Les phéniciens en Amérique : l’étrange hypothèse du Dr Bernard Graiver

(Revue Question De. No 2. 1e trimestre 1974) Textes de Bernard Graiver, traduits et ordonnés par LANZA DEL VASTO Peut-on concevoir que des marins phéniciens aient tenté, dès 130 avant Jésus-Christ, d’atteindre de lointaines terres à l’ouest et soient ainsi arrivés en Amérique du Sud ? Hypothèse de travail ? Oui, mais jusqu’à un certain […]

(Revue Question De. No 2. 1e trimestre 1974)

Textes de Bernard Graiver, traduits et ordonnés par LANZA DEL VASTO

Peut-on concevoir que des marins phéniciens aient tenté, dès 130 avant Jésus-Christ, d’atteindre de lointaines terres à l’ouest et soient ainsi arrivés en Amérique du Sud ? Hypothèse de travail ? Oui, mais jusqu’à un certain point seulement, puisque le docteur Graiver nous démontre grâce à un certain nombre de documents assez troublants qu’il n’est pas impossible que l’on se trouve, en Argentine précolombienne, en face d’une civilisation d’origine méditerranéenne, phénicienne, donc…

Pour tenter de nous convaincre, Graiver nous présente des documents, pierres, statues, poteries sur lesquelles, dit-il, on reconnaît nettement des caractères alphabétiques phéniciens. Dans certains cas il est certain que les analogies sont troublantes, mais nous ne quittons pas pour autant le domaine des suppositions.

C’est Lanza del Vasto qui nous a communiqué ce document original et captivant ; il le cautionne de toute la force de son autorité à la fois intellectuelle et spirituelle. Nous proposons, à notre tour, cette hypothèse : « Des Phéniciens en Amérique du Sud »… Et si c’était vrai ?

Le Congrès des Artisanats traditionnels et de l’Art populaire d’Argentine se tenait à Santiago del Estero, à 1200 kilomètres au nord-ouest de Buenos Aires. Il y avait là des secrétaires d’instituts folkloriques, des archéologues, des anthropologues et moi, représentant de je ne sais quoi – peut-être des beaux-arts.

On nous fit visiter les lieux historiques de la province, entre autres le fameux musée archéologique de Santiago qui contient 200 000 pièces de céramiques précolombiennes, restes d’une civilisation découverte par les frères Wagner. Quelque savant personnage fit grief à la directrice du musée de n’en avoir pas soumis les pièces à la réaction du carbone 14.

J’écoutai distraitement la chaude discussion qui s’ensuivit, car, de toute évidence, les pièces déterrées étaient fort anciennes, mais, en eût-on découvert la date, nous n’en serions pas plus avancés quant à leur signification et n’en saurions pas davantage sur la civilisation dont elles provenaient.

Pendant ce temps, mes yeux restaient fixés sur les frises discrètes qui décoraient certaines pièces, surtout des petites rondelles de terre cuite dont il y avait des caisses et auxquelles nul ne prêtait attention ce jour-là, comme d’ailleurs nul n’en avait parlé dans le passé. Ces menues pièces, on les appelait fusaïoles, ou volants de fuseau, et l’on supposait que le fuseau de bois qui les avait traversées avait été consumé par le temps. Mais ces disques assez inégaux étaient-ils des volants de fuseau ? et leur décor était-il un décor ? ou plutôt, peut-être, qui sait, une écriture ? Ces signes griffés dans l’argile avant la cuisson me disaient quelque chose, me rappelaient quelque chose…

Déjà à l’école, la peur…

Mais j’oublie de me présenter. Je suis citoyen argentin, mais non de naissance. Je suis né sur les rives de la Baltique, dans un village lituanien de la Russie des tsars. Une seule chose demeure de mes souvenirs d’enfance : la peur.

