénoncent tous les obstacles qui s’opposent à notre affranchissement intérieur. Il n’y a donc là, apparemment, que négations. Mais ce qui nous échappe, c’est l’élément suprêmement positif qui se révèle au terme de ces négations successives. De cette Réalité fondamentale rien ne peut être dit.

Nous la portons en nous tous. Elle est notre être vrai et l’être véritable de toutes choses. De tous temps, d’innombrables discours lui ont été consacrés. Mais ainsi qu’il est dit dans le Tao : « Celui qui en parle ne la connait pas. Celui qui la connait n’en parle pas. » Et Krishnamurti nous déclare de son côté que nous ne pouvons la connaître, car nous ne pouvons connaître que ce qui est passé. Il nous est impossible de « connaître comme nous connaissons généralement les choses », une Réalité qui est totalement neuve à chaque instant. Mais si rien ne peut en être dit, s’il est évident que cette Réalité ne peut être connue comme nous connaissons généralement les choses, chacun peut cependant en faire l’expérience vivante en dépassant les limitations et les conditionnements habituels qui paralysent son esprit et son cœur.