Deux études sur Gabriel Marcel

Gabriel Marcel philosophe du cheminement par Joël Bouëssée (Revue Question De. No 2. 1e trimestre 1974) A quatre-vingt-quatre ans, le 8 octobre 1973, Gabriel Marcel disparaissait sans avoir été atteint par la déchéance de l’âge. Incarnation de l’« Homo viator », il aura été, jusqu’au terme de ses jours, un penseur « en marche », […]

Gabriel Marcel philosophe du cheminement par Joël Bouëssée

(Revue Question De. No 2. 1e trimestre 1974)

A quatre-vingt-quatre ans, le 8 octobre 1973, Gabriel Marcel disparaissait sans avoir été atteint par la déchéance de l’âge. Incarnation de l’« Homo viator », il aura été, jusqu’au terme de ses jours, un penseur « en marche », un philosophe itinérant. De son œuvre d’essayiste, de dramaturge et de musicien se dégage une expression singulière de la sagesse universelle confrontée au tragique du temps où elle eut à s’exprimer. Philosophe de la « rencontre » et de la « fidélité créatrice », Gabriel Marcel nous permet d’incarner notre existence à partir de la recherche de ces valeurs fondamentales hors desquelles il ne sera jamais possible d’atteindre cet « ailleurs » de réconciliation vers quoi il continue de nous guider. L’auteur de cet article, Joël Bouëssée, a publié en 2004 Du côté de chez Gabriel Marcel (éd. L’Âge d’Homme), œuvre primée par l’académie française.

Gabriel Marcel s’est effacé à un moment où son œuvre suscitait un intérêt renouvelé, dépassant largement le cadre confidentiel où, trop souvent, sa pensée s’étiolait. Etienne Gilson a eu raison d’écrire qu’en philosophie comme ailleurs seul l’authentique dure, et, comme Maine de Biran [1], Gabriel Marcel est assuré d’avoir toujours des lecteurs puisque, « en son œuvre, l’homme parle directement à l’homme ».

Cela fut constaté lors du colloque organisé par Jeanne Parain Vial à la faculté de Dijon, au printemps 1973, en même temps que, chez Plon, était réédité en un volume Cinq Pièces majeures de l’auteur du Chemin de crête.

Certains de ses amis apprirent son décès en même temps que leur parvenait son dernier livre, Percées vers un ailleurs (Fayard), dont il signa les exemplaires d’auteur quelques jours avant de ressentir les troubles cardiaques précédant l’œdème du poumon qui, très doucement, l’emporta après une courte hospitalisation à Laënnec. Il fut lucide jusqu’au bout et disponible jusqu’à l’épuisement. En plus de sa famille, pendant son séjour à l’hôpital, il continua d’accepter des visites. Pierre Boutang [2] et Émile Cioran [3] furent ses derniers interlocuteurs. Mais l’ultime rencontre avec ce qui était devenu sa « famille de pensée » restera ces journées de la fin août à Cerisy-la-Salle, où, dans l’esprit de Pontigny, encore une fois, il put préciser le sens de son œuvre dans le pluriel de son expression.

Les méditations de Cerisy-la-Salle

Cette semaine passée entre bibliothèque et jardin dans la belle demeure normande d’Anne Heurgon doit être retenue dans son irremplaçable signification. Gabriel Marcel s’étant toujours senti « redevable » par rapport aux autres, il est réconfortant de pouvoir évoquer ces derniers échanges en y associant le souvenir de Paul Desjardins et de Charles du Bos, auxquels Marcel vouait une fidélité maintes fois exprimée.

Le professeur Paul Ricœur [4] et Jeanne Parain Vial avaient pour mission de diriger ces rencontres. Ils proposèrent à Gabriel Marcel de commencer par l’analyse de sa méthode. Le caractère interrogatif de cette philosophie ne tarda pas à apparaître en même temps qu’il fut admis qu’elle conduit au recueillement et non vers un système. Nous étions dès lors en présence d’une philosophie existentielle et non d’un « existentialisme chrétien » ; ce néo-socratisme trouvant dans le vécu le lieu de son origine.

Husserl et Gabriel Marcel

Le caractère général de cette définition trouva à se préciser au cours du pénétrant exposé où Paul Ricœur se livra à une étude comparative de la phénoménologie de Husserl et de la pensée de Gabriel Marcel. Témoins de cette joute savante, nous pûmes suivre ces deux penseurs à travers le jeu des parentés et des discordances où la proximité se découvre souvent au point de la plus extrême divergence.