Les Graiver furent de tous temps élevés dans le Talmud, la Bible, la Mishna. A quatre ans, on m’assit à la table pour apprendre l’hébreu. Quand on m’eut enseigné la lettre aleph et qu’à haute voix je la répétai, une pluie de monnaies de bronze me plut sur la tête, car c’est ainsi que les anges récompensent l’enfant qui profère pour la première fois la première lettre du Lashem Hakodesh.

A sept ans, j’avais fini l’étude du Pentateuque et des Prophètes, que je sais encore par cœur aujourd’hui, et j’allais devoir aborder le premier tome du Talmud en onkolos et en araméen. A neuf ans, non seulement je lisais l’araméen, mais je chantais nombre de chansons hébraïques, hassidiques, des morceaux de liturgie, et j’avais commencé à apprendre le russe, à lire et écrire le yiddish. En outre, naturellement, je commençais à apprendre le français. Au Héder (école antique), on étudiait du matin de bonne heure jusqu’à la nuit, sans repos.

Ondées de pogroms, haine, crainte, massacres. Les écoles privées furent interdites. D’écoles publiques, il n’y en avait pas. Aussi nous, les élèves, savions ce qu’il y avait à faire s’il surgissait un policier : ramasser nos livres et courir nous cacher dans les bois.

Ainsi, de peur en peur, de persécution en persécution, j’appris cinq langues. Je reprochais à mon père de m’avoir fait perdre tant d’années à apprendre l’hébreu, l’onkolos, l’araméen comme peut-être Champollion avait reproché au sien de l’avoir forcé à savoir le grec…

La découverte de l’écriture cachée

Revenu du Congrès de Santiago, j’avais cloué au mur de ma chambre de travail les photographies des fusaïoles, totems, poteries et tissus et les interrogeais constamment.

Un soir, soudain, je sentis le cœur me manquer… le héder, la Thora, le policier qui m’avait saisi par l’oreille tandis que je m’enfuyais avec mes livres, l’onkolos, le targua, l’araméen de nouveau…

Oui, oui ! AV, AB, ici je lis ABBA ou ABBU : « père ». Mais comment est-ce possible ? Je poussai un cri : ma femme, qui est ma collaboratrice, accourut. Elle regarda et, sans hésiter : « Ce sont les signes que tant de fois je t’ai vu étudier et lire… »

Nous allâmes chercher les livres qui sont toujours à portée de main… mais à quoi bon les ouvrir ?… Ici, je vois LAVAN : « ionien » ou « grec » ; ici, BAKOR : « troupeau », tous termes familiers de mes livres autrefois destinés à la confiscation et au feu…

Et, tout à coup, un doute… Une hallucination ? l’obsession des souvenirs d’enfance ? Je me décidai à interroger d’autres lettrés. Je donnais un cours d’histoire de la peinture dans le temple de la rue de la Liberté, annexe de la synagogue. Je présentai les photographies aux juifs qui m’entouraient et leur demandai s’ils savaient lire ceci. D’abord ils dirent non, puis, quand je leur détachai les signes : « Oui ! oui ! » lettres onkolos, signes hébreux… »

Et aussitôt la question : « D’où viennent ces objets ?

Des anciens aborigènes de Santiago del Estero.

Comment est-ce possible ? D’ailleurs il y a là des signes que nous ne connaissons pas…

Oui, car il y a de tout : de l’assyrien, du mérubas, du targun, mais tous peuples de la même région d’Asie, et tous également du Nord-Ouest argentin. Ce qui accroît la difficulté, c’est que, très évidemment, ces gens dissimulaient leurs écritures, ils les entremêlaient à des éléments décoratifs insignifiants. »

Donc ils avaient peur ? Et, si c’est vrai, peur de qui ? Ah ! je la connais, cette peur ! Et tous les miens la connaissent… Une preuve de plus de l’origine du peuple qui avait tracé sur une rondelle ces mots : « Dans trois jours, la pâque (peshah). »

Une lecture plus attentive des messages me livrait les échos du drame.

