René Alleau
Les sociétés secrètes antiques: Sources

Il est actuellement établi par les découvertes archéologiques contemporaines que la Mésopotamie et l’Égypte ont été à l’origine du mouvement de haute civilisation qui se répandit à travers la Palestine, la Syrie, l’Asie Mineure et qui atteignit la Crète, en partie par le continent asiatique, en partie par la voie maritime. Cette expansion semble avoir pris naissance vers la fin du quatrième millénaire avant l’ère chrétienne, durant la période protolittéraire sumérienne. La civilisation égyptienne ne se forma pas avant 3000 à 2800 avant J.-C., lors de l’avènement de la première dynastie. Vers l’Est, les hautes cultures apparaissent pour la première fois dans l’Inde, vers le milieu du troisième millénaire, avec la civilisation d’Harappâ ; en Chine, vers le milieu du deuxième ; à l’Ouest, aucune trace certaine d’une haute culture antérieure au milieu du premier millénaire n’a été retrouvée…

René Alleau (1917-2013)

(Extrait de Les Sociétés Secrètes. Encyclopédie Planète. LDP 1969)

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1 Les deux sources des mystères des civilisations antiques

Il est actuellement établi par les découvertes archéologiques contemporaines que la Mésopotamie et l’Égypte ont été à l’origine du mouvement de haute civilisation qui se répandit à travers la Palestine, la Syrie, l’Asie Mineure et qui atteignit la Crète, en partie par le continent asiatique, en partie par la voie maritime. Cette expansion semble avoir pris naissance vers la fin du quatrième millénaire avant l’ère chrétienne, durant la période protolittéraire sumérienne. La civilisation égyptienne ne se forma pas avant 3000 à 2800 avant J.-C., lors de l’avènement de la première dynastie. Vers l’Est, les hautes cultures apparaissent pour la première fois dans l’Inde, vers le milieu du troisième millénaire, avec la civilisation d’Harappâ ; en Chine, vers le milieu du deuxième ; à l’Ouest, aucune trace certaine d’une haute culture antérieure au milieu du premier millénaire n’a été retrouvée, si l’on s’en rapporte à l’autorité de l’un des meilleurs spécialistes contem­porains de l’histoire des civilisations : R. Heine-Geldern [1].

Dans ces conditions, les théories selon lesquelles les premières civilisations remontent à une antiquité fabuleuse ou bien résultent de la soumission des peuples agriculteurs à des pasteurs nomades sont de pures hypothèses qui ne sont fondées sur aucune preuve archéologique certaine.

La Mésopotamie a régné sur le monde antique

On peut constater clairement, en revanche, l’universalité du rayonnement culturel mésopotamien dans le monde antique entre le quatrième et le troisième millénaire avant l’ère chré­tienne. C’est ainsi que l’origine étrangère de la civilisation archaïque de la vallée de l’Indus ressort avec assez d’évi­dence des travaux de sir Mortimer Wheeler qui a comparé la disposition des antiques cités babyloniennes et des édifices de Mohenjo-daro. Il s’agit dans le cas des villes indiennes de cités coloniales construites selon des plans préétablis.

D’autre part, les tombeaux des nobles, puis des pharaons de la fin de l’époque prédynastique et des premières dynasties égyptiennes, correspondent à une architecture typiquement mésopotamienne. C’étaient des constructions basses et plates, faites d’épais murs de briques. La pierre, facile à travailler et abondante en Égypte, ne fut introduite que lentement dans l’architecture et après des essais qui s’étendirent de la Ire à la IIIe dynastie. Ces faits montrent que les premiers architectes égyptiens ignoraient l’usage de ce matériau qui était, en effet, très rare en Mésopotamie. Ces expériences techniques étaient si nouvelles que l’on jugea nécessaire de les mentionner dans les annales royales. Ainsi, dans le cas de la civilisation égyptienne comme dans celui des cités de Mohenjo-daro, l’archéologie montre que les premières œuvres monumentales urbaines ont été édifiées à partir de connais­sances traditionnelles étrangères, d’origine mésopotamienne, et qui ont été adaptées ultérieurement aux ressources et aux conditions locales.