Pour Ricœur, dont nous résumons ici les propos, le rapport entre Gabriel Marcel et Husserl s’établit moins au niveau des thèmes ou de la méthode qu’à celui plus évasif de la tonalité et de l’atmosphère. C’est ainsi que, dès 1933, Gabriel Marcel esquisse une phénoménologie de l’avoir qui s’emploie à marquer des distinctions entre ce que l’on a et ce que je suis. Comme Husserl, Gabriel Marcel marque le caractère non psychologique de sa recherche, il s’efforce de déchiffrer des significations à partir d’exemples bien choisis. A cette époque, l’avoir est entendu dans le sens d’une direction d’existence, d’une manière d’être globale où règnent certaines tensions entre intériorité et extériorité, ce que révèlent le désir d’avoir et la crainte de perdre. Si, pour Marcel, le corps peut être entendu comme le repaire de l’avoir, l’être, lui, est incaractérisable. Jusque-là, les différences ne sont pas essentielles. Elles apparaîtront quand, pour nous les faire saisir, Paul Ricœur étudiera chez les deux philosophes la réduction, le cogito, l’intersubjectivité et l’intention philosophique.

Husserl entend par réduction la suspension du jugement, le franchissement d’un seuil au-delà duquel l’objectivité est possible. On peut en déduire que la pensée husserlienne aura pour base une philosophie du sens, ce qui l’oppose diamétralement à Gabriel Marcel qui amorce son itinéraire par l’idée de situation, entendue comme ce en quoi je suis impliqué. On le voit, être impliqué exclut la prise de distance caractéristique de la réduction et, avec elle, la promotion de ce Spectateur, témoin permanent des investigations de l’auteur de la Logique formelle… D’autre part, l’indubitable, cher à Gabriel Marcel, précède, quant à lui, le doute plutôt qu’il ne lui résiste : ainsi la réduction, héritière du doute, apparut-elle à l’hôte de Cerisy comme une variété de ce déracinement qu’il reproche à la pensée contemporaine. Ces constatations conduisirent Ricœur à montrer que Gabriel Marcel lie la critique du cogito au primat de l’objectivité : le je pense reste la mesure du j’existe. Notons qu’en affirmant que le cogito garde le seuil du valable l’auteur de Position et Approches concrètes du mystère ontologique s’est montré plus proche de Heidegger que de Husserl.

Deux gestes philosophiques

Les relations intersubjectives sont, dans l’œuvre de Gabriel Marcel, constamment évoquées. Pour lui, si l’on ne part pas de la présence irrécusable de l’autre, on ne rejoindra jamais cette présence. Paul Ricœur sut montrer qu’en ce sens c’est aussi ce que fait Husserl en s’attachant à la signification de la présentation à l’être. Cependant, sa démarche est située à contre-courant d’une philosophie orientée vers l’ego. Tenir pour valide une proposition concernant cette reconnaissance n’implique pas d’avoir recours à ces véritables porteurs de l’indubitable que sont les composantes du Cercle de la fidélité. Gabriel Marcel se situe par-delà l’épistémologie ; pour lui, « le toi est à l’invocation ce que l’objet est au jugement ». Son attitude est celle de l’être-avec, du non-problématisable.

L’examen des accords et des discordances entre les deux penseurs s’acheva par l’analyse de ce que Ricœur appela leurs gestes philosophiques, leur intention première.

Chez Husserl, le souci premier consiste à fonder la science dans une légitimation irrécusable : cette attitude exclut le drame et même la sagesse au profit de descriptions axiologiques.

Pour Gabriel Marcel, il s’agit, au contraire, de vivre l’expérience d’une sagesse tragique afin de surmonter ces menaces que sont le désespoir, la trahison, le suicide : n’alla-t-il pas jusqu’à affirmer que l’être est d’essence musicale ? Il s’agit bien, entre les deux penseurs, d’une différence entre la relation de l’homme et du monde.

Un théâtre du « oui, mais »

La vivante et féconde originalité de cette méditation ne doit pas faire oublier ce qui suivit, tant ces journées furent denses et variées. Nous fûmes conviés à l’audition de pièces de théâtre et à une soirée musicale où le baryton Jacques Herbillon, accompagné par Dominique Parain, présenta, avant leur création publique en février prochain, les mélodies de Gabriel Marcel.