Ah ! la persécution est-elle donc inhérente à ton sort, ô mon peuple, à cause de ta fidélité ? Partout, en Russie comme en Espagne, en Allemagne comme en Afrique, et ici, en Amérique, comme ailleurs !

La difficulté du déchiffrement (outre que les lettres étaient volontairement dissimulées dans des arabesques) était que les documents appartenaient à des époques diverses – du XIIIe siècle avant notre ère au XIVe après – et présentaient des langues et des alphabets différents. J’en découvris treize, dont un que je reconnus pour le phénicien, père de tous les alphabets européens.

Mais qui pouvait m’enseigner le phénicien primitif ? J’interrogeai les livres que je pus trouver, les instituts de langues mortes, les églises grecques, coptes, les écoles musulmanes : en vain. Mais, un jour, je pus, avec un coup au cœur, déchiffrer un mot, un seul : ANOKI, « bon » ; et cette clef m’ouvrit tout le reste.

Après le mépris, l’approbation des archéologue

Je ne m’attarderai pas à raconter ici toutes les tribulations, les injures, les moqueries et le mépris que me valut ma découverte. Les archéologues constituent une caste jalouse de ses droits et moi, n’étant point archéologue, je n’avais aucun droit de faire une découverte, et une découverte de taille à bousculer les idées reçues. Car tout le monde sait que Christophe Colomb a découvert l’Amérique, que l’écriture y était inconnue… et qu’on ne vienne pas nous raconter qu’il y avait des juifs en Argentine trois mille ans avant que l’Amérique s’appelât Amérique, et l’Argentine, Argentine !

Outre que je n’étais pas archéologue, j’avais l’infamie d’avoir écrit des contes et des romans et fait jouer des pièces de théâtre ; bref, il est bien difficile de se défendre de ceux qui s’accusent d’avoir beaucoup d’imagination. Ainsi, quand je présentai ma thèse au Pr Untel, avec mes documents à l’appui, le savant n’y jeta qu’un coup d’œil et déclara que c’étaient des faux. Un directeur de revue scientifique ne les regarda même pas et me répondit sèchement que je ferais mieux de m’occuper d’autre chose.

Un jour, pourtant, la porte de mon bureau s’ouvrit toute grande et quelqu’un entra en coup de vent avec un grand bruit de bottes. J’eus un moment de recul, pensant que l’envahisseur allait tirer un couteau et m’égorger. D’une voix tonnante, il cria : « Ibarra Grasso ! Ibarra Grasso ! » Ce n’était pas un cri de guerre, mais une présentation, et il me tendait la main.

« Quoi, fis-je, hésitant, le fondateur et directeur du musée archéologique de Bolivie ?

Lui-même ! répondit-il. Rien de plus que lui-même ! » Je lui montrai mes poteries et je lui lus les inscriptions. Il approuva en tous points et déclara que ces mêmes signes ont été relevés en plusieurs points de l’Amérique centrale. Enfin il me cria encore : « Pourquoi avez-vous attendu vingt ans pour venir me voir ? »

Il m’approuva si bien qu’à la page 489 de son capital ouvrage, Indigènes d’Argentine et Préhistoire américaine, il consacre un chapitre à ma découverte. Je me dois de signaler ici cet ouvrage magistral de 700 pages, orné de 1250 illustrations et d’une douzaine de planches en couleurs.

D’autres découvertes pour confirmer celle du Dr Graiver

Il y est prouvé que, dès l’ère glaciaire (il y a de 50 000 ou 60 000 ans), des émigrations se sont faites par le détroit de Béring et d’autres, à diverses époques, à travers le Pacifique.

Alors que le bronze n’existait pas en Amérique précolombienne, on trouve des reproductions en céramique et en pierre d’objets de bronze ou de fer, dont les modèles sont à trouver en Mésopotamie ; dans un tombeau mexicain du IXe siècle, une petite tête romaine du IIe siècle. Et des jouets, des cavaliers à roulettes exactement pareils à ceux que traînaient par une ficelle les enfants de la Rome impériale. On a trouvé à Hueca Prieta, au Pérou, des tissus faits au métier, avec figures humaines et animales en couleurs datant de 2 500 ans, soit mille ans avant qu’il existât un métier à tisser en Amérique.

