Romano Rezek et Kâroly Golen
Les fondements gnoséologiques et épistémologiques de la vision du monde de Teilhard

A prendre dans sa totalité l’édifice d’ondes et de particules monté par notre science, il devient manifeste que cette belle architecture contient, au moins autant de « nous-mêmes » que de l’« autre ». Parvenus à l’Extrême de leurs analyses, les hommes de sciences ne savent plus trop si la structure qu’ils atteignent est l’essence de la Matière qu’ils étudient, ou bien le reflet de leur propre pensée; et par un choc en retour de leurs découvertes, eux-mêmes se trouvent engagés, corps et âme, dans le réseau des relations qu’ils pensaient jeter du dehors sur les choses : pris dans leur propre filet… « Objet et sujet s’épousent et se transforment mutuellement dans l’acte de connaissance. »

(Revue Teilhard de Chardin. No 77-78. Juin 1979)

« La vérité est une pointe si sensible que nos instruments sont trop émoussés pour y toucher exactement. S’ils y arrivent, ils en écartent la pointe et appuient tout autour, plus sur le faux que sur le vrai » (Pascal)

« Dans la vie, nous sommes toujours malheureux, parce que les hommes ne se comprennent pas : l’un ne peut se mettre dans la situation de l’autre, n’est-ce pas ? » (Pavlov)

La grande « erreur » de Teilhard est d’avoir été à la fois un excellent homme de sciences, un penseur profond et un mystique, ou — si vous voulez — un génie universel. Après tant de discussions sur sa personne et sur son œuvre, ne faudrait-il pas toucher aux racines gnoséologiques et épistémologiques de sa pensée? Bien sûr, il n’a jamais élaboré aucun système de la théorie de connaissance ou de théorie scientifique. Dans l’élaboration de sa terminologie, il n’est arrivé qu’à une page de « lexique » de ses idées. Mais son « sens cognoscitif » tout spécial se découvre dès sa première étude (De l’Arbitraire dans les Lois, Théories et Principes de la Physique) jusqu’à la dernière (Recherche, Travail et Adoration). Sa « recherche de l’absolu » dans les êtres concrets, son « aventure existentielle » de synthétiser sciences, philosophies et mystiques : mériterait plus d’attention qu’on ne lui ait prêté jusqu’ici.

De notre part, il ne s’agit pour le moment que d’une tentative que les autres voudront bien continuer; mais aussi d’une initiation pour ceux qui voudraient bien « voir les Choses elles-mêmes ». De propos délibéré, nous restons maintenant sur le terrain du problématique et non celui du mystère chrétien qui n’est qu’une dimension toute nouvelle, « un fruit surnaturellement mûri » des fondements gnoséologiques et épistémologiques. Nos citations se réfèrent à tous les écrits de Teilhard (mais ici nous ne publions qu’un très bref résumé schématique d’une étude de 300 pages). Aussi nous demandons à nos lecteurs de ne pas se scandaliser de « l’infinie simplicité » et de la « naïveté » de Teilhard. Qu’on le veuille ou non, sa vision et son « sens cognoscitif » nous ont déjà pénétrés jusqu’aux moelles… Ni de se frapper la tête à cause de ses majuscules : c’est déjà « la manière d’être » pédante d’un homme de sciences, imprégné de la culture anglaise et qui — dans le domaine de la pensée pure — obéit aux règles de la Sémantique des Zoologistes et des Anthropologues…

Il est tout naturel que dans cette brève présentation nous n’acceptions — comme point de repère ou comme base de comparaison — aucun des systèmes « déjà faits ». Nous voulons présenter quelques fondements d’une pensée sui generis profondément originale, classique « dans ses germes » — comme avait dit Maritain — mais « insupportable » aux yeux de ceux qui sont incapables de créer une synthèse vivante de tous les terrains du Réel (scientifique, philosophique et théologique).

1. Celui qui voit.

a) Un visionnaire cherche l’Absolu dans le monde.

Rien n’est plus caractéristique dans son comportement intérieur que le goût ou le besoin irrésistible de quelque « Unique Suffisant et Unique Nécessaire ». Il voudrait voir, à travers les êtres concrets du Monde, que « Quelque Chose d’Essentiel » existe, dont le reste n’est qu’un accessoire, un ornement.

Bien qu’il ne soit pas spécialiste dans la Physique des Quanta, de la Relativité et de la structure de l’Atome, il se sent « chez soi » dans ce monde précisément des électrons, des noyaux, des ondes. Quant aux découvertes de la Génétique moderne, le P. Pierre Leroy pourrait nous renseigner jusqu’à quel point Teilhard fut initié par ses amis spécialistes à ce terrain scientifique. — « Le Consistant, le Total, l’Unique, l’Essentiel…, n’est-ce pas dans les vastes réalités cosmiques (Masse, Perméabilité, Radiance, Courbures, etc…), où l’Etoffe des choses se révèle à notre expérience sous une forme à la fois indéfiniment élémentaire et indéfiniment géométrisable… ? » — Dans son Univers évolutif, il a bien constaté que « le dualisme… se dissipait comme brouillard au soleil levant. Matière et Esprit : non point deux choses, mais deux états, ou deux faces d’une même Etoffe cosmique, suivant qu’on la regarde, dans le sens où (comme eût dit Bergson) elle se fait, ou au contraire dans le sens suivant lequel elle se défait ».

b) « La lutte pour la lumière ».

Sa vocation particulière est celle d’un « lutteur » : « Parler à ceux qui cherchent, vivre avec eux…, distinguer ceux qui aménagent les bases, ceux qui forent — c’est ma mission ». — « Il nous suffirait de comprendre l’Homme pour avoir compris l’Univers, — comme aussi l’Univers resterait incompris si nous n’arrivions à y intégrer de façon cohérente l’Homme tout entier. » C’est une tâche énorme « dont le choc devrait être assez fort sur notre esprit pour exalter, ou même pour transformer, notre philosophie de l’existence ». Et comment la réaliser ? — « … Réaliser cette transformation en dehors de toute métaphysique et de tout finalisme extra-naturel. »

Sans prétendre être « plus clairvoyant que les autres », Teilhard veut « déceler les sources « secrètes » des êtres ». Sa grande lutte, de fait, consiste à « transposer les catégories scientifiques en catégories métaphysiques »… « La métaphysique est précisément cela » — affirme le P. Daniélou. Mais les Supérieurs jésuites n’avaient pas encore, à ce temps-là, la capacité de comprendre que « l’Homme seul peut servir à l’Homme pour déchiffrer le Monde » et qu’il serait « un devoir urgent pour la Science de vérifier la réalité et de dégager les lois de ce que j’appelle la Noogénèse », et que « l’unique science est la vision de l’Unité « en devenir » sous (et par) l’incohérente multiplicité des choses ». Est-elle facile, cette « réalisation sans effort de la Synthèse du Réel »?  Quand il est « douloureusement tourmenté de ne pas assez voir, il se jette fougueusement dans la lutte pour la lumière »…

c) Voir toujours mieux…

« Etablir autour de l’Homme, choisi pour centre, un ordre cohérent entre conséquents et antécédents; découvrir, entre les éléments de l’Univers, non point un système de relations ontologiques et causales, mais une loi expérimentale de récurrence {= la loi de complexité-conscience} exprimant leur apparition successive au cours du Temps : voilà, et voilà simplement, ce que j’ai essayé de faire. » Voir — toujours mieux. Et faire voir ce que devient et exige l’Homme, si on le place, tout entier et jusqu’au bout, dans le cadre des phénomènes… Voir… « toute la Vie est là, — sinon finalement, du moins essentiellement… L’histoire du Monde vivant se résume à l’élaboration d’yeux toujours plus parfaits au sein d’un Cosmos où il est possible de discerner toujours davantage »… Et si l’homme n’est pas seulement « un centre de perspective », mais en même temps un centre de construction de l’Univers, et si vraiment « voir est être plus », regardons l’Homme et nous vivrons davantage, grâce à une perspective toujours plus homogène et plus cohérente de notre expérience générale étendue à l’Homme. Certes — dit Teilhard — « c’est une présentation simplifiée, mais structurelle, de la Vie terrestre toute entière en évolution ». Car « philosopher, c’est organiser toujours plus parfaitement les lignes du Réel autour de nous ; dégager, en naturaliste ou en physicien (au sens grec du terme !) la signification générale des êtres et des événements — que chacun puisse comprendre sans ambiguïté, les critiquer, et (c’est là tout mon désir) les corriger et les compléter ». Teilhard est parfaitement convaincu qu’il s’agit d’un « mouvement qui anime irrésistiblement les esprits encore mobiles à une philosophie dont le propre est d’être, à la fois, un système théorique, une règle d’action, une religion et un pressentiment, qui annonce, à mon avis, la réalisation effective, physique, faite de tous les vivants ». C’est cette Hyperphysique dont la systématisation parfaite ne fut jamais réalisée par Teilhard, mais qui — aux yeux de ceux « qui savent voir » — se forme toujours plus clairement et — dans le futur prochain ou lointain, qui sait ? — pourra substituer n’importe quelles philosophies purement abstraites et per descensum

2. Comment voir ?

a) La « leçon scolastique ».

