Traduction libre
Walter Terence Stace [1] est l’expert le plus fréquemment cité pour définir le mysticisme. Philosophe d’origine anglaise, enseignant à Princeton (1932-55), Stace a écrit sur le mysticisme après sa retraite en 1955. Son ouvrage le plus célèbre sur ce sujet, Mysticism and Philosophy (1960), était un livre d’érudition mettant moins l’accent sur l’expérience mystique qu’on pourrait le supposer d’après le titre. Heureusement, la même année, Stace a publié un livre destiné au grand public, The Teachings of the Mystics. Cette publication comprenait les réflexions de Stace sur l’expérience mystique, quelques exemples de cette expérience, et une vaste collection d’écrits sur la philosophie mystique recueillis dans la littérature mondiale.
Vous trouverez ci-dessous les points saillants de son chapitre d’introduction dans The Teachings of the Mystics. Cette introduction montre clairement que Stace était un « puriste » en ce sens qu’il n’honorait pas les états initiaux ou intermédiaires que les gens expérimentent sur le chemin de la pleine expérience mystique. Les visions, les voix, les intuitions, ou les rêves puissants ne sont pas une expérience mystique comme il la définit. Seule une union « non sensuelle et non intellectuelle » correspond à sa définition.
Un mystique est un mystique
« Par le mot “mystique”, j’entends toujours une personne qui a elle-même fait une expérience mystique. Souvent, le mot est utilisé d’une manière beaucoup plus large et moins précise. Toute personne qui a de la sympathie pour le mysticisme est susceptible d’être qualifiée de mystique. Mais j’utiliserai toujours le mot dans un sens plus strict. Aussi sympathique que puisse être un homme envers le mysticisme, aussi profondément intéressé, impliqué, enthousiaste ou érudit sur le sujet, il ne sera pas appelé mystique à moins qu’il n’ait, ou n’ait eu, une expérience mystique. (p. 9) »
Certaines choses que le mysticisme n’est pas
« Le mot mysticisme » est populairement utilisé dans une variété de manières lâches et inexactes. Parfois, on qualifie de « mystique » ce qui est flou, brumeux, vague ou sentimental. Il est absurde que le « mysticisme » soit associé à ce qui est « brumeux (misty) » en raison de la sonorité similaire des mots. Et il n’y a rien de brumeux, de flou, de vague, ou de sentimental dans le mysticisme.
Une deuxième association absurde consiste à supposer que le mysticisme est une sorte d’attrait au mystère. Il y a, bien sûr, un lien étymologique entre « mysticisme » et « mystère ». Mais le mysticisme n’est pas une sorte d’abracadabra tel que nous l’associons communément avec les prétentions à l’élucidation de mystères sensationnels. