(Revue Question De. No 33. Novembre-Décembre 1979)
A l’occasion de l’exposition sur les rites de la mort au Musée de l’homme (1979), les éditions du Sycomore ont publié un livre très complet intitulé « Les Hommes et la Mort, rituels funéraires à travers le monde ». Cet important ouvrage comporte toute une série de textes écrits par divers spécialistes et chercheurs qui sont regroupés par Jean Guiart, professeur au Muséum d’histoire naturelle et directeur du laboratoire d’ethnologie du Musée de l’homme.
Ces textes, présentés selon une classification géographique, montrent à quel point les rites funéraires de pays lointains, qui pourraient sembler dépourvus de fondement et même saugrenus, sont en réalité « une institution essentielle à la survie du corps social ». Bien des traits caractéristiques se retrouvent souvent dans des pays qui paraissent a priori n’avoir rien de commun. C’est donc d’une façon thématique qu’Odile Le Gall présente quelques-uns des rites funéraires les plus significatifs exposés dans le livre « Les Hommes et la Mort ».
Il est une pratique qui demeure très vivace dans de nombreux pays, c’est celle des offrandes —offrandes de tous genres : céréales, objets familiers du mort, parfois même de l’argent, des animaux sacrifiés. Jadis, même des humains étaient immolés. En effet, lorsqu’un Inca mourait, des jeûnes rituels, des chants funèbres, des processions avaient lieu et certaines de ses femmes étaient enivrées puis étranglées pour l’accompagner dans l’autre monde (Les Hommes et la Mort, Jean Guiart p. 7).
Les sacrifices d’enfants et d’animaux
De même, dans le Nord-Ouest argentin, c’était des enfants qui étaient sacrifiés afin d’obtenir la bienveillance des dieux et plus particulièrement du dieu de la pluie. On les plaçait ensuite dans des urnes richement décorées qui auraient d’ailleurs servi à recueillir l’eau de pluie tellement nécessaire aux agriculteurs précolombiens.
D’autre part, Martin Allihanga explique qu’au Gabon, quand un dignitaire « nkani » s’éteint, sa mort est toujours l’occasion de sacrifices humains. Pis encore, la tradition veut que la terre ne touche pas le corps d’un super Nkani. Pour ce faire, deux procédés sont en usage : on fait descendre deux esclaves qui se tiennent debout dans la tombe à chaque extrémité. Ils reçoivent sur les épaules le corps de leur maître qu’ils accompagnent ainsi en sa dernière demeure. Puis on bouche la tombe. On peut aussi se contenter de briser les membres à quatre esclaves. On en met deux au fond de la fosse puis le corps du super Nkani, ensuite les deux autres esclaves et enfin la terre. Les quatre esclaves doivent être vivants (op. cit., M. Allihanga p. 278).
Cela, c’était hier. Heureusement, toutes ces pratiques quelque peu barbares ont à présent presque entièrement disparu. Par contre, les sacrifices d’animaux sont un usage toujours en vigueur dans certains pays comme l’Indonésie où un artisan tue d’abord un poulet puis un porc avant de sculpter dans le bois une effigie du défunt. Le porc immolé est alors flambé et offert, en petits morceaux, en compagnie d’autres victuailles, à l’effigie.
Dans les Hautes-Terres de Madagascar, dans la région du Manandriana, c’est un bœuf qui fait office d’offrande : on choisit un bœuf noir avec une tache blanche et ronde au milieu du front, on lui ligote les pattes et on lui tourne la tête vers l’est. Puis, tout en récitant des prières, un parent âgé asperge alors le bœuf du sacrifice, avec de l’eau à laquelle a été mêlée de la poudre du hazomanga, bois précieux et sacré, et où trempe un anneau d’argent, volaftosy. Puis, on l’enduit de terre blanche, tanifotsy, de la queue jusqu’à la tête. Une jeune fille […] lave les yeux de ce bœuf. Pendant ce temps, des femmes chantent et prient, à l’ouest de la maison, tournées vers l’est. […] Un homme […] va égorger le bœuf. Juste avant la mise à mort, le bœuf reçoit onze coups de couteau rapides à la gorge. Le sang est immédiatement recueilli dans une corne contenant de l’eau préparée avec du hazomanga, un anneau d’argent et de la terre blanche. Puis on asperge le parc onze fois de suite, et la maison à six reprises (p. 187-188).