Le jeune Teilhard, celui qui n’était pas encore arrivé à son « saut critique » cognoscitif, répète, tel un bon élève, la scolastique de ses études officielles, par exemple dans son étude De l’Arbitrairedans la Physique. Mais dans les dernières lignes de la même étude, il demande déjà : « La véritable allure des êtres matériels ?… Et même là encore, il s’agirait de définir le sens du mot « véritable », ce qui n’est pas facile ». Commence-t-il à mettre entre parenthèses la définition veritas est convenientia rei et intellectus? Oui, son « secret penchant… lui fait deviner à travers l’indétermination quelle est la véritable allure des êtres matériels ».

b) Son « secret penchant ».

Déjà dans sa Correspondance avec Blondel, au sujet de la critique de la connaissance, Teilhard commence à montrer son « secret penchant », car — comme dit le Père de Lubac — « tel problème philosophique fut connexe à son problème vital ». Il commence donc à ouvrir « les portes et les fenêtres » vers « la puissance spirituelle de la matière » : il confronte la logique formelle et la vie de l’organique naturel : « Si, en logique formelle, la notion de plein exclut celle de creux, — en vie, c’est différent » et il donne quelques exemples biologiques, tout en ajoutant : « C’est par la logique même de son développement que l’Homme est amené, je crois, au désir de passer dans un plus grand que soi. Et c’est en cela précisément que gît « la puissance spirituelle de la matière »… Car « le Phénomène spirituel… est le mouvement [! ! !] cosmique par excellence ».

Le problème de la critique de la connaissance s’est transformé en une constatation de « Physique Généralisée ». Le vrai Teilhard est en train de « naître ».

c) L’objet est plus précieux que sa science.

L’analyse, la géométrie sont absolument importantes et très précieuses. Mais « la Géométrie (= physique de la matière en tant que douée des seules dimensions) est une superposition idéale à la matière, un édifice intellectuel recouvrant les choses, mais n’exprimant pas leur nature. L’hexagone est dans la neige, l’ellipse dans l’orbite des planètes, comme la loi de Mariotte dans les gaz, — et réciproquement. (C’est une idéalisation et une simplification simultanées). Le nombre des corrections (et des facteurs d’ordre inférieur à l’approximation cherchée) est indéfini; cela avertit, veut dire, que toute loi physique est la simplification théorique ad usum, ad magnitudinem d’une donnée absolument inépuisable de complexité, d’attaches, d’explications intellectuelles et logiques. — Le phénomène est inépuisable dans les termes de l’équation qui le mesurent et l’expriment, tout comme l’acte de foi est inépuisable dans les raisons et les motifs où s’analyse son adhésion (cf. un solide décomposable en une infinité de rayons). Une différence pourtant : les termes algébriques symbolisent souvent des données, des entités, plus ou moins arbitrairement découpées dans le réel. Dans les facteurs de crédibilité, on trouve davantage d’entités naturellement distinctes ».

C’est un réalisme qui « ouvre les voies » entre l’aveugle matérialisme et le fixisme scolastique : d’une part : « L’objet est plus précieux que sa science », et de l’autre : « Tout ce qui est vrai {= réel, physique, phénoménal} est profond et risque d’éveiller un écho, de créer un mouvement profond ». La « discussion dialectique » mène à la confusion. Le calme revenu, les « principes vivants » [! ! !] demeurent, malgré les assauts soi-disant victorieux ide la logistique. Ce n’est qu’ainsi qu’« un rouleau d’histoire réelle se développe, non une construction idéaliste ».

Veut-il réaliser, par son « secret penchant », une nouvelle Philosophie ? Non, « ce que je dirai est de nature à coïncider avec les progrès de la Philosophie et de la Science, mais ne doit s’appuyer ni sur l’une, ni sur l’autre ». La vérité est un peu plus complexe : Teilhard s’appuie toujours mieux sur les résultats scientifiques et, en même temps, son « secret penchant » veut substituer la métaphysique per descensum (a priori, abstraite) par une Hyperphysique, une Physique Généralisée. Mais comment réaliser ces « suggestions sans preuves », ces « directions » qui sont des « voies ouvertes, non des termes atteints »?  Peut-être « il y a une logique ontologique, enchaînant les phases du devenir comme des propositions d’un raisonnement. Mais, justement, quel peut bien être le fondement, le nexus de cette liaison ? L’être fini ne tient-il pas que par son devenir? — Il faut — coûte que coûte — « découvrir, découvrir une voie d’effort synthétique »!

Teilhard cherche la Vérité, à travers les barrages des mots qui offusquent la Lumière. Car, de fait, le vrai problème est celui de transmettre la Lumière — à travers les mots.

3. Les mots.

a) Trouver les mots.

Teilhard sait très bien que « la parole est une marqueterie recouvrant plus ou moins bien, des écailles des mots, le continu et la souplesse de notre pensée. Le langage est une grande puissance, mais aussi une grande faiblesse… De là, l’importance des vocabulaires et des perfectionnements de la langue… Il faudrait faire un lexique de mes termes (notions) ».