J.A. Wilson [2] a insisté sur le fait que les trois premières dynasties égyptiennes, qui furent fondées par des conquérants venus du Sud du pays, s’attachèrent à résoudre « des problèmes gouvernementaux urgents : édifier une adminis­tration, former une police, faire respecter les lois ». Les deux premières dynasties durent lutter afin d’affermir leur autorité et de réduire une rébellion. Il semble, enfin, que le dogme religieux de la nature divine du pharaon, lequel, avec le pre­mier roi, s’affirme comme « Horus, maître du ciel et des vastes espaces », ait été formé afin d’obtenir l’allégeance de la Basse-Égypte qui ne pouvait refuser d’obéir à un souverain issu non pas d’un lieu terrestre limité, mais du royaume des cieux. Ces données évoquent, de façon assez significative, un processus de colonisation plutôt qu’une évolution lente et continue d’éléments autochtones et de valeurs sacrées spécifiquement égyptiennes. De plus, si les emprunts égyp­tiens à la Mésopotamie sont incontestables, et, en parti­culier l’écriture, qui a été importée à l’époque préthinite, l’archéologie ne fournit aucun indice d’apports en sens inverse. L’évolution culturelle mésopotamienne a été lente et continue entre le IVe et le IIIe millénaire, alors que celle de l’Égypte et de l’Inde implique sinon une rupture soudaine entre le Néolithique et les premiers signes d’une haute culture, du moins un processus d’évolution accélérée par des in­fluences étrangères liées à des invasions ou à des conquêtes.

Des crânes d’ours dans un tabernacle

À partir de ces faits, on peut se demander si les mystères magico-religieux primitifs, dont l’origine semble se confondre avec celle des premiers groupements humains, n’ont pas subi eux-mêmes de très profondes transformations avec l’apparition des grandes civilisations antiques. Chronolo­giquement, les traces les plus anciennes de rites magico­religieux préhistoriques ont été retrouvées avec celles du culte de l’ours des cavernes, au Paléolithique inférieur, dans une grotte alpine des environs de Mixnitz, en Autriche méridionale : le Drachenloch, site exploré par E. Baechler, de 1917 à 1923. À près de 2500 mètres d’altitude était situé un vaste dépôt d’ossements et notamment de crânes d’ours dont certains étaient disposés par groupes de sept dans une sorte de tabernacle à côté d’un caisson de pierres qui était un foyer à feu continu, situé à l’entrée de la salle-sanctuaire de la grotte [3].

Si l’on considère la disproportion qui existe entre la durée des temps préhistoriques et celle des périodes historiques, entre les cinq et six millénaires sur lesquels s’étendent les recherches archéologiques concernant l’histoire des civili­sations et les cinq à six cents millénaires que doivent explorer les préhistoriens afin d’étudier l’évolution humaine antérieure, on ne peut manquer d’être surpris par l’extraordinaire rapidité de l’apparition des signes d’une haute culture à une époque relativement récente. Tout se passe comme si l’homme avait subi, entre le quatrième et le troisième millé­naire, une véritable mutation culturelle, qui, en un temps très bref, à l’échelle de l’âge « astronomique » d’une espèce, a vu se succéder des découvertes fondamentales qui, durant des milliers de siècles, n’avaient jamais été faites ni même entrevues par l’intelligence ou par l’intuition humaines. On ne peut pas comparer l’accélération remarquable des progrès scientifiques et techniques au XXe siècle à la mutation culturelle à laquelle nous faisons allusion, car il nous manque, en ce qui concerne cette dernière, des traces d’une évolution logique continue qui sont assez évidentes dans l’histoire de la pensée occidentale. C’est pourquoi nous estimons que la civilisation sumérienne, si récemment découverte, pose des problèmes d’une importance exceptionnelle [4].

En effet, s’il n’est pas douteux que des groupements humains proto-iraniens avaient atteint déjà un certain degré de culture vers le cinquième millénaire et si, par ailleurs, l’évolution de la civilisation mésopotamienne a été relativement constante par rapport à celle de l’Inde ou de l’Égypte, il n’en demeure pas moins que les Sumériens ont été des conquérants dont on ignore encore l’origine. De plus, il convient de remarquer que, sur le sol de l’Iraq actuel, qui répond aux sites de la Mésopotamie ancienne, aucune gravure pariétale, aucune sculpture, aucun modelage datant, soit du Paléolithique soit du Néolithique, n’a été signalé.

Au commencement était Sumer

Les Sumériens ne sont pas des Sémites et leur langage ne ressemble à aucune langue connue. Or ils apportaient à la Mésopotamie non seulement l’écriture, mais aussi la sculpture, l’orfèvrerie, la navigation, et une conception archi­tecturale très élaborée [5].

Enfin, dès le début du IIIe millénaire, le métal était devenu d’une utilisation fréquente : cuivre, bronze, argent, or, élec­trum. Les jantes des roues des chars étaient renforcées par des plaquettes métalliques destinées à protéger le bois et à assurer une meilleure adhérence au sol. Aucune civilisation au monde, dès la moitié du IIIe millénaire, n’a laissé de pièces d’orfèvrerie aussi parfaites, techniquement et artistiquement, que les chefs-d’œuvre qui ont été découverts par sir Leonard Wooley dans les « tombes royales d’Ur » [6].

Devant ces faits, un immense problème est posé : Qui sait si les Sumériens ne sont pas les Atlantes dont les prêtres égyptiens transmettaient l’histoire fabuleuse à Platon ? Les chefs de ce peuple étrange, dont les rois « descendent du ciel » ou « remontent aux cieux », selon les circonstances, les guides de cette race mystérieuse qui a connu, en effet, un déluge réel, attesté par l’archéologie, n’ont-ils pas été les véritables fondateurs des mystères magico-religieux des grandes civilisations antiques ?

Afin de justifier ces hypothèses et d’essayer d’expliquer ainsi les causes de la formation des sociétés secrètes traditionnelles, dans leurs rapports avec l’enseignement occulte dispensé dans les sanctuaires, nous constaterons d’abord que l’écri­ture, elle-même, a été le premier type d’une connaissance qui n’était accessible qu’à une élite très restreinte : celle des scribes sacrés. Son invention remonte aux environs de l’an 3000 av. J.-C. A Uruk, elle compte près de 900 signes, nombres non compris. L’emploi des figures stylisées et schématisées, d’abord pictographiques, c’est-à-dire représentant directement les objets du monde sensible, et qui correspondaient à des signes « mots » et à des signes « sons », était d’une évidente complication. Il était ainsi l’apanage d’une très petite minorité de spécialistes capables non seule­ment de former les caractères, mais aussi d’en assurer l’interprétation.

Or ce dernier point est particulièrement important. En effet, si l’on admet que le scribe lisait des objets sensibles sché­matisés qui avaient d’autres sens que ceux de leur apparence formelle, comment ne serait-il pas devenu aussi celui qui détenait les clefs d’autres significations de l’univers que celles des phénomènes visibles ?

Les scribes furent les premiers initiés

Dans ces conditions, le corps des scribes, étroitement associé à celui des devins, comme le prouvent les textes babyloniens, tendait naturellement à former l’embryon de la première société secrète dispensant un savoir ésotérique puisqu’elle était capable à la fois d’enseigner à déchiffrer les textes tra­ditionnels, ces arcanes de l’histoire humaine, et à comprendre les signes qui répondaient aux paroles et aux désirs des dieux. L’initié apprenait ainsi véritablement des connaissances qui étaient à jamais inaccessibles aux profanes : celles du temps et de l’éternité, celles qui gouvernaient les êtres terrestres et celles qui régissaient les mouvements des cieux. De plus, la possession des secrets de l’écriture correspondait à un pou­voir économique considérable puisque les scribes étaient ainsi les seuls hommes à connaître les moyens de compter les objets, les animaux, les ouvriers et de mesurer les terres et les champs. Enfin, par une conséquence immédiate, les scribes détenaient aussi les clefs des techniques artisanales qui dépendaient étroitement du recensement possible de l’origine et des propriétés particulières des matières utilisées. Si l’on observe maintenant l’extraordinaire continuité de l’utilisation religieuse de la langue sumérienne, qui était encore étudiée du temps des Achéménides entre le VIe et le IIIe siècle av. J.-C., et qui, par conséquent, ne cessa d’être transmise aux générations successives de scribes durant trois millénaires, comment ne verrait-on pas dans un conser­vatisme aussi fidèle l’indice d’une nécessité profonde : celle de préserver le mystérieux dépôt des connaissances léguées par la première des grandes civilisations humaines [7] ?

