Extrait de Les Enseignements de Krishnamurti en 1967, Le Courrier du Livre,Paris, 1969.
L’esprit religieux est radicalement différent de l’esprit de croyance à une religion. L’esprit religieux est psychologiquement affranchi de la culture de la société. Il est également affranchi de toute forme de croyance, et n’a nul besoin ni de passer par l’expérience ni de s’exprimer. Or l’homme, au fil de ses croyances, a créé au cours des siècles un concept auquel il a donné le nom de Dieu. La croyance en ce concept de Dieu lui est devenue nécessaire face à ce constat – que la vie est faite de souffrances, d’une infinité de luttes, de conflits, de tourments, avec une étincelle occasionnelle de lumière, de beauté et de joie.
Cette croyance à un concept, à une formule, à une idée, lui est devenue nécessaire, parce que la vie est si dépourvue de sens. La routine quotidienne, la vie de bureau, de famille, la vie sexuelle, la solitude, le poids de tous les conflits liés à l’expression de soi, tout cela a bien peu de sens ; et, à la fin, la mort est toujours là. L’homme est donc obligé de croire, c’est pour lui une nécessité absolue.
Selon le climat, les capacités intellectuelles de ceux qui ont inventé ces idées et ces formules, le concept de Dieu, du Sauveur, du Maître a pris forme et c’est par son intermédiaire que l’homme s’efforce depuis toujours d’atteindre à un état de félicité, de vérité, à la réalisation d’un état que rien ne viendrait jamais troubler. C’est ainsi qu’il a posé le principe d’une fin vers laquelle tendent tous ses efforts. Les auteurs de ces idées, de ces concepts ont établi soit un système, soit un chemin à suivre pour parvenir à cette ultime réalité. Et l’homme s’est torturé l’esprit, à grand renfort de discipline, de maîtrise de soi, de privations, d’abstinence, d’austérité, inventant ainsi de multiples chemins d’accès à cette réalité. En Asie, les chemins sont nombreux qui conduisent à cette réalité (ou tout au moins qui y prétendent) ; ils varient en fonction du tempérament et des circonstances, et l’on suit de tels chemins en vue d’atteindre cette réalité que l’homme et la pensée ne peuvent mesurer. En Occident, il n’y a qu’un unique Sauveur ; c’est par Lui seul que l’on peut accéder à cet ultime objet. Tous les systèmes d’Orient et d’Occident impliquent une constante maîtrise de soi, un gauchissement constant de l’esprit, forcé de suivre le modèle instauré par le prêtre, le livre sacré, autant de misérables procédés qui sont l’essence même de la violence. Leur violence ne consiste pas seulement à renier la chair, mais aussi toute forme de désir, de beauté, au profit de la contrainte et de la soumission à un certain modèle préalablement fixé.
Certains miracles ont ainsi été obtenus, mais les miracles sont parmi les choses les plus faciles à réaliser, que ce soit en Occident ou en Orient. Et ceux qui les réalisent sont salués comme des saints ; ils ont battu un record en ce sens qu’ils se sont conformés en tout point au modèle qu’ils expriment dans leur vie quotidienne. Avec cela, ils ont très peu d’humilité, car l’humilité ne doit pas s’afficher: se ceindre les reins d’un bout d’étoffe, ou porter une robe monacale n’est pas une preuve d’humilité. Comme toute vertu, l’humilité est une chose qui n’existe que d’instant en instant, que l’on ne peut ni calculer ni décider, ni prescrire comme un modèle à suivre. Pourtant c’est ce qu’a fait l’homme au cours des âges: le précurseur, le premier à avoir fait l’expérience de quelque chose que l’on nomma réalité, instaura dès lors un système, une méthode, un chemin, et le reste du monde a suivi. Ensuite, les disciples, par une habile propagande, par d’habiles manipulations de l’esprit des hommes, ont fondé une Église et des dogmes, des rituels. Et l’homme est prisonnier de tout ce système: celui qui se met en quête de ce vers quoi tend tout esprit humain doit subir certaines formes de torsions, de contraintes, de tortures, pour accéder à cette ultime beauté.
Intellectuellement, on voit bien l’absurdité de tout cela ; intellectuellement, discursivement, on voit l’absurdité de toute croyance, la bêtise foncière de toute idéologie. D’un point de vue intellectuel, l’esprit peut bien affirmer que tout cela n’est que fadaises, et le rejeter, mais intérieurement demeure au plus profond de l’être cette quête qui s’adresse à ce qui est au-delà des rituels, des dogmes, des croyances, des Sauveurs, au-delà de tous ces systèmes qui sont, c’est l’évidence même, une invention de l’homme. On voit clairement que ses Sauveurs, ses Dieux, sont des inventions ; qu’il est relativement facile de les rejeter, et c’est ce que fait l’homme moderne. (Je ne sais vraiment pas pourquoi on emploie ce terme de « moderne »: l’homme tel que nous le connaissons n’a guère changé au fil des générations successives. Mais le climat actuel est tel qu’il rejette complètement l’autorité du prêtre, de la foi et du dogme, et ce, de manière fondamentale: pour lui, Dieu est mort et il est mort très jeune.) Et comme il n’y a plus ni foi ni Dieu, les seuls concepts restant sont ceux liés à la jouissance physique immédiate, à la satisfaction matérielle, au progrès social: l’homme vit désormais pour le présent, rejetant toute conception religieuse.
On commence par rejeter les dieux extérieurs avec leurs prêtres, ceux de toutes les religions établies – il faut rejeter complètement toutes ces choses car elles sont totalement dénuées de valeur. Ce sont elles qui ont engendré les guerres, qui ont divisé les hommes, que ce soit la religion juive, hindoue, chrétienne ou l’islam – elles ont détruit l’homme, elles l’ont divisé, elles ont été une des causes principales de la guerre, de la violence. Et en voyant tout cela, on rejette tous ces systèmes, on les écarte comme étant quelque chose de puéril et d’immature. Intellectuellement, c’est très facile à faire. Il suffit pour cela de vivre dans ce monde, d’observer les méthodes d’exploitation utilisées par les églises, les temples: qui ne les rejetterait? Il est en revanche beaucoup plus difficile de se libérer de toute croyance et de toute recherche au niveau psychologique. Or nous voudrions tous trouver quelque chose que l’homme, que la pensée retorse n’ait pas contaminé, quelque chose que la société culturelle et intellectuelle n’ait pas pollué, quelque chose que la raison ne puisse détruire. Ce quelque chose, nous le cherchons tous intensément, car cette vie n’est que labeur, lutte, tourments, routine. Certains sont sans doute capables de s’exprimer à travers le verbe, la peinture, la sculpture, la musique, mais tout cela finit par paraître bien vide. Nous menons actuellement une vie très vaine, et nous nous efforçons d’en combler le vide par la littérature, la musique, les divertissements, les distractions, les idées, les connaissances ; mais si l’on veut y regarder d’un peu plus près et un peu plus profond, on découvre combien on est vides, à quel point toute notre existence est creuse, quand bien même nous serions bardés de titres, de possessions, ou de talents.
Notre existence est vide, et quand nous nous en rendons compte, nous éprouvons le désir de la remplir. Nous cherchons – nous cherchons des voies et des moyens, non seulement de combler ce vide, mais encore de trouver quelque chose que l’homme ne puisse mesurer. Certains prennent des drogues, comme le LSD ou diverses drogues psychédéliques qui « élargissent le champ de la conscience » et suscitent un état donnant accès à certaines expériences, à certains effets, parce qu’elles confèrent au cerveau une certaine sensibilité, mais ce sont des effets purement chimiques, résultant d’agents extérieurs. On prend ces drogues mû par une attente, à la suite de quoi on vit ces expériences intérieures ; de même, on adhère à certaines croyances et on vit des expériences qui sont conformes à ces croyances: les deux processus sont du même ordre. Tous deux donnent lieu à une expérience, mais chaque fois l’homme se perd dans ses croyances: la drogue de la foi, ou la foi en une drogue. L’homme est ainsi inévitablement prisonnier de ses propres pensées. Tout cela, on le constate, on le met
au jour puis on le rejette: autrement dit, on est affranchi de toute croyance. Cela ne veut pas dire que l’on devienne agnostique, cynique ou amer, au contraire: on pénètre la nature même de la croyance, on comprend pourquoi elle a pris une importance si extrême: parce que nous avons peur – telle est la raison de fond. Si la croyance a pris une telle importance, c’est à cause de la peur – non seulement celle qui accompagne la terrible routine du quotidien, mais la peur de ne pas devenir, de ne pas réussir sur le plan psychique, la peur de ne pas jouir d’un pouvoir, d’un statut important, d’un prestige, d’une notoriété, tout cela étant source d’une immense peur, à laquelle on se résigne, certes – mais cette peur intérieure a également pris d’énormes proportions.
Face à ce vide total de l’existence, on se cramponne encore à ses croyances, même si l’on récuse l’expression extérieure de l’autorité des croyances – ces croyances qu’ont inventées les prêtres sous toutes les latitudes –, on se crée sa propre croyance dans l’espoir de découvrir, de rencontrer cette chose extraordinaire que l’homme ne cesse de chercher, toujours et encore.
On cherche donc. La nature, la structure de cette recherche sont très claires. Mais pourquoi cherche-t-on, au juste? C’est essentiellement affaire d’intérêt personnel éclairé, certes, mais qui reste néanmoins un intérêt personnel. On se dit: « La vie est si factice, si vide, si morne, si stupide, il y a forcément quelque chose d’autre ; je vais fréquenter ce temple, cette église, cette… » Puis on en vient à rejeter tout cela, et on cherche plus profondément. Mais la quête elle-même, quelle qu’en soit la forme, devient psychologiquement un obstacle. Cela, me semble-t-il, doit être compris très simplement et très clairement. On peut sans doute rejeter objectivement l’autorité de tout système prétendant conduire à l’ultime vérité, et certes, on le fait. Mais l’essentiel, c’est de rejeter parce qu’on comprend la nature même de la quête, l’essentiel, c’est de rejeter toute quête, justement parce qu’on se dit: « Mais quel en est l’objet? »
Si l’on examine ce qu’est au juste cet objet que nous cherchons à saisir à tâtons, que nous voulons tant, cela ne signifierait-il pas implicitement que nous sommes à la recherche d’une chose que nous connaissons déjà, que nous avons déjà perdue et dont nous cherchons à nous emparer? Entre autres choses, voilà ce que sous-entend la recherche.
Elle implique un processus de reconnaissance – autrement dit, pour trouver un objet de recherche quelconque, il faut être en mesure de le reconnaître – sinon chercher n’a pas de sens. Suivez surtout bien ceci: on cherche quelque chose dans l’espoir de le trouver, et quand on le trouve, on le reconnaît ; mais reconnaître est une action de la mémoire ; cela suppose donc que c’est quelque chose qui est déjà connu de vous, que vous avez déjà entrevu. Ou bien encore, lourdement conditionnés comme vous l’êtes par l’intense propagande de toutes les religions institutionnelles, vous vous hypnotisez, jusqu’à atteindre à un certain état. Ainsi, quand vous cherchez, vous avez déjà en vous un concept, une idée préalables de ce que vous cherchez et, quand vous le trouvez, cela veut dire qu’il vous est déjà connu, sinon vous ne pourriez pas le reconnaître ; et c’est la raison pour laquelle il n’est absolument pas authentique.
Il faut par conséquent trouver cet état dans lequel l’esprit est réellement libre de toute recherche, de toute croyance, sans devenir pour autant cynique et stagnant. Car nous avons tendance à croire que si nous cessons de chercher, de lutter, de faire des efforts, de tâtonner, nous sommes voués au dépérissement. Et je ne vois pas du tout pourquoi cela devrait nous être épargné – ne sommes-nous pas déjà en train de dépérir?
On dépérit, de même qu’on meurt, de même qu’on vieillit et que l’organisme physique arrive à son terme. Toute notre vie est un processus de dépérissement, parce que, au fil de l’existence, de la vie quotidienne, nous imitons, nous copions, nous suivons, nous obéissons, nous nous conformons: ce sont là autant de formes de dépérissement.
En revanche, l’esprit qui n’est plus engoncé dans une croyance quelconque, ou dans une croyance de son propre cru, et qui ne cherche plus rien – bien que cela soit un peu plus ardu –, un tel esprit est intensément vivant. La vérité est une chose qui n’existe que d’instant en instant. Comme la vertu, comme la beauté, elle ne présente aucune continuité. Ce qui est doté d’une continuité est le produit du temps et, le temps, c’est la pensée.
Lorsqu’on voit comment l’homme s’est comporté envers lui-même – comment il s’est torturé, brutalisé, en devenant nationaliste, ou en se noyant dans des divertissements divers, que ce soit la littérature, ou ceci ou cela –, lorsqu’on voit tout le tracé de sa vie, on se demande s’il faut en passer par là. Le faut-il? Comprenez-vous la question?
L’être humain doit-il passer par tout ce processus, pas à pas – rejetant d’abord toute croyance (à condition d’avoir l’acuité nécessaire), puis rejetant toute forme de quête, refusant enfin de se torturer l’esprit comme de se complaire dans la facilité?
Lorsqu’on voit ce que l’homme s’est infligé à lui-même dans le but de trouver ce qu’il appelle la réalité, on se demande – cette question, c’est à vous-même qu’il faut la poser, et non à moi – s’il existe un moyen, ou un état suffisamment explosif pour nous débarrasser de tout cela en un éclair. Parce que le temps n’est pas le moyen adéquat.
Toute cette recherche suppose du temps – pour trouver, cela peut prendre dix ans ou plus, voire même impliquer la réincarnation, comme le croit toute l’Asie. Tout cela est affaire de temps – peu à peu, on se défait de ces conflits, de ces problèmes, on devient plus sage, plus habile, à force de patience, on finit par savoir -, on déconditionne l’esprit petit à petit. Voilà ce qu’implique le temps. Il est pourtant évident que le temps n’est pas le moyen adéquat, pas plus que la croyance ou les disciplines artificielles qu’imposent un système, un gourou, un maître, un philosophe, un prêtre – tout cela est si puéril. Est-il donc possible d’éviter tout ce processus et d’accéder tout de même à cette chose extraordinaire? Car c’est une chose que l’on ne peut solliciter. Il faut que vous compreniez bien ce fait tout simple: c’est une chose qui ne peut être ni recherchée, ni sollicitée, parce que l’esprit humain est trop obtus, trop restreint, nos émotions sont trop mesquines, nos façons de vivre trop confuses pour que ce quelque chose d’immense, d’énorme, puisse être invité à pénétrer dans une si petite maison, dans une minuscule chambre, même si tout y est en ordre. On ne peut pas solliciter cette chose. Pour ce faire, il faudrait la connaître, et vous ne pouvez pas la connaître (peu importe qui l’affirme) parce que dès l’instant où vous dites: « Je sais, je connais », c’est que vous ne savez pas, que vous ne connaissez rien. Dès que vous affirmez l’avoir trouvée, c’est que vous n’avez pas trouvé. Si vous dites en avoir fait l’expérience, c’est que vous ne l’avez jamais faite. Ce sont là des manières subtiles et rusées d’exploiter l’autre – l’autre étant votre frère ou votre ennemi.
Si vous voyez tout cela, non pas d’une façon abstraite, mais au niveau de la vie quotidienne, dans vos activités de chaque jour, quand vous vous apprêtez à écrire, ou que vous parlez, que vous sortez en voiture ou que vous faites une marche solitaire en forêt, si vous voyez tout cela d’un seul coup d’œil – et inutile de lire des volumes pour faire cette découverte –, si vous embrassez la situation d’un seul regard, d’un seul coup, vous pouvez tout comprendre. Or vous ne pourrez véritablement comprendre cela de manière intégrale que lorsque vous vous connaîtrez vous-même, tel que vous êtes, très simplement, comme étant le résultat, le fruit de l’humanité tout entière, que vous soyez hindou, musulman, chrétien ou quoi que ce soit d’autre. Alors, la chose est là, présente. Quand vous vous connaissez tel que vous êtes, alors vous comprenez toute la structure des efforts de l’homme, ses duperies, ses hypocrisies, sa brutalité, sa quête.
On peut alors se demander s’il est possible de rencontrer cette chose sans la solliciter, sans l’attendre, sans chercher, sans explorer – qu’elle soit, qu’elle advienne, tout simplement. Comme un vent frais entre par la fenêtre que vous avez laissée ouverte – on ne peut pas inviter le vent, mais il faut laisser la fenêtre ouverte. Cela ne signifie pas que l’on soit dans un état d’expectative – ce serait une illusion de plus ; ni que l’on doive s’ouvrir pour recevoir –, il s’agirait là encore d’un processus mental.
Mais si on a su s’interroger sans chercher, sans croire, alors dans l’interrogation même est la découverte. Mais jamais nous n’interrogeons. Nous voulons des réponses, nous voulons des confirmations, des affirmations ; fondamentalement, au tréfonds de nous-mêmes, nous ne sommes jamais affranchis de toute forme d’autorité intérieure ou extérieure. C’est là l’un des aspects les plus étranges de la structure de notre psyché: tous, nous voudrions qu’on nous dise quoi faire ; nous sommes le résultat de ce qu’on nous a dit. Ce que l’on nous a dit est une propagande millénaire. Il y a l’autorité des écritures anciennes, celle du chef d’aujourd’hui, ou de l’orateur ; mais si véritablement au plus profond de nous-mêmes nous rejetons toute autorité, dès lors nous n’avons plus peur. Être sans peur c’est regarder la peur en face ; mais, tout comme dans le cas du plaisir, jamais nous n’entrons en contact direct avec la peur.
Jamais le contact direct n’a lieu, comme on entre en contact quand on touche une porte, une main, un visage, un arbre: nous n’entrons en contact avec la peur qu’à travers l’image que nous nous en créons. Nous ne connaissons le plaisir qu’à travers des demi-plaisirs. Jamais nous ne sommes en contact direct avec rien. Je ne sais si vous avez vérifié, lorsque vous touchez un arbre – comme on le fait lors d’une promenade en forêt –, si vous touchez véritablement cet arbre. N’y a-t-il pas plutôt un écran entre vous et l’arbre, même si vous le touchez? De même, si vous voulez entrer en contact direct avec la peur, il ne faut pas s’en faire la moindre image, ce qui veut dire en réalité qu’il ne faut garder aucun souvenir de votre peur d’hier. Ce n’est qu’alors que vous entrez véritablement en contact avec la peur réelle d’aujourd’hui. Alors, si le souvenir de la peur d’hier est absent, vous avez toute l’énergie nécessaire pour aborder votre peur immédiate, et il faut une énergie immense pour aborder le présent. Cette énergie vitale – que nous avons tous –, nous la dissipons, elle se dilue dans cette image, cette formule, cette autorité ; et il en va de même lorsqu’on recherche le plaisir. Cette quête du plaisir est très importante pour nous. Le plus grand de tous les plaisirs, c’est Dieu – du moins on le suppose -, or il est peut-être la chose la plus effrayante qui se puisse connaître, mais nous l’avons imaginé, ce principe ultime, c’est pourquoi nous ne le rencontrons jamais. Là encore, c’est comme lorsque vous avez déjà reconnu un plaisir comme étant le plaisir éprouvé hier: jamais vous n’êtes vraiment en contact direct avec une expérience réelle, avec un état présent. Toujours, le souvenir d’hier recouvre et masque le présent.
Or, voyant tout cela, est-il possible de ne rien faire du tout, pas d’effort, pas de recherche, d’être complètement « négatif » vide, sans action? Parce que toute action est le résultat de processus mentaux. Si jamais vous vous êtes observé en pleine action, vous aurez constaté que toute action est dictée par une idée, un concept, un souvenir antérieurs. Il y a dès lors une division entre l’idée et l’action, un intervalle, si petit, si minuscule soit-il, et c’est à cause de cette division qu’il y a conflit. L’esprit peut-il, au contraire, être absolument tranquille, sans pensée, sans peur, et par conséquent extraordinairement vivant, extraordinairement intense?
Vous connaissez le mot passion. Il est souvent synonyme de souffrance ; pour les chrétiens, il symbolise certaines formes de souffrance. Ce n’est pas du tout ce sens que nous donnons au mot passion. La forme la plus haute de la passion, c’est l’état de « négation » absolue. Cette passion-là implique un total abandon de soi. Cet abandon absolu de soi exige une austérité extrême, laquelle n’est point la dureté du prêtre tourmentant les gens, ou des saints qui n’ont cessé de se torturer et qui sont devenus austères à force de brutaliser leur propre esprit. L’austérité est en fait une extraordinaire simplicité, non pas en matière de vêtements ou d’alimentation, mais une simplicité intérieure. Cette austérité, cette passion, est la forme le plus élevée de la « négation » absolue. Alors, peut-être, si vous avez de la chance – mais il ne s’agit pas là de chance –, cette chose vient sans qu’on la sollicite ; alors l’esprit cesse de vouloir lutter, de faire des efforts. Dès lors vous pouvez faire tout ce que bon vous semble, car, alors,
l’amour sera.
Sans cet esprit religieux il est impossible de créer une vraie société. Pourtant il nous faut créer une nouvelle société où cette effroyable activité de l’intérêt personnel n’aurait qu’une place minime. Et ce n’est que grâce à un tel esprit religieux que peut être la paix, tant extérieure qu’intérieure.
Paris, le 30 avril 1967