Les mots se créent pour fixer les idées nouvellement conquises. Leur sens se définit par approximations successives. Et la pensée est asservie, non pas seulement aux à-peu-près du langage, mais à ses harmonies et liaisons, et des déterminismes spéciaux. Certaines dissonances tuent ou interdisent certaines pensées; et certaines assonances en engagent d’autres.

C’est une lutte sans cesse : « Trouver des mots, une définition, pour une substance finale, le lien (in se et relative ad Deum) du Monde. (Ce n’est pas de l’« intelligible » scolastique) ». — Si seulement les hommes savaient bien regarder, ils ne seraient pas noyés dans les mots qu’ils ont créés, tout en risquant de perdre de vue le vrai Problème : « Voir les Choses elles-mêmes ».

Si les termes où se pose un problème, et aussi une analyse sérieuse de la structure des choses en écrivent la solution, une synthèse serait-elle au moins un peu plus qu’un cercle vicieux?

« Se laisser prendre aux mots (comme en avait fait la mauvaise Scolastique) … c’est autant chercher à saisir un arc-en-ciel entre ses doigts »… Et si « l’Univers ne se présente plus à nos yeux comme une chose, mais comme un processus », — comment nos paroles pourraient bien « refléter » cette transformation sans cesse et irréversible ? ou au moins « révéler leurs secrets penchants »?;  transmettre à notre intelligence non seulement la continuité des êtres concrets, mais aussi la discontinuité qui se manifeste dans leur convergence?

« Je voudrais faire sauter aux yeux l’évidence… La grande chance de ma vie aura été de me trouver placé de telle façon dans l’existence que « l’Esprit » des philosophes et des théologiens me soit apparu en prolongement direct du physicochimisme universel.

C’est pourquoi Teilhard ne nous présente pas — comme critère de la vérité — la convenientia rei et intellectus (ce qui serait une définition qui, dans la dimension des êtres concrets, reste quelque chose de totalement indéfini), mais la cohérence et la fécondité existentielles.

b) D’autres mots sur les mêmes choses.

Teilhard nous rassure « tout naïvement » : « Nous n’allons pas entendre des choses différentes sous les mêmes mots, même si nous mettons d’autres mots sur les mêmes choses ». Pourquoi? Parce que « philosophiquement, nous vivons sur un ancien corps de pensée, commandé par les notions d’immobilité et de substance. Il faudrait réaliser une profonde transposition de concepts qui doit atteindre le noyau même de notre ontologie ». La Métaphysique a abusé d’une idée d’être abstraite, physiquement indéterminée. « La Science, elle, nous définit, au moyen de certains « paramètres » précis, la nature et les exigences — c’est-à-dire l’étoffe physique — de l’être « participé ». Ce sont des paramètres que doit respecter toute conception philosophique ou théologique. » Comme les mots, aussi les paramètres changent selon les dimensions, « des diverses courbures d’être » : « Voici le vrai milieu de l’action humaine ».

Lorsqu’ils étudient le développement de la pensée à travers les âges, les historiens de la philosophie s’attachent de préférence à la naissance et à l’évolution des idées, des propositions, des systèmes construits. Or, ses entités formulables ne sont pas le tout, ni même peut-être le plus important, de la vie de l’esprit. Une géométrie est faite de points, de lignes, de figures. Mais elle dépend aussi, au plus intime d’elle-même, du type d’espace (nombre de dimensions, courbure) dans lequel le géomètre opère. Suivant la nature de cet espace, les propriétaires changent ou se généralisent, certaines transformations et certains mouvements deviennent possibles. Un espace, de soi, est quelque chose qui déborde toute formule. Et cependant c’est en fonction de cet inexprimable que se traduit et se développe tout un monde exprimable… « Eh bien ! ce qui est vrai et apparaît clairement dans le domaine abstrait de la géométrie se retrouve et doit être considéré avec un soin égal quand il s’agit de cette systématisation générale des phénomènes qu’on appelle philosophie. Philosopher, c’est organiser les lignes de la réalité autour de nous. Ce qui apparaît donc d’abord, dans une philosophie, c’est un ensemble cohérent de relations harmonisées. Mais cet ensemble particulier, si nous y prenons garde, ne s’établit jamais que pour un Univers conçu intuitivement comme doué de certaines propriétés déterminées, celles-ci ne constituant pas un objet spécial mais une condition générale de connaissance. Que ces propriétés changent, et c’est toute la philosophie qui, sans se rompre autant, joue et réajuste ses articulations… »

c) La loi de « conquête progressive ».