Ses études aujourd’hui classiques, Théâtre et Existence (Vrin), Essence du théâtre (Aubier), désignaient Henri Gouhier de l’Institut pour traiter avec Joseph Chenu la signification métaphysique de l’œuvre dramatique de l’auteur du Chemin de crête et du Monde cassé. C’est ainsi qu’il fut rappelé que, dans ce théâtre, jamais la thèse ne cache la complexité du réel, que nous sommes en présence d’une quête de l’être, d’un théâtre du non-arrangement où les âmes trouvent à se révéler à elles-mêmes par l’appel à la décision personnelle. Ici, l’engagement ne se situe pas du point de vue de l’efficacité, mais en fonction d’une perspective de célébration. Pour Gabriel Marcel, son théâtre était celui du « oui, mais ». Il pensait que son œuvre dramatique ne devait en aucun cas être considérée comme étant l’illustration, « a priori », de thèmes philosophiques.

Une morale de l’espérance

Les héros de Gabriel Marcel cherchant leur être dans un au-delà de la mort, le professeur René Poirier put aborder ce phénomène central dans l’œuvre de celui qui écrivit Présence et Immortalité en l’interrogeant sur le sens qu’il donnait à sa croyance. Il apparut vite – et

les références à la parapsychologie furent nombreuses – que la survie est entendue comme une exigence d’être prenant sa source dans un sentiment de présence impliquant une marche vers le plérôme. Pour Gabriel Marcel, malgré le tragique de la vie, l’expérience soutient l’espérance.

Le mystère de l’être permet d’admettre que la vérité est au-delà du jugement. L’éternité, qui ne doit rien au repos par nature transitoire, peut être conçue comme un accomplissement.

Cette communication suscita un échange assez vif entre certains participants qui cherchèrent à relativiser la notion même d’au-delà en insistant sur l’aspect aporétique [5] de la philosophie qui la dispense de fournir des preuves. Gabriel Marcel tint alors à affirmer que, si le christianisme ne nous apporte pas les paroles de la Vie Éternelle, il n’est qu’une morale contingente d’un intérêt secondaire, et alors : « Pourquoi ne préférerait-on pas Marc Aurèle aux évangélistes ? » Cette constante fermeté dans la foi chez un philosophe qui, bien que converti à quarante ans au catholicisme, ne se voulut jamais d’esprit confessionnel, permit, lors de ses obsèques en l’église Saint-Sulpice, sa paroisse, au cardinal Daniélou d’affirmer : « Il a profondément souffert de voir que ce qu’il abhorrait dans le monde moderne, la perte du sens du sacré, la sécularisation de la société, la platitude positiviste, l’engouement pour les idéologies, la confiance aveugle dans la technique, pénétrait dans l’Église. Il pensait qu’un christianisme ainsi dévitalisé ne serait pas capable d’apporter aux hommes de ce temps la nourriture dont ils ont besoin. »

Une marche vers un ailleurs

Il y aurait beaucoup à retenir de l’analyse que fit Balduin Schwartz, de Salzbourg, de la notion de gratitude. L’exposé du docteur Berning sur l’accueil réservé en Allemagne à la philosophie de Gabriel Marcel, et l’influence qu’elle y exerce, fut également d’un grand intérêt, et l’on put constater que, contrairement à ce que pensait Sartre, Marcel est probablement plus proche de Heidegger [6] que de Jaspers [7]. Tout cela, nous le retrouverons dans le volume édité par le centre de Cerisy. La perception que l’on aurait de cette rencontre serait cependant fort incomplète si l’on ne précisait pas le rôle d’importance qu’y joua Jeanne Parain Vial, professeur à la faculté de Dijon. L’analyse qu’elle donna de la notion de temps suffit à rappeler qu’elle est un des philosophes connaissant le mieux l’œuvre de Gabriel Marcel. Pour elle, dans l’œuvre considérée, l’existence est caractérisée par un double mouvement qui nous fait convertir l’avoir en être et dégrader l’être en avoir sans que jamais aucun de ces mouvements puisse être achevé. Ainsi les hommes ne sauraient être conçus comme une somme de fonctions, l’objectivité totale est impossible, le désespoir même nous relie au monde en témoignant de l’existence par-delà la dispersion. L’Homo viator [8] reste vrai, le cheminement, comme le prouve Gabriel Marcel, conduit à être tout en tous, le dynamisme de la pensée pensante ne s’épuise pas dans le problématique mais le traverse, nous sommes en marche vers un ailleurs qui ne permet pas l’installation dans le temps, l’espérance est tension, il faut se souvenir que c’est en se retournant qu’Orphée perdit Eurydice.