Comme l’ajoute l’auteur, ce rite est très vivace car il est l’occasion d’une distribution de viande d’autant plus appréciée qu’elle est rare.
Au Cambodge, c’est un malheureux poussin que le conjoint du défunt ou de la défunte immole. Ce dernier vide l’oiseau de son sang, le mélange à de la bière et verse cette mixture à la tête du cercueil.
Mais là où le sacrifice animal revêt une importance considérable, là où il est sans doute le plus spectaculaire, c’est en Ethiopie. On tue une chèvre et on lui vide la panse. On s’enduit le corps du contenu de cette dernière afin de se purifier, puis les femmes confectionnent une bouillie faite de plante loparyo, du sorgho, du sang, des intestins de la chèvre coupés menus et des morceaux de la graisse et de la queue. On creuse alors un petit trou dans le sol qui servira d’écuelle. C’est donc allongé par terre que l’on mangera la bouillie rituelle sans la toucher de ses mains. Plus tard, l’assistante prend une hache et brise un os long de la chèvre. Avec une baguette, trempée dans la cavité de l’os, elle fait à la veuve une onction de moelle sur le front et sur la poitrine. Puis elle lui en met sur la langue. La veuve recrache des particules de moelle sur sa poitrine, puis en l’air. L’assistante saisit le poumon, puis le cœur de la chèvre et en frappe successivement le dos, la poitrine et la tête de la veuve. Enfin, elle prend une vertèbre du même animal sacrifié le matin et la donne à mordre à la veuve qui en recrache des miettes vers le bas, le haut, à sa gauche et à sa droite (p. 310).
Des offrandes accompagnent le mort dans son dernier voyage Toutes les offrandes ne revêtent pas le même caractère sanguinaire. Dans de nombreux pays, les dons au mort sont à base de céréales, comme au Népal, où pour donner une âme au défunt, on fabrique des boulettes de farine de riz, car lorsqu’une personne meurt, son âme devient en effet d’abord un preta (esprit errant ou âme en peine). Cet état est horrible : le preta réside dans un corps minuscule, de la taille d’un pouce, il ne peut se lever ni s’asseoir, il ne peut ni manger ni boire. Pour qu’il puisse entreprendre son voyage dans l’au-delà, il faut lui donner un corps. C’est tout le rôle des offrandes des boulettes de farine de riz : les boulettes offertes pendant les neuf premiers jours du deuil servent à la fabrication du nouveau corps du preta (p. 247).
Cet exemple montre parfaitement que ce sont bien des croyances et des convictions religieuses qui sont à l’origine des rites funéraires. Ceux-ci ne sont jamais gratuits. Ainsi, c’est parce que maints peuples sont persuadés que le mort a tout un « voyage » à faire, qu’ils déposent dans sa tombe ses objets favoris, des vivres, de l’argent, et… des chaussures ! (au Cambodge) . Au Mexique on donne au mort : un tube de roseau contenant de l’eau, une galette de maïs, du sel, des graines de cacao, un petit bâton, un petit roseau d’eau bénite. Chaque objet a un usage bien déterminé : l’eau et la galette servent de boisson et de nourriture. Au cours de la traversée d’une grande plaine, le mort doit rencontrer des moutons qui chercheront à le dévorer. Il leur donnera le sel pour les apaiser. Le cacao doit servir à payer le passage d’une rivière. Le petit bâton est utilisé par le mort pour se défendre contre de grands chiens (p. 107).