Ajoutons que les frères Wagner avaient déjà signalé et démontré la ressemblance de bustes et de terres cuites du Tchaco de Santiago avec des sculptures grecques et d’Asie Mineure.

Enfin, ce qui semble définitif, on a retrouvé, gravée sur pierre, l’image d’un vaisseau phénicien. Et, fort remarquable, celle d’une boussole et d’un sextant datant de 1400 environ avant Jésus-Christ.

En 1587, le jésuite Nicolas del Techo, envoyé par l’Espagne pour évangéliser les naturels du pays, rencontra des tribus d’« Indiens » dont les membres portaient pour noms : Abraham, David, Moïse, et qui se réclamaient d’une très lointaine origine. Il leur demanda s’ils étaient circoncis : « Oui, dirent-ils, comme le furent nos pères. »

De fait, il en existe encore aujourd’hui en petit nombre, mais dispersés. Dans la région, on a retrouvé des couteaux rituels de circoncision en pierre.

Le père Michel-Ange Moïssi, au siècle dernier, avait affirmé l’origine hébraïque des tribus Calchaquis (du nord-ouest de l’Argentine). Le père José Patricio, vicaire de Boa Viagen, a trouvé des vestiges phéniciens, des inscriptions sur pierres et sarcophages du Céara.

Pourquoi l’écriture inca aurait disparu

On sait que l’empire inca ignorait l’écriture, ce qui rend son histoire difficile à connaître. Mais n’est-il pas plus exact de dire que l’écriture y était interdite ?

Il semble que, vers l’an mille de notre ère, une grande peste ravagea le pays, dont on attribua la cause aux maléfices des Quilques, peuples des régions éloignées, correspondant à l’Argentine du Nord. Leur nom signifie « peuples de l’écriture ». L’empereur donna l’ordre de détruire toutes les inscriptions et une première persécution et dispersion s’exerça sur les Quilques.

La seconde persécution eut lieu en l’an 1438.

L’Inca Yupanki Pachacutec, surnommé le Sublime, était un soldat de fortune qui avait détrôné son prédécesseur et fait massacrer toute la famille royale. On ne sait pour quelles raisons il prit en haine les Quilques, mais le récit suivant, traduit de l’espagnol, donne quelque idée de la façon dont la chose commença. En 1578, l’historiographe du vice-roi du Pérou, Sarmiento de Gamboa, réunit les « amautas », sortes de sénateurs, et rédigea leur réponse comme suit : « L’Inca Pachacutec se voyait forcé à de nouvelles conquêtes, imaginant dans son cœur comment consolider d’un coup tout ce qu’il avait conquis jusque-là […] . Et ce fut la plus grande tyrannie qu’il fît. Il désigna des personnes qui devaient se rendre dans le pays des Quilques afin de les dessiner et de les reproduire en modèles de terre cuite. Et quand on eut présenté l’œuvre devant l’Inca, il convoqua des témoins pour qu’ils observent bien ce qu’il allait faire. Et aussitôt il se prit à briser les images des forteresses et des populations de la plaine ; il les traînait par-delà les gorges et les monts, tous loin les uns des autres et si loin de leur habitat naturel qu’ils ne pussent y retourner. Et puis il commanda aux témoins de faire à ces peuples ce que lui-même avait fait à leurs images. Et ils y allèrent et le firent. »

La conquête espagnole fit le reste.

Ces persécutions sont sans doute la raison pour laquelle on n’a point trouvé de livres ou de tablettes, car ces peuples traçaient leurs messages et inscriptions sur des objets d’utilité courante et les faisaient passer pour des motifs décoratifs.