D’où venaient donc ces traditions et ces révélations ? Selon Bérose, elles avaient été apportées par un être non humain, un initiateur qui « avait tout le corps d’un poisson, mais au-dessous de sa tête de poisson, une seconde tête qui était celle d’un homme, des pieds d’homme sortant de sa queue et une parole humaine ; son image se conserve jusqu’à ce jour. L’animal passait toute la journée au milieu des hommes sans prendre aucune nourriture et en les enseignant… puis, au coucher du soleil, il rentrait dans la mer et passait la nuit au milieu des flots, car il était amphibie ». Bérose nomme ce monstre Oannes et il ajoute que l’on doit à cet homme-poisson l’écriture, les sciences, les arts, l’agriculture, la métallurgie, les règles de la fondation des villes et de la construction des temples. Ce témoignage historique est d’autant plus important que l’on sait maintenant, grâce à la découverte de la civilisation sumérienne [8], que l’être amphibie décrit par Bérose est vêtu exactement comme les prêtres du dieu sumérien En-ki, devenu, par la suite E-a, le dieu des magiciens de Babylone.

Le dieu En-ki est, par excellence, comme Oannes, et peut-être Johannes ou Jean, celui qui règne sur le monde magique de la parole et des sons ; les textes nomment En-ki le « maître des incantations », le « conjurateur des dieux », « celui qui sait tout ce qui a un nom », l’« expert (« apkal ») parmi les dieux ». Civilisateur par excellence, il est le pro­tecteur des architectes, des artisans, des potiers, des métal­lurges, des orfèvres, celui qui sait inventer tout ce qui peut améliorer et embellir la condition humaine. On assure qu’il « entend », au double sens de la compréhension et de l’audi­tion, « l’harmonie véritable de l’univers ». Dans le mythe mésopotamien du déluge, En-ki sauve le Noé babylonien, « Uta-Napishtim » ; il lui dicte le plan de l’arche qui lui permettra d’échapper à la catastrophe universelle. Il le bénit ainsi que son épouse et il installe le couple à l’embouchure des fleuves, dans un mystérieux domaine où l’homme et la femme sauvés jouiront du privilège de l’immortalité. Faut-il ajouter enfin que les temples de Sumer gardaient, parmi d’autres objets consacrés, une réduction du réceptacle secret des eaux et des sources, l’« Apsou » (E-abzu), instru­ment du culte qui jouait, dans les rites, un rôle analogue à celui de la « mer d’airain» dans le temple de Jérusalem ?

La première institution magique

Tous ces indices permettent, croyons-nous, d’attribuer aux Sumériens la première institution des mystères magico­religieux des grandes civilisations dans la mesure où les connaissances civilisatrices mésopotamiennes ont pu être transmises au monde antique, sous les voiles de l’initiation, à partir des sanctuaires de Sumer puis de Babylone par trois voies principales : l’Égypte, la Grèce et l’Inde. Cette vaste expansion du rayonnement culturel mésopotamien nous semble d’autant plus probable que des faits économiques attestent l’existence d’échanges lointains. La plupart des matières utilisées par les artistes et les artisans sumériens ne pouvaient être trouvées dans la basse Mésopotamie, dont la richesse était purement agricole [9]. Les transactions néces­saires à l’industrie sumérienne impliquaient l’existence d’une civilisation capable d’offrir un marché important, de protéger ses routes commerciales et d’organiser son trafic. Dans ces conditions, la diffusion des idées et des croyances, des scien­ces et des techniques magiques et religieuses a pu aisément suivre l’expansion de l’économie mésopotamienne.

Cette première source des mystères magico-religieux de l’antiquité grecque et romaine est également observable si l’on considère l’analogie que présentent entre elles les concep­tions théologiques égyptiennes et sumériennes de la Genèse à partir de l’abîme primordial : le « Noun », réservoir per­manent des forces vitales, et l’« Abzu », réceptacle des puissances de fécondité. Le « maître du Noun » est « Re », l’être lumineux dont la clarté permet de connaître vraiment les choses, le premier organisateur de l’univers. Le « maître de l’Abzu » est le démiurge En-ki. En Égypte comme à Sumer, cet être n’est pas confondu avec l’absolu, qui est antérieur à toute genèse. Cette conception explique notam­ment l’ambigüité du terme égyptien « Kheper », à la fois « existence » et « transformation » ; appliqué au démiurge, il ne représente pas une vraie naissance hors du néant, mais plutôt la manifestation réelle d’une entité qui existait virtuellement, l’adoption par le dieu d’un mode d’être concret, actuel et actif. En Égypte comme à Sumer, quand le dieu était encore confondu avec l’abîme primordial, il est dit qu’il « dormait ». En-ki, par exemple, est endormi « par-delà l’Océan », dans « Dilmoun », la terre « pure », « vierge » et « claire », où « nul passeur ne répète : la nuit vient », « où nul veilleur ne tourne autour d’une enceinte », « où nul ne se lamente ni ne répète sa plainte le long des murs de la ville ». Ce monde virtuel où « le dieu dort », ce monde des « eaux abyssales », ce monde des « poissons » dont les prêtres portent les attributs sur le dos, car il est « derrière le temps », au-delà ou en deçà de l’humanité actuelle, est rendu réel par l’organisateur divin, le feu incarné depuis le commencement du monde, le « divin bélier », l’étincelle solaire, l’énergie créatrice. Les symboles de cette incarnation de la flamme dans l’eau primordiale correspondaient à des rites égyptiens qui, à notre avis, attestent l’influence de la cosmogonie sumérienne archaïque et permettent ainsi de résoudre l’énigme posée aux archéologues par la présence du monu­ment mystérieux par excellence : le célèbre sphinx de Giseh [10].