L’effigie du disparu
Comme on a pu le constater, les offrandes constituent un trait commun à de nombreuses civilisations. Il en est un autre tout à fait digne d’intérêt, c’est celui des effigies. Ce thème du simulacre du mort se retrouve dans des cas bien particuliers et illustrent souvent des mentalités complètement différentes.
Par exemple, dans la Grèce de jadis, ainsi qu’à Bali et chez les Hmongs du sud de la Chine de nos jours, lorsque le défunt est mort à l’étranger, ou de façon tellement violente qu’on n’a pu retrouver ses restes, les membres de sa famille, probablement mus par un besoin de concrétiser le mort, fabriquent alors une effigie du disparu.
Tandis que dans les cas précédemment cités, le simulacre repose sur le regret de l’absence du mort, car on aurait aimé pouvoir vénérer son corps, dans d’autres contrées, le défunt est un indésirable qui effraie les vivants et que, pour cette raison, l’on chasse. Pour rompre définitivement les liens entre le monde des morts et celui des vivants, les Tibétains célèbrent également des secondes funérailles, au cours desquelles les parents façonnent une effigie du mort et les lamas brûlent un papier portant le nom du défunt (p. 243).
De même, chez les Indiens mexicains, les proches parents peuvent s’asseoir à côté de la tombe du défunt et entretenir une « conversation » avec lui en faisant les demandes et les réponses : Je te laisse ce tesvino et cette nourriture, de la viande et des galettes… afin que tu te nourrisses et que tu ne reviennes pas. Nous ne voulons plus de toi. Tu es un imbécile… Tu ne boiras plus de tesvino avec nous dans la maison. Reste ici ! Ne viens pas dans la maison car cela ne te servirait à rien. Nous te brûlerions. Adieu ! Va-t-en ! (p. 106). Chez ce même peuple, il existe également un représentant du mort qui a un rôle très actif : La procession se rend à la rivière, le représentant du mort sort à reculons de la maison en disant : « Maintenant je m’en vais. Restez en paix et heureux, ô mes fils, ô mes filles ! »
En Indonésie aussi, on crée des effigies : celles-ci restent à l’extérieur de la maison du mort, alors que la dépouille mortelle reste dans la maison. Paradoxalement, l’effigie est quelquefois l’objet de soins plus attentifs que le corps lui-même. Certains vont même jusqu’à l’enlacer et, à travers leurs larmes, lui parlent. On se rend compte que des personnes rendues plus vulnérables par le deuil qui les frappe transposent leur affliction sur un vulgaire mannequin. On assiste parfois à un véritable dédoublement de la personnalité (cf. le « dialogue » avec le défunt chez les Indiens du Mexique). Quant au représentant du mort, il endosse tout simplement la personnalité tout entière du défunt, y compris son aspect physique, car il essaie de lui ressembler, porte éventuellement une perruque et s’habille de manière identique.
