Claude Tresmontant
L'existence a-t-elle un sens ?

L’opinion du philosophe chrétien Claude Tresmontant, il y a environ un demi-siècle. Dans les chroniques que nous avons proposées depuis plus de deux ans aux lecteurs de La Voix du Nord, nous avons abordé des problèmes philosophiques et même des problèmes métaphysiques, des questions théologiques ; nous avons exposé l’état des questions en ce qui […]

L’opinion du philosophe chrétien Claude Tresmontant, il y a environ un demi-siècle.

Dans les chroniques que nous avons proposées depuis plus de deux ans aux lecteurs de La Voix du Nord, nous avons abordé des problèmes philosophiques et même des problèmes métaphysiques, des questions théologiques ; nous avons exposé l’état des questions en ce qui concerne la cosmologie, l’origine de la vie, l’évolution biologique, les origines humaines. Nous avons même infligé à nos lecteurs des chroniques consacrées aux grandes découvertes de la biochimie. Nous avons traité de la méthode expérimentale en philosophie et notre souci constant, nos lecteurs l’ont remarqué, ce fut d’établir un lien et une communication entre les sciences, l’analyse philosophique et la théologie elle-même.

Si l’on considère maintenant l’état de l’humanité en cette fin du XXe siècle, on relève que les problèmes fondamentaux qui s’imposent à elle sont les suivants. Premièrement, les nations les plus riches se préparent activement à se détruire entre elles. Elles dépensent, comme chacun sait, des fortunes fabuleuses pour pouvoir détruire l’autre. Un premier problème qui s’impose à l’humanité aujourd’hui est donc de savoir si l’humanité va être assez folle pour se détruire elle-même. C’est une question qui est posée même au plan scientifique.

Deux savants américains, D. et K. Stanley Jones, dans un ouvrage très remarquable traduit en langue française sous le titre : La cybernétique des êtres vivants (Ed. Gauthier-Villars) exposent d’une manière parfaitement objective que dans l’état actuel des choses, la haine et la terreur qui augmentent chez une nation chaque fois que l’autre développe son pouvoir de destruction, constituent, en langage de cybernétique, un système qui est en ce moment réglé en rétroaction positive auto excitante. C’est-à-dire que plus la haine et la terreur augmentent d’un côté, et avec elles l’armement, plus elles augmentent aussi de l’autre côté, et réciproquement. Stanley Jones prédit que, dans ces conditions, nous allons bien entendu à la catastrophe.

Un second problème, c’est celui du renouveau de la torture au XXe siècle, sous des formes de plus en plus scientifiques, chez des nations que l’on croyait civilisées.

Un troisième problème, c’est le meurtre des enfants avant leur naissance, toujours dans les pays supposés civilisés.

Un quatrième problème, celui de la faim dans le monde, problème lié au premier, puisqu’il est bien évident que si les nations les plus riches consacrent une partie de leur fortune à préparer la prochaine guerre, elles ne peuvent pas aider les nations les plus pauvres à sortir de leur indigence.

Mais il reste d’autres problèmes, aussi fondamentaux. Dans les nations qui vivent dans l’aisance, qui ne souffrent pas de la faim, un problème apparaît de plus en plus aigu, c’est celui de la signification de l’existence, de la signification du monde, de la place et de la destinée de l’homme dans le monde. Ce n’est pas un problème académique réservé aux philosophes en chambre puisque l’on sait que dans les nations les plus aisées, la courbe des suicides monte en flèche.

L’adolescent ou l’adolescente qui parvient à l’âge de la conscience se demande ce qu’il fait là, quel est l’intérêt et la signification de l’existence humaine. Nous revenons donc bien à un problème philosophique. On sait que les philosophies dominantes aujourd’hui sur la planète ne répondent pas à cette question, ou plutôt elles y répondent en assurant que l’existence n’a pas de sens. Le monde n’a pas de cause ni de finalité. Personne n’est à l’origine de l’Univers et nous ne sommes destinés à rien. Nous sommes destinés au rien, c’est-à-dire au néant.

Du côté matérialiste on assure que l’Univers est une masse de matière qui s’est débrouillée toute seule pour produire les êtres vivants et les êtres pensants. Lorsque notre système solaire sera épuisé, parce que le Soleil lui-même sera épuisé, aucune vie ne sera plus possible sur notre planète. L’humanité est donc destinée au néant.

Du côté des philosophies allemandes dominantes et sur un autre registre, on nous chante le même refrain : l’homme est un être pour la mort, et la mort c’est le néant. Pour chacun d’entre nous, et pour l’humanité entière, le but, le terme, c’est le néant.

Cette vision du monde, qui est sinon universelle du moins majoritaire parmi les nations dites civilisées, joue bien entendu un rôle dans la psychologie des adolescents. Vous aurez beau faire et vous pourrez dire tout ce que vous voudrez, vous ne rendrez pas la joie de vivre à un adolescent à l’intérieur d’une telle vision du monde. Mais par rétroaction, pour parler comme nos cybernéticiens, cette vision du monde joue un rôle et exerce une action plus profonde jusque dans l’ordre des décisions politiques.

Si cette vision du monde est vraie, l’homme n’a pas de consistance, il n’a pas de valeur. Il est un accident de la nature ou, comme l’a dit un savant illustre, la conséquence d’un défaut fâcheux d’asepsie dans l’Univers. On peut donc sans difficulté envisager de supprimer quelques centaines de millions de ces êtres produits par hasard par une matière aveugle. On peut aussi supprimer les enfants avant leur naissance. Nous vivons dans un monde absurde où rien n’a de sens, rien n’a de valeur. Tout vient du néant et va au néant. Un peu plus tôt, un peu plus tard, quelle importance ?

Nos hommes politiques se gardent en général de verser dans la métaphysique. Ils s’occupent donc principalement des problèmes d’argent, des problèmes de défense nationale, des problèmes d’organisation de la société. Les plus lucides d’entre eux ont compris que l’ordre politique ne pouvait procurer le bonheur aux hommes, car la question du bonheur est précisément liée à celle du sens de l’existence, si l’existence a un sens. Et l’homme politique en tant que tel est bien incapable de répondre à la question de savoir si l’existence a un sens et lequel. Il a en général et le plus souvent tendance à majorer l’importance du politique qui prend la première place dans le bruit que l’on fait aux oreilles de nos contemporains. Mais l’enfant qui accède à la conscience et qui se pose les questions réelles portant justement sur le sens et la raison d’être de son existence, ou l’homme qui agonise, ceux-là n’obtiennent pas de réponse aux questions qu’ils se posent.

L’homme qui a découvert le sens et la finalité de l’existence sait fort bien que l’avoir, la richesse, l’argent, sont au fond de peu d’importance. Ce sont des moyens et il suffit d’en avoir un peu. L’homme qui est vide et creux du côté du sens de l’être se précipite au contraire du côté de l’avoir. Il accumule, il empile les richesses, il se réfugie dans la richesse s’il le peut, et il en crève de désir s’il ne le peut pas.

La pauvreté volontaire, libre et consentie, ne peut résulter que d’une profonde tranquillité et assurance concernant le principal, c’est-à-dire le sens de la destinée humaine. En sorte qu’un défaut d’analyse métaphysique réagit sur le comportement général de l’humanité dont le moteur est le plus souvent, comme chacun sait, la recherche du profit, de l’argent. Ainsi il est vrai que l’analyse des problèmes métaphysiques n’est pas du tout un jeu inutile d’oisif ou de dilettante. En fait l’humanité est aujourd’hui ravagée en son cœur, en ses entrailles, rongée dans la moelle de ses os par le doute, par le désespoir, par l’inquiétude, faute d’avoir trouvé une réponse à des questions métaphysique premières, élémentaires et à la fois ultimes.

Les comportements politiques, économiques, militaires de l’humanité dérivent de ce trou, de cette lacune, de ce vide qui est en elle. Seule l’analyse métaphysique peut répondre aux questions que l’humanité se pose et l’humanité a besoin de cette réponse plus encore que de pain. Car en ce moment elle agonise et elle risque de périr, de se détruire elle-même, lentement ou rapidement, par défaut de connaissance portant sur les questions premières et ultimes qui la concernent directement.

Extrait de La Voix du Nord, 2 décembre 1979.