Un héritage de Sumer : l’arbre sacré de Phtah

De même, dans la religion égyptienne, un autre héritage archaïque était sans doute l’adoration des arbres sacrés. À Memphis, on ne cessa jamais depuis les plus anciennes dynas­ties de rendre un culte à un arbre funéraire, au sud du temple de Phtah. Les divinités devaient y pourvoir en eau et en aliments les morts ensevelis sous leur protection. Ces croyances rappellent tout à fait les mythes sumériens de l’arbre « planté sur les rives saintes de l’Euphrate », culte associé à celui du dieu En-ki et que l’on retrouve dans les tombes royales antédiluviennes de la ville d’Ur, avec l’image du bélier dont les pattes de devant sont attachées à un arbuste et qui évoque, très curieusement, le bélier « pris dans le fourré » de l’histoire biblique d’Abraham.

Tous ces faits archéologiques suffisent, pensons-nous, à justifier notre thèse d’une influence mésopotamienne archaïque sur la religion égyptienne et, par l’intermédiaire de celle-ci, sur les mystères des civilisations antiques, notamment sur les cérémonies initiatiques des sanctuaires de la Crète et de la Grèce. La transmission de ces conceptions cosmogo­niques fondamentales s’est effectuée aussi bien à l’est, vers l’Inde, que dans le bassin méditerranéen. On en retrouve les traces jusqu’à une époque relativement récente. Nous n’en citerons qu’un curieux exemple, celui d’un ouvrage d’un grand érudit de la Renaissance : Scaliger. Celui-ci, dans ses « Remarques sur Manilius », étudie trois sphères zodiacales qu’il nomme « indienne », « persienne » et « barbarique ». Or, dans la sphère « indienne », à la place occupée par le Capricorne, on trouve un bélier et un poisson, c’est-à-dire le symbole archaïque du dieu mésopotamien En-ki (« Ea ») qui dominait ainsi le signe zodiacal de la « Nativité » chré­tienne et du dieu romain Janus, « maître des portes de l’année », dont le double visage présidait aux cérémonies de l’initiation. Enfin, les témoignages unanimes des philosophes et des historiens de l’antiquité grecque et romaine suffiraient, à eux seuls, à montrer que la première source des mystères doit être située en Mésopotamie et en Égypte.

C’est ainsi que Jamblique atteste que les mystères égyptiens et assyriens l’emportent sur les mystères grecs, grâce à leurs langues qui ont été données aux hiérophantes par les dieux eux-mêmes. Ce passage nous semble particulièrement important, car il nous permet de comprendre pourquoi Pythagore, Platon et les rois grecs, après avoir été initiés dans leur pays d’origine, devaient aller recevoir des connais­sances nouvelles en des sanctuaires étrangers qui conféraient probablement certains droits politiques dans les cités où se tenaient les cérémonies des mystères.