« … En fait, le passé de l’intelligence est plein de telles « mutations », plus ou moins brusques, trahissant, en plus d’un mouvement des idées humaines, une évolution de l’« espace » dans lequel se constituent les idées, ce qui est évidemment beaucoup plus suggestif et plus profond »… Jusqu’au XVIe siècle, l’esprit, dans un monde statique, « tissait paisiblement ses métaphysiques. Dans notre milieu nouveau d’organisation évolutive, nous sommes en train de transposer notre Physique, notre Biologie, notre Ethique… Impossible de rentrer dans le milieu ancien… L’esprit vient d’acquérir une dimension de plus ».

Comment donc « la grande aventure humaine » dans laquelle nous sommes engagés prend-elle figure? Non pas simplement en solutions verbales, théoriques et abstraites, mais comme « éventualités lentement mûries par toute l’expérience de tout Homme au cours des âges ». Cette expérience parle d’une certaine « loi de conquête progressive : les vérités nouvelles se sentent avant de pouvoir s’exprimer; et quand elles s’expriment pour la première fois, elles revêtent immanquablement une forme défectueuse. Semblables, dans leur naissance, à l’apparition d’une lueur dans la nuit, elles nous attirent. Mais nous ne savons pas exactement, d’abord, dans quelle direction précise, ni dans quel plan, se trouve la source brillante. Et alors nous tâtonnons longtemps, nous nous heurtons à bien des choses obscures, nous nous laissons prendre à bien des reflets, avant de joindre la clarté dont les rayons nous guident ».

Quel est donc le langage que nous cherchons, « sous la poussée de ce qu’il y a de plus sacré dans l’homme : le besoin de savoir et de s’orienter »?

Si, d’une part, intellectualiser signifie « justifier théoriquement la valeur d’une « appréhension » et d’un comportement « empiriques »; et si, d’autre part, « la Note fondamentale du Cosmos ne s’entend pas dans le pur silence, mais elle vient couvrir l’harmonie des vibrations élémentaires » (« une Présence n’est jamais muette » —), quelle est donc « la vraie phénoménologie qui se crée graduellement sur les résultats généraux de toutes les sciences et aussi sur le fondement immense de toute notre connaissance sensible : la Physique Généralisée tout à fait antagoniste de l’édifice philosophique de ceux qui tendent construire sur des pointes d’aiguille »?

4. La connaissance.

a) Con-naître dans et avec le monde.

L’effort cognoscitif de Teilhard se définit ainsi dès les premières pages de ses Notes et Esquisses : « Etudier l’évolution (ses lois générales, sa « mécanique » vraie, plus ou moins analogiquement, dans tous les ordres de grandeur) ». Il accepte la conviction de son ami Rousselot (mort dans la guerre), auteur de L’Intellectualisme de Saint Thomas d’Aquin : « Toute connaissance est sympathique », sa source est la sin-patéia, et sur cette « appréhension » on pourrait construire tout un système. L’intelligence est donc — dirait le « physicien » — un état supérieur de l’instinct : « Avant de devenir une branche d’activité autonome, avec son cosmos à elle (v.g. la géométrie…), est née dans un effort pour vivre et pour atteindre la nourriture… L’évolution « créatrice » de l’instinct s’est terminée sur l’intelligence ».

La connaissance est donc une activité élémentaire pour l’homme : c’est dans la con-naissance que l’homme naît (nascitur) dans le monde et avec (cum) le monde. Et la connaissance humaine est la reconnaissance des faits du monde qui, lui, renaît (renascitur) dans la connaissance humaine. Le problème de la connaissance consiste donc en cette renaissance exacte du monde dans la réflexion de l’homme. Est-ce possible? Comment l’« appréhension » instinctive (animale, consciente — au sens général du mot : être instinctivement dans le monde) peut devenir réflexion?

b) Une gnoséologie évolutive.

« Le terme de l’Effort cosmique est la Conscience » et — sur son degré plus élevé — la Réflexion et la Co-Réflexion dans la Collectivité sociale.

« Rien ne se fait sinon par perfectionnement de quelque chose déjà réalisé » : la pensée est l’élargissement et la spiritualisation de la perception instinctive et purement pratique de la conscience animale… « Elle en est le développement régulier et méthodique ». Maîtriser le Monde, c’est donc « assouplir et utiliser toutes les énergies de la Nature, pour s’en nourrir et s’en grandir : et ceci est l’œuvre de la Science ». Le savant choisit « certains rapports infini-latéraux… que les mathématiques recouvrent d’un voile sans connexion naturelle ». Aux yeux de l’homme de sciences, la liberté « est décomposable en déterminismes, mais non recomposable aux moyens des déterminismes »; et on constate le même fait au cas de l’intuition qui est décomposable, analysable en raisonnements; la certitude — en preuves; la vie — en mécanismes, etc.