Il faut parfois du spectacle, des pleureuses et des festivités
C’est là qu’intervient une notion capitale dans tous ces rites funéraires, celle du spectacle et de la dramatisation. Ces simulacres jouent un rôle comme au théâtre. Il y a peu d’acteurs et une foule de spectateurs. D’ailleurs, le costume, la musique et les chants ont une importance considérable. Il y a des pays où la conception tout entière de la mort se reflète dans ces chants improvisés qu’on appelle en Grèce « miriologues » : les miriologues ont, dans toute la Grèce, le caractère d’une obligation morale et sociale envers le défunt ; éléments de l’accomplissement des rites funéraires, ils expriment simultanément la douleur des affligés devant le départ du mort du monde des vivants, et sont essentiellement le fait des femmes (p. 59-60). Ces dernières ont une part prédominante en tant que pleureuses ; telles Andromaque, ou bien Hélène sur le corps d’Hector, elles entrent […] dans le rôle du mort, de Charon […] suivant leurs impulsions, l’intensité de la douleur, leur habileté naturelle dans cet art et leur expérience personnelle. Les chants et les récitations scandées sont accompagnés de balancements rythmés du corps. C’est la plus proche parente qui entame les lamentations conduites par la pleureuse la plus expérimentée, qui a la fonction de coryphée dans le chœur de la tragédie antique. C’est cette dernière qui veille à ce que la tension dramatique soit maintenue et qui exalte le sentiment jusqu’à un paroxysme provoquant l’apaisement. Ce sont donc ces chants qui entretiennent la fièvre des participants à ces fêtes. En effet, tous ces rituels représentent des festivités plus ou moins gaies, suivant la philosophie du pays. Là où certains se lamentent et se flagellent comme à Téhéran, ou se couvrent de cendres et de boue comme en Nouvelle-Guinée, d’autres célébreront la mort naturelle dans l’allégresse : la veillée funèbre se fait dans une ambiance de fête. Tout le monde danse de bon cœur sauf les enfants du défunt. Cette mort n’a rien de dramatique ni d’inquiétant, elle n’est que le passage d’une vie à l’autre : le défunt s’en retourne tout simplement chez ses parents (P.172).
Presque tous ces rites comportent des agapes auxquelles le mort est censé participer. Ainsi la rupture avec le monde des vivants n’est jamais très brutale. Dans de nombreux pays, les obsèques se déroulent d’ailleurs en plusieurs temps, selon une progression dramatique savamment élaborée. Dans certains pays, ces rites peuvent s’étaler sur quatre ans. Au Gabon, on va jusqu’à conserver la dépouille d’un dignitaire six mois avant de l’inhumer !
Le lien entre morts et vivants est donc long à se rompre. Sans pour autant croire à la réincarnation comme au Gabon où l’on retranche un bout d’auriculaire du bébé mort pour voir, à la prochaine naissance, s’il s’agit bel et bien du même enfant (p. 275).
Les rites funéraires ont une signification sociale
De tout ceci se dégage un thème essentiel, celui d’un cycle vital, d’une chaîne de la vie. Car, en fin de compte, ces rites sont en grande partie prétextes au rassemblement de la famille et au rapprochement des membres d’une même cellule sociale. Voilà en quoi ces rites sont fascinants. Grâce à eux, on peut remonter aux racines philosophiques et religieuses de civilisations même disparues. L’ouvrage Les Hommes et la Mort est un outil nécessaire à tous ceux qui s’intéressent aux traditions spirituelles.
Odile Le Gall
QUELQUES LIVRES SUR LA MORT
R. Hertz : Contribution à une étude sur la représentation collective de la mort, 1928, réédité en 1970 dans Sociologie religieuse et folklore. P.U.F.
Problèmes d’ethnomusicologie, 466 p. Textes réunis par G. Rouget, Genève, Minkoff, reprint, 1973.
Ph. Aries : Essai sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen Age à nos jours, Le Seuil, 1975, 237 p.
G. Soustelle : la Vie quotidienne des Aztèques à la veille de la conquête espagnole, Paris, Institut d’Ethnologie, 1958.
Michel Perrin : le Chemin des Indiens morts, mythes et symboles quajiro, Payot, Bibliothèque scientifique.
J. Koubi : la Première fête funéraire chez les Toradja Sa’dan, Archipel Paris, 1975.
J.-F. Baré : Pouvoir des vivants, langage des morts, Maspero, 1977.
L.V. Thomas : Anthropologie de la mort, Payot, 1976, 540 p.
J. Dournes : la Figuration humaine dans l’art funéraire jörai, Objets et mondes, VII, 2, 1968.
G. Toffin : Etudes sur les Néwars de la vallée de Katmandou: guthi, funérailles et castes. L’Ethnographie, 1975-2, N° 70.
S. Freud : Deuil et mélancolie, dans Métapsychologie, Gallimard, 1952.