Toutefois, il convient d’ajouter que les mystères antiques ont eu, en général, une autre source que l’influence mésopota­mienne ou égyptienne. Cette seconde cause de leur formation a été l’ensemble des rites magiques archaïques locaux qui existaient, sans doute, en Grèce comme en Italie depuis la préhistoire, et qui ne devaient pas être différents de ceux que nous pouvons observer maintenant dans les cérémonies d’initiation des sociétés secrètes primitives. Il semble, par exemple, que les mystères pélagiques archaïques ou ceux du culte dionysiaque présentent de nombreux points de ressemblance avec les rites africains que nous avons précé­demment décrits. Là encore, selon le témoignage de Diodore de Sicile, nous retrouvons l’influence des forgerons initia­teurs : « Quelques-uns rapportent que les Dactyles idéens habitèrent l’Ida de Phrygie et qu’ils passèrent avec Minos en Europe ; comme ils accomplissaient des prodiges, ils s’adonnèrent aux indications, aux initiations (« télété ») et aux mystères, et, étant demeurés à Samothrace, ils frappèrent de stupeur les habitants… Orphée devint leur disciple et, le premier, apporta chez les Hellènes les initiations et les mystères. »

La Grèce archaïque et les traditions orientales

Notre thèse sur les deux sources des mystères grecs antiques s’appuie enfin sur l’autorité de saint Épiphane, qui admet, d’une part, l’origine égyptienne et mésopotamienne des initiations et, d’autre part, le rôle de la tradition orphique primitive [11] : « C’est de là que prirent naissance les mystères et les initia­tions des Hellènes, d’abord conçus de façon funeste chez les Égyptiens et les Phrygiens, les Phéniciens et les Babyloniens, et transportés du pays des Égyptiens chez les Hellènes par Cadmos et Machos lui-même ; d’autre part, ayant leur commencement d’Orphée et de quelques autres [12]. »

Or, si l’on veut bien considérer que Cadmos est, par excel­lence, le maître des scribes, puisque la tradition lui prête l’invention de l’alphabet, on admettra que les deux influences fondamentales qui s’exercèrent sur les doctrines secrètes des mystères ne doivent pas être confondues entre elles : la première avait pour origine des civilisations qui avaient déjà un passé de haute culture ainsi que des connaissances artistiques et techniques appliquées durant des dizaines de siècles aux divers besoins des sociétés humaines ; la seconde provenait des croyances magico-religieuses de populations encore primitives. La situation de la Grèce archaïque et, d’une façon générale, de l’Europe vers le deuxième millénaire avant l’ère chrétienne par rapport aux civilisations du Proche-Orient, n’était pas très différente de celle d’une colonie et de l’Afrique par rapport à la civilisation occidentale contem­poraine. C’est pourquoi nous pensons que l’institution des mystères païens a été une œuvre comparable, de ce point de vue, à celle des missions chrétiennes à notre époque. Le caractère secret des initiations était fondé, à notre avis, sur des nécessités pédagogiques et économiques, tout autant qu’il répondait à des exigences psychologiques. En effet, la science égyptienne ou assyrienne ne pouvait pas être comprise directement par tous les individus appartenant à des populations encore peu évoluées. Le savoir ne pouvait être dispensé qu’à une élite intellectuelle et morale, lentement préparée à recevoir les arcanes des connaissances et à les transmettre, avec prudence, autour d’elle, par le rayonnement des œuvres et par l’utilité des institutions.

Enfin, le dépôt des sciences et des arts, dans l’état de la société antique, devait être confié à des familles et à des castes plutôt qu’à des individus. C’est pourquoi le type même de l’association secrète antique était la famille de techniciens. La médecine, par exemple, restait une science cachée qui, chez les Grecs, était l’apanage des Asclépiades, véritable caste sacerdotale qui gardait les secrets des expériences médicales, des remèdes, et de la préparation de ceux-ci. On sait, d’après Soranus, qu’Hippocrate enseignait son art à ceux qui pouvaient l’apprendre, en leur faisant « prêter serment ». En effet, les choses sacrées se montrent à des hommes sacrés ; les profanes ne peuvent s’en occuper avant « d’avoir été initiés… » De même, Galien pensait que la médecine devenait un art inférieur si elle sortait de la famille des Asclépiades.

Le secret initiatique voilait aussi la science des astres, selon les témoignages de Vettius Valens, et de Julius Firmicus Maternus. La philosophie, elle-même, demeura longtemps un savoir ésotérique [13].

Eustathe rapporte que l’art de construire les vaisseaux était absolument caché aux profanes. Il y avait à Rhodes des arsenaux secrets ; celui qui les voyait sans avoir été initié à cet art était condamné à mort.