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Gabriel marcel : philosophe et dramaturge

Né à Paris le 7 décembre 1889, il est très tôt orphelin de mère, ce qui aura une grande répercussion sur sa vie et son œuvre. Élevé par sa tante, celle-ci épousera son père, Henri Marcel, d’abord ministre de France à Stockholm, puis directeur des Beaux-Arts. A dix-huit ans, il soutient une thèse d’études supérieures sur les Idées métaphysiques de Coleridge dans leurs rapports avec la philosophie de Schelling. En 1910, il est reçu à l’agrégation de philosophie. A plusieurs reprises, Gabriel Marcel occupe des postes dans l’enseignement secondaire tout en poursuivant une carrière de dramaturge et d’essayiste : de 1914 à 1925, il publiera le Seuil invisible, le Quatuor en fa dièse, le Cœur des autres, l’Iconoclaste, la Chapelle ardente, Un homme de Dieu. En 1928, c’est la parution de son œuvre maîtresse, le Journal métaphysique (Paris, Gallimard). Sa pensée philosophique se développera avec le Monde cassé (1933), Être et Avoir (1935), Du refus à l’invocation (1945), Homo viator (1945), Position et approches concrètes du mystère ontologique (1949), le Mystère de l’être (1951), l’Homme problématique (1955), Présence et Immortalité (1959), Pour une sagesse tragique (1969).

Sans éducation religieuse, au bout de vingt ans de réflexion il se convertit au catholicisme le 23 mars 1929. Très ouvert aux cultures étrangères, il crée, chez Plon, la collection « Feux croisés », où seront révélés au public français Aldous Huxley, Ernst Jünger, Virgile Gheorghiu, Kazantzaki, etc.

Bien que peu joué, il écrivit, depuis la Première Guerre mondiale jusqu’en 1960, beaucoup pour le théâtre : la Chapelle ardente, le Chemin de crête, le Dard, la Soif, Rome n’est plus dans Rome, les Cœurs avides, Croissez et multipliez, Mon temps n’est pas le vôtre, la Dimension Florestan, le Signe de la croix en sont la preuve. Critique dramatique à l’Europe nouvelle, collaborateur de la N.R.F., il appartiendra à la rédaction des Nouvelles littéraires de 1945 à 1968. Il a traduit ses inquiétudes face à l’évolution du monde dans les Hommes contre l’humain (1961), le Déclin de la sagesse (1954) et la Dignité humaine (1964).

Membre de l’Institut depuis 1952, il reçoit le Grand Prix national des lettres en 1958, le prix de la paix décerné par les libraires allemands à Francfort en septembre 1964, le prix Érasme à Rotterdam en octobre 1969. Officier de la Légion d’honneur, il était également grand-croix de l’ordre du Mérite.

Pour une première approche de son œuvre, on aura recours à Un philosophe itinérant de M. Davy (Paris, Flammarion, 1959), aux Entretiens avec Paul Ricœur (Paris, Aubier, 1968) et à son autobiographie En chemin vers quel éveil ? (Paris, Gallimard, 1972).

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L’orphisme chrétien de Gabriel Marcel par R.P. Tilliette

(Revue Question De. No 2. 1e trimestre 1974)

La philosophie de Gabriel Marcel est souvent définie et résumée comme un « socratisme chrétien ». Le Révérend Père Tilliette, mieux que quiconque, peut dire ce qu’il faut en penser. Jésuite et prêtre, professeur de philosophie à l’Institut catholique de Paris et à l’Université pontificale grégorienne de Rome, Xavier Tilliette a consacré de nombreux ouvrages aux grands philosophes, notamment : « Karl Jaspers » (Paris, Aubier, 1960) ; « Schelling, une philosophie en devenir » (Paris, Vrin, 1970) ; « Maurice Merleau-Ponty » (Paris, Seghers, 1970), etc.