« L’évolution organique et pensée…: elles reposent l’une sur l’autre, et leurs composantes sont historiquement successives, mais demeurent réellement distinctes. » L’âme marque « une nouvelle sphère, un nouveau compartiment du réel » : la sphère de la Personne… « Par l’âme le Cosmos prend définitivement pied dans l’être. »

Celui qui voudrait simplement refuser une telle gnoséologie évolutive, ne devrait pas oublier que Teilhard assure : « En fait, mon « point de vue » ne va pas précisément à donner une théorie de la connaissance, mais à procurer la nouvelle connaissance, une intuition… La connaissance est l’assimilation par l’image propre et immédiate; elle n’est pas l’assimilation dans les substances… Un penseur scolastique « minorise » la réalité… Le vrai milieu intellectuel est essentiellement un milieu unissant les substances… La Scolastique tend toujours à en faire une sorte de milieu (réalité) « logique » ou du moins infra-réel… En réalité, par la connaissance un Monde se crée dans une Unité organique… La connaissance est le signe d’une union substantielle. Esprit = point d’inversion, d’irradiation, d’intuition ». L’analyse intellectuelle, syllogistique organise les intuitions. Et la bonne méthode cognoscitive consiste en « réduire à un certain minimum le rayon d’incertitude (d’indétermination) à l’intérieur duquel se dissimule un point insaisissable ».

c) L’homme : le point sur le « i ».

Aurions-nous émergé, non seulement dans la conscience, mais — comme dit Lachelier — dans la conscience de conscience?

L’interdépendance organico-existentielle de la « face matérielle » (F/1) et de la « face consciente-réflexive » (F/2) de l’être concret, ainsi que la graduelle et définitive suprématie de F/2 est symbolisée, dans les écrits de Teilhard, par la forme géométrique de l’ellipse et du cercle. « Pour s’emparer du Réel, notre esprit est muni d’une dimension de plus dans la cohérence ontologique entre F/1 et F/2. » Ce n’est pas un matérialisme, mais un réalisme qui exalte la « majesté » de l’esprit qui naît (nascitur) avec (cum) et en fonction de la matière. Voilà notre véritable « condition humaine ».

« « L’Homme, un animal raisonnable » — affirmait Aristote. « L’Homme, un animal » réfléchi » — précisons-nous aujourd’hui, mettant l’accent sur les caractères évolutifs d’une propriété où s’exprime le passage d’une conscience encore diffuse à une conscience assez bien centrée pour pouvoir coïncider avec elle-même. L’Homme non plus seulement « un être qui sait », mais « un être qui sait qu’il sait ». De la conscience à la deuxième puissance. » Le fait de cette « conscience au carré » saute aux yeux de tous ceux qui voient. Et nous comprenons l’affirmation de Teilhard : « Je crois à une [telle] « phénoménologie » (étude des patterns et des processus) plus qu’à une « métaphysique » cherchant à réduire le Réel des lois de la Pensée ». Le P. Maréchal savait bien ce que vaut une telle hyperphysique : « Nul ne tient aujourd’hui en main, comme vous, [Teilhard], toutes les données théologiques, philosophiques, scientifiques, du problème de l’évolution » (septembre 1934). — « Je prends l’Univers — disait Teilhard — avec ses qualités cosmiques qu’il présente, et mon activité au sein de cet Univers ; et je me demande comment cet ensemble peut fonctionner structurellement. C’est de l’Hyper-Physique ou de la Super-Biologie. »

A partir du « pas de la Réflexion », nous accédons véritablement à une nouvelle forme de Biologie, — exactement comme change la Physique (par apparition et dominance de certains termes nouveaux) lorsque du Moyen elle passe à l’Immense, ou au contraire, à l’Extrêmement Petit… « On l’oublie trop : il doit y avoir, et il y a une Biologie spéciale des « infiniment complexes »… » L’Homme est le phénoménalement constatable « infiniment-complexe » : « le point sur l’i, c’est-à-dire le sommet momentanément constaté de l’évolution sur la terre : le conscient au deuxième degré ».

Teilhard sait bien que la « Noodynamique » (= l’activité dynamique de l’énergie spirituelle) est un néologisme : « Je risque ce néologisme, parce qu’il est clair, expressif et commode; mais aussi, parce qu’il affirme la nécessité d’intégrer le psychisme humain, la Pensée, dans une véritable « Physique » du Monde ». Et si « le reploiement ponctiforme » d’un noyau psychique sur lui-même, la mutation hominisante, le passage de la Conscience du premier au deuxième degré de puissance représentait déjà « un formidable événement » dans l’histoire du Cosmos, « la « Noodynamique », elle, ne nous exigera un effort encore plus formidable ». — Le premier pas de cet effort serait, sans doute, d’éclaircir le rôle du sujet et de l’objet dans la connaissance, l’élaboration d’une gnoséologie et d’une épistémologie « commune » de l’Humanité.