Or, selon le témoignage de Lysias, les associations secrètes avaient des processions dans les mystères d’Éleusis, Galien, dans ses instructions à son disciple, présente l’enseignement de la médecine comme une « sainte initiation » (télété) analo­gue à celle d’Éleusis ou de Samothrace. Une journée des mystères d’Éleusis était nommée « Epidauria » en commémo­ration du jour où Asclépios était venu se faire initier. Dans ces conditions, il est assez évident que la transmission du savoir antique a été assurée par la tradition orale jusqu’à une époque relativement récente et non pas exclusivement par la tradition écrite. Les textes ne nous permettent donc point, à eux seuls, de concevoir exactement l’étendue des connais­sances des Anciens. L’étude des doctrines et des rites des sociétés secrètes, la compréhension des mythes et le déchif­frement des symboles de la langue sacrée de l’initiation ne présentent donc pas seulement un intérêt psychologique certain, ils répondent aussi à une nécessité culturelle fonda­mentale, celle qui peut, en nous faisant mieux mesurer l’étendue et la profondeur du génie antique, nous permettre d’apprécier plus exactement par rapport à ses œuvres l’ensemble des progrès réalisés par le génie moderne.

[1] R. Heine-Geldern a résumé avec netteté le problème dans un article de la revue Diogène (Paris 1956) intitulé « L’Origine des anciennes civilisations ». Les recherches de deux autres auteurs, Franz Hancar et Karl Jettmar, ont montré que le nomadisme équestre et guerrier des steppes de la Russie et de l’Asie n’a pris naissance que vers 1000 avant J.-C. On lira avec profit à ce sujet l’article de K. Jettmar : « Les plus anciennes civilisations d’éleveurs de steppes de l’Asie centrale », dans les « Cahiers d’histoire mondiale », 1953-1954.

[2] J.A. Wilson soutient cette thèse dans son ouvrage « L’Égypte, vie et mort d’une civilisation », Ar­thaud 1961.

[3] Dans son livre « L’Homme pré­historique et ses dieux », Arthaud, 1958, l’un des meilleurs spécialistes contemporains de la religion pré­historique, J. Maringer, pense qu’il s’agissait là d’un rite propitiatoire et d’offrandes qui avaient pour but de se concilier les puissances invi­sibles favorables à la chasse (p. 98).
Géologiquement et paléontologiquement, les premiers indices actuelle­ment connus de la présence de l’homme ne sont pas antérieurs à la période qui précède la deuxième grande glaciation et que les préhis­toriens nomment : le premier inter­glaciaire Günz-Mindel. Mais, en rai­son de l’extraordinaire extension de ces vestiges qui ont été découverts en Europe aussi bien qu’en Afrique et dans l’est de l’Asie, on peut admettre que l’apparition de notre espèce est encore plus ancienne.

[4] Les problèmes posés se situent aux sources mêmes de l’histoire de l’humanité actuelle, comme l’a montré Kramer dans « L’Histoire com­mence à Sumer », Arthaud 1960.

[5] Pour n’en donner qu’un exemple, le plan intérieur d’un temple d’Uruk comporte, plus de trois millénaires avant les sanctuaires chrétiens pri­mitifs, un narthex, une nef centrale de 62 m x 11,30 m. un transept, une abside centrale flanquée de deux annexes analogues au « dia­conon » et à la « prothèse ». Les murs étaient rehaussés de pilastres et creusés de niches. Les briques, recouvertes d’enduit protecteur contre l’érosion, étaient peintes au lait de chaux ; les colonnes étaient entièrement plaquées de petits cônes mosaïqués noirs, blancs et rouges, qui formaient une tapisserie polychrome ornée de figures géomé­triques diverses, de triangles et de losanges notamment.

[6] Dans le livre consacré à Sumer dans la collection L’Univers des formes (Gallimard, éd.), André Par­rot écrit : « Aucune vaisselle royale ne pourra jamais l’emporter sur le gobelet ou le bol de la reine Shabad. »

[7] On peut comprendre ainsi pour­quoi un contemporain d’Alexandre le Grand, l’historien Bérose, relate, dans son livre sur les antiquités ba­byloniennes, que l’on conserve en Chaldée « les documents les plus nombreux et les plus variés, embrassant un espace de temps qui remonte à plus de cent cinquante mille ans, archives qui contiennent l’histoire du ciel, de la terre et de la mer, l’origine première des choses, les annales des rois et le récit de leurs actes ». Sur cette histoire, on peut consulter l’ouvrage de F. Le­normant : « Essai de commentaire des fragmentscosmogoniques de Bérose. » Paris, 1871.