Gabriel Marcel consent à ce que l’on appelle sa philosophie un « socratisme chrétien » (et j’ai moi-même jadis donné ce titre à mon étude sur lui). C’est bien en effet à Socrate que fait souvent songer cette pensée toujours neuve, en marche, vigilante et questionneuse, qui décortique les mots et les exemples. Mais vient un moment où l’interrogation se tait, où l’enquête fait place à l’invocation, où Socrate écoute la rumeur des mythes, la voix de l’oracle et le chant du cygne d’Apollon. L’inflexion parallèle dans le message de Gabriel Marcel, pourquoi ne pas la marquer du signe d’Orphée ? Et puisque, pour la tradition primitive de l’église, l’image de l’aède déchiré n’a pas paru indigne d’être surimprimée aux traits du Christ, pourquoi ne définirait-on pas un « orphisme chrétien » ce chant commencé en exil et qui meurt consolé, en vue de la patrie ?

J’ai conscience de toucher une veine secrète et profonde de l’inspiration « marcélienne » ; et pour cette raison même, elle est une apparition relativement tardive dans l’œuvre, elle n’a tressailli qu’à l’appel d’événements douloureux, et sous l’émotion de rencontres électives. L’on craint donc, en abordant ce thème de l’orphisme, de profaner le seuil de l’intimité. Je sais également que nous ne disposons que d’indices ténus, de simples suggestions-indices et suggestions d’autant plus précieux qu’ils ne font pas l’objet d’une élaboration formelle. Nous atteignons là cette zone limitrophe de la réflexion seconde, où la méditation philosophique s’anticipe, se régénère et s’achève dans le chant.

Une philosophie proche du théâtre, de la musique, de la poésie

D’autres ont souligné bien souvent, et de façon pénétrante, l’étroit support mutuel de la philosophie et du théâtre. Marcel lui-même a contribué à l’élucider, avec la sagace autorité du créateur. Plus difficile, évasive, et pourtant originelle, la relation de la philosophie et de la musique. Mais celle-ci est vraiment la source première, le lieu « où gît le cœur ». La qualité diaphane du plus immatériel des arts, sa propriété unique de capter les effluves d’en haut le rendent propice à une philosophie tout aimantée vers l’indicible. Une pudeur retient Gabriel Marcel d’épancher la poésie qui environne son labeur de pensée. Le lyrisme jaillit cependant quelquefois, comme une eau fusant entre les pierres, à la faveur d’un commentaire, ou dans sa pureté natale par exemple la célèbre invocation finale de Homo viator : « Esprit de métamorphose… » Il y a donc une harmonie préalable entre cette philosophie, qui en vérité coule de source, et la figure immémoriale du Poète musicien.

Disons, pour dissiper un éventuel malentendu, que l’orphisme dont se réclame Gabriel Marcel n’a rien à voir, ou si peu, avec la philosophie et la religion orphiques, comme les Fragments nous les ont transmises en un miroir brisé. Il n’a pas ce caractère initiatique, et le mystère qu’il désigne transcende ses pâles et imparfaites ébauches… et aussi qu’il est protégé, par sa merveilleuse discrétion, de l’agaçante utilisation esthétique qu’en a faite, me semble-t-il, Jean Cocteau.

Sur les pas de Rilke : remembrer le divin et l’humain

C’est aux heures les plus sombres que le souvenir et la légende d’Orphée ont commencé de hanter la réflexion de Gabriel Marcel. Ils y résidaient en silence, nous le dirons tout à l’heure, mais la mémoire ne les avait pas encore évoqués. Et comme il arrive fréquemment chez Gabriel Marcel, l’apparition du thème est inconcevable sans une médiation, une affinité élective. En l’occurrence, Rilke, surtout le Rilke des Élégies de Duino, des Sonnets à Orphée (Paris, Éditions Mouton, 1969), et des lettres faisant écho, a servi de mystagogue. Il faudrait relire ces pages, parmi les plus belles qu’il ait écrites, où Gabriel Marcel chemine sur les pas du poète, stimulé et rafraîchi par lui au fond d’une détresse fraternelle.

Elles sont inséparables des temps d’angoisse (1943-1944), et l’on comprend qu’elles aient suscité alors en ceux qui les écoutaient une telle résonance, comme les poèmes de Rilke avaient éveillé en Gabriel Marcel une émotion bouleversante. Mais qui oserait prétendre que le cours de l’histoire les a périmées ? Au contraire, elles sont plus vraies et plus salubres que jamais. Et c’est en effet seulement dix ans plus tard, dans le Mystère de l’Être, que Gabriel Marcel a appelé ce « nouvel orphisme », « dont nous sentons aujourd’hui l’impérieux besoin ». Dans Homo viator, il reste aux côtés de son poète, deux spectateurs désolés aux bords de la rive infernale. Il ne prend à son compte que « l’image du dieu épars » et la signification poignante qu’elle revêt dans l’Europe en guerre mais aussi l’invitation instante, en face d’un « moule disloqué », mis en pièces, à « remembrer le divin et l’humain ».

Rétablir le sens sacré de l’Univers

Car il s’agit, aujourd’hui comme hier, de rétablir une sacralité de l’Univers, un sacré d’ailleurs nettoyé des équivoques qui, hélas, l’entachaient naguère chez certains prophètes candides : une conscience sacrale, la sainteté du réel, la métamorphose, un « lien nuptial avec la Nature et les choses, la louange et la célébration du créé, un mystère de présence, la dénonciation des sacrilèges et profanations multiples que la technique inflige à ce « corps enchanté » ». Le mythe d’Orphée est un mythe dramatique, et par conséquent à double face : le chanteur qui apprivoise les animaux sauvages et qui charme les pierres, le poète lacéré par les ménades et ses membres dispersés sur la terre. Mais, comme la fin rejoint le commencement, la Nature, le dieu épars continue à chanter, et c’est le rôle des successeurs d’Orphée que de rassembler, comme dit après tant d’autres le romantique Gotthilf Heinrich Schubert, les disjecta membra de la lyre brisée, « ou mieux du vieil Orphée lui-même ».

Gabriel Marcel ne s’est pas emparé du mythe, comme on dit, il n’en a pas épelé les Urworte, il a simplement rattaché un fascinant symbole à la vision harcelante du monde déshumanisé et à la lutte héroïque contre le désespoir. L’instance est néanmoins vivace, comme le montre incidemment le recours tout récent aux Vers dorés d’un « autre poète orphique », Gérard de Nerval.

Le mythe d’Orphée est au cœur de mon existence

Mais l’élément central du mythe, la légende d’Orphée et d’Eurydice, devait attirer, a toujours attiré le philosophe de l’invisible dans son sortilège inépuisable. Vers le temps si sombre où il préparait les causeries sur Rilke, Gabriel Marcel notait dans son journal, comme au fond d’un refuge, l’amorce de ses recherches sur autrui et la communication, la mort et l’immortalité. Ces notations étrangement prémonitoires ont paru dans le volume Présence et Immortalité. Et c’est au milieu de ce forage pathétique, parmi les analyses sinueuses, que jaillit l’aveu : « Le mythe d’Orphée et d’Eurydice est au cœur même de mon existence. » Gabriel Marcel a si bien senti le poids et la répercussion de cette phrase qu’il l’a reproduite en épigraphe de la réédition de 1968 – réédition dont la couverture représente une stèle orphique.

Dans l’aventure d’Orphée descendu aux enfers, Rilke le solitaire avait retenu surtout le témoin du Double-Royaume, les deux mondes interpénétrés, l’affleurement de l’invisible, l’« ouverture » qui est comme le « substitut déchristianisé » du ciel. Ces aspects ne sont pas indifférents à Gabriel Marcel, familier des transmigrations intérieures, et il en a accueilli « l’influence balsamique ». Mais combien plus humaine et spirituelle à la fois sa propre vérité du mythe ! Orphée en route, c’est l’amour capable de forcer les portes de la mort et le seuil invisible, c’est le jeu alterné de la présence et de l’absence, le thème insurpassable de la nostalgie et de l’exil, avec la prodigieuse espérance qui le soulève. Au récit millénaire une philosophie de l’itinérance et de l’espérance est depuis l’aube naissante accordée, et Antoine Sorgue est le frère puîné d’Orphée. Quelle que soit la version mythologique que l’on choisit, l’issue heureuse ou la fin tragique, le symbolisme n’en est pas affecté.