(A suivre.)

Les fondements gnoséologiques et épistémologiques de la vision du monde de Teilhard par Romano Rezek et Kâroly Golen

(Revue Teilhard de Chardin. No 81-82. Mai 1980)

Deuxième partie.

1. Le sujet et l’objet dans la connaissance.

a) « Un char à plusieurs chevaux ».

Les sciences de l’homme nous enseignent que nous sommes des êtres complexes. « Nous conduisons un char à plusieurs chevaux »… Bien sûr, « nous sommes condamnés à l’existence ». Mais dans cette destinée heureuse, que pouvons-nous faire sur le terrain crucial de la connaissance ? « L’impénétrabilité phénoménale, est-elle une propriété différente de notre impuissance analytique? Non. Elle signifie, en effet, que le mystère des êtres ne se solutionne, ni sur le plan expérimental présent, ni sur les plans inférieurs. (C’est-à-dire, il représente une zone supérieure de spiritualité, de synthèse). Le corps humain forme un écran fixe, marque un temps d’arrêt dans la pénétration du mystère des êtres. »

Allons, tout de même, « logiquement jusqu’au bout des liaisons organiques qui se déroulent, juste pour voir ce qui arrive — un peu comme on construit une géométrie. Et c’est le succès d’ensemble qui décidera… Si l’édifice parvient à encercler et à harmoniser le Monde à un degré de plus, alors nous pouvons conclure que, en admettant un sens spirituel à l’Évolution, nous avons approché de la vérité… La vérité n’est autre chose que la cohérence totale de l’Univers par rapport à chaque point de lui-même… La vérité de l’Homme est la vérité de l’Univers pour l’Homme, c’est-à-dire, la vérité tout simplement ».

b) Objet et sujet «s’épousent ».

A prendre dans sa totalité l’édifice d’ondes et de particules monté par notre science, il devient manifeste que cette belle architecture contient, au moins autant de « nous-mêmes » que de l’« autre ». Parvenus à l’Extrême de leurs analyses, les hommes de sciences ne savent plus trop si la structure qu’ils atteignent est l’essence de la Matière qu’ils étudient, ou bien le reflet de leur propre pensée; et par un choc en retour de leurs découvertes, eux-mêmes se trouvent engagés, corps et âme, dans le réseau des relations qu’ils pensaient jeter du dehors sur les choses : pris dans leur propre filet… « Objet et sujet s’épousent et se transforment mutuellement dans l’acte de connaissance. »

c) Les « sens » de la nouvelle optique.

Pour voir, nous le savons, ce n’est pas assez d’ouvrir les yeux. Mais il faut encore que, par un certain nombre de visions auxiliaires, notre regard se trouve supporté dans sa marche en avant : « la vision des zones dimensionnelles de l’Univers », « la vision de l’abîme de la synthèse », « 1a perception de la complexité-conscience », « sens de la Plénitude », etc., etc. De la part des objets observés, ce sont la cohérence et la fécondité (la réussite, la « viabilité » et la « vivabilité ») qui servent pour critères de la vérité. « Une cohérence biologique est le complément ou l’extension de la cohérence logique », de sorte que « l’homogénéité de milieu et d’échelle est la première condition de toute vérité « objective ». De la part du sujet, une éducation du regard est absolument nécessaire pour que l’observation puisse découvrir la cohérence, l’homogénéité, la fécondité (critères de la vérité). Teilhard énumère, dans Le Phénomène humain les sept « sens » (comme s’ils étaient les sept « sacrements », signes visibles de l’« objectivité » de la connaissance) : sens de l’immensité spatiale, sens de la profondeur, sens du nombre, sens de la proportion, sens de la qualité ou de la nouveauté, sens du mouvement, sens de l’organique. Faute de ces qualités, l’homme « moderne » resterait « un objet erratique dans un Monde disjoint ».

Juste autant que l’oxygène qui remplit palpablement nos poumons, la convergence évolutive du Monde (à ses sommets réflexifs et collectifs) « doit être tenue pour objectivement et scientifiquement vraie : vraie, parce que seule capable de former pour notre conscience une atmosphère vivable; et seule vivable, en définitive…, par raison de la structure cosmique ». En fonction de la cohérence renaît, dans l’esprit humain, la vérité du monde. Qui ne verrait que Teilhard, sur le terrain de la connaissance, est « plus près de l’objet » que du sujet ? Et « le sujet de la connaissance » se trouve — « se reconnaît »   « au centre d’un rayonnement de spiritualité croissante ». C’est ainsi que la place de l’ancienne Métaphysique per descensum est occupée par « le développement d’une Hyper-Physique aboutissant à l’établissement d’une Weltanschauung per ascensum [a posteriori] par co-réflexion générale et prolongée de l’Humanité (co-réfléchissant sur « le Phénomène »). Et dans cette Hyper-Physique, incidemment, ce qui me paraît le plus vital, en ce moment, c’est le côté énergétique ». « En toutes choses, monter les bases (pré-matérielles, naturelles…). Ces bases ne sont intéressantes que par leur aboutissement à un sommet, et leur pré-contenance de ce sommet; il ne s’agit donc pas de matérialisme. Mais elles sont le milieu par lequel l’être supérieur nous atteint, nous attire… »

Si « la vérité est l’existence objective d’êtres et de degrés d’êtres supérieurs, tenant par eux-mêmes », comment nous « touchons » à ce qui est réellement « Universel »?  — voici le grand problème de la « conceptualisation ». La bonne méthode ne serait-elle pas un mouvement alternatif (« va-et-vient ») qui porte l’esprit et rejette successivement — de l’Universel concert — sur les déterminations particulières du réel à connaître, à aimer et à achever?…

2. Le « langage du Tout » vers l’Un = Universalisation.

a) Une logique ontologique.

« Seul est à considérer, finalement, le Tout, en qui seul peut se réaliser l’Unité… Sous la construction la plus froidement raisonnée de l’Univers (si elle cherche à embrasser le Réel), toujours quelque émotion divine apparaît, et il passe un souffle d’adoration. » « Par la critique de la Connaissance, le sujet se trouve identifié toujours davantage avec les plus lointains domaines d’un Univers qu’il ne saurait percevoir qu’en étant partiellement un même corps avec lui. » Les découvertes de la Biologie, de la Physique nous révèlent que « tout tient à tout ». La logique des choses se manifeste comme « une logique ontologique » correspondant à notre logique pure… Pour tout homme qui pense, l’Univers forme un système interminablement lié dans le temps et dans l’espace : le Monde constitue un Tout; et les êtres « répondent » les uns aux autres — voici une correspondance universelle. Et cette correspondance, cette interliaison logique, est concrète : les êtres croissent (crescunt) conjointement, tous ensemble, de concert — voilà l’Universel concret ontologique.

b) L’harmonie des esprits.

« Le plus extraordinaire dans le phénomène de la connaissance, ce n’est pas que chacun de nous comprenne le Monde. Ce qui est la grande merveille, c’est que les innombrables points de vue que sont les pensées individuelles coïncident en quelque chose; c’est que nous nous comprenons… Cette compréhension mutuelle… exige une raison d’être… Non seulement chacun de nous est partiellement Tout, mais tous ensemble nous sommes pris, cohérés, dans un groupement unificateur… Il y a un Centre de tous les centres… »

c) Les yeux ouverts vers une Monade supérieure.

« Par des voies plus humbles et plus détournées que la Métaphysique, la Physique (et par ce mot j’entends toutes les Sciences de la Nature) s’est acheminée graduellement ces derniers temps vers des horizons aussi magnifiques… Ce que la philosophie moderne exige, la Science actuelle l’a rendu tangible jusqu’en ses zones inférieures et sensibles… Les effets d’une pareille « Epiphanie » ne peuvent être qu’énormes. »

L’être « personnalisé », qui nous constitue humains, est l’état le plus élevé sous lequel il nous soit donné de saisir l’étoffe du Monde. Portée à sa consommation, cette substance — qui est la substance de substances de substances la plus essentielle — peut posséder, à un degré suprême, notre perfection la plus précieuse. L’Universel-Personnel — car Il nous unit entre nous et avec soi-même [la vraie Union différencie »…] — est « super-conscient », « super-personnel » et — « Super-Charité »…

Et — de notre part — universaliser [univertere] = promouvoir et subir, dans un seul élan, le jeu tout entier et total des forces cosmogénétiques.

Une telle universalisation ne serait qu’une pure hypothèse? Quand même, « loin d’être un accessoire pour la Science, l’hypothèse est le but, l’âme et la vraie consistance des constructions scientifiques, changeantes, fragiles, mais progressives de la Vie »… Vu d’en bas, une grande aventure cosmogénétique se manifeste comme « un langage et un effort du Tout vers l’Un ».

Sous la variété des hypothèses qui vont se chevauchant l’une l’autre, un certain nombre de caractères viennent au jour qui reparaissent obligatoirement dans n’importe laquelle des explications proposées pour l’Univers. C’est de cet « imposé » définitif que doit nécessairement partir, et peut décemment parler le naturaliste engagé dans une étude générale du Phénomène humain… L’hypothèse teilhardienne, même — et surtout — dans ses suggestions gnoséologiques et épistémologiques, je pense, mérite toute l’attention de ceux qui voudraient construire l’avenir humain.