[8] On a trouvé des textes sumé­riens archaïques confirmant l’ar­rivée du dieu dans une étrange embarcation :
« Pour le Maître, la proue du bateau Constamment, comme un loup, dévorait l’eau ; Pour En-Id, la poupe du bateau, Violemment, comme un lion, frappait l’eau. »

[9] Le cuivre venait d’Oman et pro­bablement du Caucase, l’argent, de Bulgar Maden, dans la Cilicie sep­tentrionale ; l’or, de Cappadoce, de l’Élam et d’Antioche ; la diorite était importée par la voie maritime depuis Magan, sur le golfe Per­sique ; le bitume devait descendre par la voie fluviale ; le lapis-lazuli enfin provenait de la Perse et peut-être du Pamir, par l’intermédiaire de négociants extrême-orientaux.

[10] L’égyptologue Erman assure que ce monument n’était, à l’origine, rien d’autre qu’un rocher naturel auquel le roi Khéphren avait donné une tête royale. Il serait devenu, à la fin du Nouvel-Empire, une des représentations d’Horus, « Harma­khis », « Horus dans l’horizon ». Or l’archéologue Caviglia, lors de ses fouilles locales, a trouvé entre les pattes du sphinx un autel : un petit « naos », et un lion. Le « naos » était composé de trois stèles, l’une en granit, appliquée contre la poitrine du monstre, les deux autres en calcaire, formant les côtés du monument. La première stèle mon­trait Thomès IV offrant la flamme et la libation à « Hor-M-Khout » (« Harmakhis »). Bien que ce rite soit attesté à une époque tardive, il ne faut pas oublier qu’il pouvait être un retour à d’anciennes tra­ditions comme, par exemple, la restauration des peintures de « HorM-Khout » par Khoufou. Le feu et l’eau du sacrifice, la chaleur et l’humidité, ces deux causes de l’apparition de la vie, se relient en effet à des cérémonies archaïques du culte de la fécondité dont témoi­gnent ultérieurement les cérémonies grecques et romaines du mariage. Il était donc naturel de rendre ce culte à un monument symbolique de l’union des deux principes, comme le sphinx égyptien ou comme le « poisson-bélier » sumérien, lequel, dans sa manifestation ultérieure, devient l’animal fécondateur par excellence : le taureau « le père des semences » qui, à Ur comme en Égypte, avec le culte d’Apis, est relié au thème mythique de la royauté divine.
Faut-il ajouter encore que la pro­hibition du poisson, si caractéristi­que des rites égyptiens, montre qu’il ne peut s’agir que d’un ancien « tabou » portant sur un animal primitivement sacré. On connaît, d’ailleurs, en dépit de cet interdit, une représentation d’un groupe de sept poissons figurés à côté du dieu solaire.

[11] « Parmi les noms des divinités, dit Jamblique, les uns ne sont pas compréhensibles pour nous, tous étant compréhensibles pour les dieux. Les autres peuvent être compris grâce aux analyses que nous avons reçues des dieux… Il faut, ajoute-t-il, préférer les mots barbares aux mots grecs, car les peuples sacrés comme les Assyriens et les Égyptiens ont reçu des dieux une langue qui, dans son ensemble, convient bien aux choses sacrées. » Saint Clément d’Alexandrie dans « Stromates IV » affirme que les Grecs ont emprunté aux Égyptiens l’idée et la fonction du chantre (« odos »), de celui qui examine les saisons (« horoscopos ») et enfin du scribe qui conserve et qui inter­prète les livres sacrés (« hierogram­matos »). Plutarque dans « Isis et Osiris » rapproche très clairement les cérémonies du culte d’Osiris des rites grecs célébrés en l’honneur de Dionysos. Hérodote relate que la représentation d’Athéna (« Mi­nerve ») avec son égide et son vête­ment symbolique est d’origine libyenne.

[12] Cette citation est extraite de « Contre les hérésies », par saint Épiphane, I, 9, p. 11.

[13] Dans ses « Discours », Thémis­tius signale, à propos d’Aristote, que celui-ci cacha les clefs de son œuvre, comme le firent Pythagore et Platon : « La sagesse, fruit de son génie et de son travail, Aristote l’avait recouverte d’obscurité et enveloppée de ténèbres, ne voulant ni en priver les bons ni la jeter dans les carrefours… » (XX, « Éloge de son père »).