Car la mort d’Eurydice et le voyage d’Orphée portent déjà, en filigrane et comme dans une projection renversée, le cycle du retour. Il faut que la présence soit dévorée d’absence – sans quoi nous ne pourrions pas aimer – et que l’absence se nourrisse de présence sans cela nous ne serions pas « en route ». On n’aime et on ne chante que ce que l’on a perdu (se canta lo que se pierde). On aime seulement « ce que jamais on ne verra deux fois ». Mais aussi on n’aime et on ne possède que la seconde fois, et après qu’on l’a perdu, son amour ! Il n’est d’amour que l’amour retrouvé. Ou plutôt, pour demeurer dans la claire pénombre des cadences « marcéliennes », aimer, c’est aspirer à l’« irretrouvable », c’est espérer que l’« irretrouvable » sera retrouvé. La mort sonne toujours deux fois, elle est la séparation qui se redouble dans la vie, en prescience puis en souvenir. Mais justement le souvenir – avec l’aura de l’einmal ou du nevermore – est toujours ressouvenir, appel d’un passé plus profond où le temps s’abolit… L« irretrouvable », ce n’est pas une catégorie de Gabriel Marcel, c’est l’inoubliable qu’il faudrait dire, ou mieux l’insondable, l’Atlantide engloutie qui, comme la ville d’Is et ses cloches, murmure en nous au bercement de la mer…

Eurydice, c’est la femme aimée, toujours vivante derrière le voile épais de brume. Et c’est surtout notre âme « voyageuse », notre âme en quête, qui est en quête de l’âme, c’est-à-dire de la patrie.

Est-il besoin d’ajouter que Gabriel Marcel évoquant le « nouvel orphisme » suit l’itinéraire de « l’orphisme au christianisme », le chemin inverse de celui de Rilke ? Mais c’est chez Rilke encore, dans Vergers, que nous lisons le vers prophétique : « Tu inventes le mythe de Narcisse exaucé. » Me permettrez-vous en terminant, cher et vénéré ami, de dire tout haut que vous avez inventé le mythe d’Orphée exaucé ?

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1 Maine de Biran : philosophe français (1766-1824). Sa pensée spiritualiste affirme comme point de départ la découverte du moi sous forme d’une volonté entièrement libre. Ouvrages principaux : l’Influence de l’habitude (1802); l’Aperception immédiate (1807); Rapport du physique et du moral (1814).

2 Pierre Boutang : essayiste français contemporain (1916-1998), professeur de philosophie, auteur d’un essai sur William Blake (L’Herne, 1970), d’une traduction originale avec commentaire du Banquet de Platon (Hermann, 1972), d’une thèse sur l’Ontologie du secret (P.U.F., 1973).

3 Émile Cioran : essayiste français d’origine roumaine (1911-1995). Sa pensée pessimiste est fondée sur la gnose et le manichéisme.

4 Paul Ricœur (1913-2005) était professeur de philosophie à la Sorbonne. Son œuvre est une philosophie de la volonté qui va d’une physiologie du vouloir dans le Volontaire et l’Involontaire (1950) jusqu’à une éthique et une métaphysique du vouloir dans Finitude et Culpabilité (1950). Ses travaux les plus récents (depuis son cours de 1965) ont porté sur un essai d’interprétation de la psychanalyse freudienne. Il développa la phénoménologie et l’herméneutique, en dialogue constant avec les sciences humaines et sociales. Il s’intéressa aussi à l’existentialisme chrétien et à la théologie protestante.

5 Se dit d’un aspect de la philosophie qui débouche sur une contradiction insoluble.

6 Martin Heidegger (1889-1976). D’abord étudiant auprès d’Edmund Husserl et immergé dans le projet phénoménologique de son maître, son intérêt se porte rapidement sur la question du « sens de l’être ». Elle le guidera ensuite tout au long de son chemin de pensée et c’est en tentant de répondre à celle-ci, à l’occasion de la publication de son ouvrage Être et Temps (Sein und Zeit) en 1927, qu’il rencontre une immense notoriété internationale qui déborde largement le monde de la philosophie..

7 Karl Jaspers: philosophe et psychiatre allemand (1883-1969), un des principaux fondateurs — après Heidegger — de l’existentialisme contemporain. L’être est saisi dans son système par la prise de conscience de ses limites. L’homme doit opter entre la science et la religion. Ses principales œuvres sont Philosophie (1932), les Grands Philosophes (1938), Psychologie de la conception du monde (1919).

8 Homo viator: « Errant métaphysique, l’homme qui cherche, le voyageur ». Titre d’un ouvrage de Gabriel Marcel (Paris, Aubier-Montaigne, 1945). A rapprocher du Pèlerin chérubinique d’Angélus Silésius (Aubier-Montaigne).