Claude Tresmontant
L’être et la norme

Parmi les mensonges subtils qui ont envahi la pensée contemporaine et qui règnent sur elle, observons celui qui concerne la norme et les normes. Tout naturaliste sait qu’un œuf fécondé qui va devenir en se divisant un embryon, est programmé, c’est-à-dire qu’un message génétique est inscrit dans le noyau de l’œuf fécondé. C’est ce message […]

Parmi les mensonges subtils qui ont envahi la pensée contemporaine et qui règnent sur elle, observons celui qui concerne la norme et les normes.

Tout naturaliste sait qu’un œuf fécondé qui va devenir en se divisant un embryon, est programmé, c’est-à-dire qu’un message génétique est inscrit dans le noyau de l’œuf fécondé. C’est ce message génétique qui commande au développement de l’œuf, de l’embryon, puis de tout l’organisme vivant.

Tout naturaliste sait que s’il vient à naître un mouton à six pattes ou un veau à deux têtes, c’est une anomalie. Le développement a été anormal. Cela s’explique soit parce que dès le message génétique initial il y a eu une faute dans le texte ; — soit parce qu’au cours du développement de l’œuf ou de l’embryon une intervention physique a fait dérailler le processus du développement.

Quoi qu’il en soit de ces causes physiques qui conduisent à produire des monstres, ce qui est sûr et certain c’est que le naturaliste reconnaît un développement normal et un développement anormal. Un développement anormal, c’est celui qui n’est pas conforme au type, à l’idée spécifique, au message génétique qui constitue l’espèce. Ainsi un mouton à six pattes ou un veau à deux têtes ne sont pas conformes au type, à l’idée directrice, pour parler comme Claude Bernard, du mouton ou du petit de la vache.

Les naturalistes reconnaissent la distinction objective entre le normal et l’anormal, parce qu’ils sont naturalistes, parce qu’ils sont habitués à étudier la nature, les phénomènes naturels, en particulier les faits biologiques.

Les philosophes, depuis plusieurs générations, parce qu’ils ne sont pas habitués à étudier la nature et les faits naturels, enseignent qu’il n’y a pas de réalité naturelle objective ; qu’il n’y a pas de nature humaine ; qu’il n’y a pas de normes objectives. Il n’existe pas une sexualité normale et une sexualité anormale. Tout est égal. Il n’existe pas de critère objectif du normal et de l’anormal. En réalité il n’y a pas de norme. Tout est permis. Nous sommes par-delà le bien et le mal.

Nous retrouvons le problème que nous avons abordé dans notre chronique concernant les valeurs. Ces valeurs, dans la bouche de nos hommes politiques, flottent dans l’air comme des fantômes, parce qu’elles n’ont pas de fondement objectif. Ou du moins nos hommes politiques ne semblent pas en mesure de montrer quel est le fondement objectif des valeurs.

Il en va de même pour le problème de la norme ou des normes. Si vous interrogez un adolescent et si vous lui demandez : Qu’est-ce que c’est que la morale ? Il vous répondra : C’est un système d’interdits qui viennent on ne sait d’où et qui ont pour fonction principale d’ennuyer les gens. Ne fais pas ceci ! Ne touche pas à cela !

Nos hommes politiques parlent parfois de la morale, à gauche comme à droite et au centre. Cela ne leur arrive pas trop souvent, mais cependant on les entend prononcer ce terme de morale.

La même question se pose. Qu’est-ce que c’est ? Et sur quoi est-ce que cela repose ? Quel est le fondement de la morale ?

Lorsque nos hommes politiques parlent de la morale, il s’agit d’un système qui est en l’air, exactement comme le système des valeurs, et pour les mêmes raisons.

Le mot français morale provient du latin mos, moris, l’usage, la coutume, le genre de vie, les mœurs. Le mot français éthique provient du grec ethos, la coutume, l’usage, l’habitude.

Ces deux termes, la morale et l’éthique, désignent donc quelque chose qui concerne les mœurs.

Sous l’influence de plusieurs philosophes, dont au XVIIIe siècle le philosophe prussien Emmanuel Kant, la morale a été considérée comme un système d’interdits et d’impératifs qui n’a pas, qui ne peut pas avoir, qui ne doit pas avoir de fondement objectif expérimental.

Comme, d’autre part, nombre de philosophes contemporains expliquent qu’il n’y a pas de nature humaine, que d’ailleurs l’Univers est en trop, que le temps n’existe pas avant l’homme, qu’on ne naît pas femme, mais qu’on le devient par éducation et culture, que l’homme est une passion inutile, et que d’ailleurs il est mort, — vous comprenez pourquoi, lorsque vous interrogez un adolescent sur la morale, il vous répond : C’est un système d’interdits qui a pour but de nous ennuyer.

Les termes de morale et d’éthique sont mal venus, parce qu’en réalité il s’agit de bien autre chose que de mœurs et de coutumes.

Il s’agit d’un problème d’être. N’importe quelle paysanne analphabète savait que si on élève un nourrisson, n’importe quoi n’est pas égal. Il existe pour le nourrisson du bon lait et du mauvais lait ; il existe une bonne nourriture et une mauvaise nourriture ; toute paysanne au temps jadis savait qu’il faut parler avec le bébé, qu’il faut lui sourire, si on veut qu’il sourie à son tour. Les travaux en psychopathologie ont montré en effet que l’enfant à qui n’a pas souri sa mère, l’enfant à qui personne ne parle, est un enfant malade.

Cela signifie qu’il existe des normes objectives pour le développement de l’enfant, pour son développement biologique, psychologique, affectif, intellectuel, spirituel. N’importe quoi n’est pas égal et n’importe quoi ne donne pas le même résultat.

Si vous buvez un litre d’alcool par jour, — alors vous ne pouvez pas être champion du monde du 10 000 mètres aux Jeux Olympiques. — Si vous fumez trois paquets de cigarettes par jour en avalant la fumée, — alors vous ne pouvez pas être champion du monde au saut en hauteur. Si vous mangez tous les jours une douzaine de gâteaux à la crème à la pâtisserie, — ne vous étonnez pas si un jour vous avez le foie fatigué. — Et ainsi de suite. Car quoi qu’en aient dit les philosophes les plus célèbres des temps modernes, il existe une réalité objective qui a ses lois ; il existe une nature humaine, une anatomie humaine, une physiologique humaine, et n’importe quoi n’est pas égal.

Lorsqu’on a compris qu’il existe des normes objectives du développement des êtres, des normes qui ne sont pas quelconques, et qui ne dépendent pas de nous, on a compris aussi qu’il vaut mieux renoncer aux termes de morale et d’éthique, qui sont compris de travers, et adopter le terme de normative, qui est plus exact.

Vous pouvez faire tout ce que vous voulez, mais le résultat sera fonction de ce que vous aurez fait de vous-même.

Mais il faut être juste. Certains de nos hommes politiques, contraints par la vérité elle-même, comme disaient les anciens scolastiques, sont en train de redécouvrir le fondement objectif de l’éthique, qu’il vaudrait mieux appeler Normative. Ces hommes politiques qui sont en train de redécouvrir le fondement ontologique de la normative, ce sont nos ministres chargés de l’automobile, des routes, de la circulation, c’est-à-dire à peu près ce qu’il y a de plus important aux yeux des Français. Nos ministres ont découvert, que si l’on veut que chaque fin de semaine ne soit pas un massacre sur les routes, — alors il faut prendre des mesures. Par exemple, il faut interdire l’alcool.

Comme on le voit, ce n’est pas arbitraire ; — cela ne tombe pas du Mont Sinaï ni du Vatican ; — ce n’est pas un impératif catégorique, un diktat de la Raison pure, comme dit le philosophe prussien. Mais non, c’est un fait d’expérience : Si vous ne voulez pas que les gens s’entre-tuent tous les samedis et dimanches, — alors il faut interdire l’alcool. C’est un fait d’expérience. Et donc la réalité objective implique certaines normes qui ne sont pas quelconques.

Notre ministre de l’automobile et de la circulation va pouvoir expliquer cette belle découverte à son collègue ministre de la Santé, à propos de telle maladie qui se répand plus vite que la peste au Moyen Age. Les cellules de l’anus sont ainsi faites qu’elles ne produisent pas d’anticorps pour lutter contre les infections bactériennes ou virales. C’est ce qui permet l’action du suppositoire. Il est bien connu, depuis l’apparition de l’Australopithèque, qu’il existe une certaine relation entre la cause et l’effet. Si vous ne voulez pas tel effet, — alors il faut vous en prendre à la cause. Si vous ne voulez pas que les gens s’entre-tuent toutes les fins de semaine sur les routes, — alors il faut vous en prendre à l’alcool. Si vous ne voulez pas que le SIDA se répande, il faut vous en prendre à sa cause, parce que dans l’expérience, telle cause produit tel effet.

Ce qui nous donne l’occasion d’observer une fois de plus que la célèbre formule du philosophe allemand Nietzsche : Par-delà le bien et le mal, — n’a strictement aucun sens. Surtout si on la considère du point de vue des cinquante millions de cadavres accumulés par son disciple Adolf Hitler.

Vous pouvez faire n’importe quoi. La question est de savoir si vous souhaitez que l’Humanité vive, ou bien qu’elle meure ou qu’elle disparaisse.

Le problème de la Norme est donc bien le problème de l’être et du néant, de la vie ou de la mort. Et le mensonge consiste à faire croire aux gens qu’il n’existe pas de normes objectives, inscrites dans la réalité elle-même, inscrites dans l’être, et qui ne dépendent pas de notre arbitraire, ni de nos caprices. Il ne dépend pas de nous d’annuler la relation qui existe entre la cause et l’effet, la cause et ses conséquences.

Extraits de La Voix du Nord, 13 et 17 novembre 1988.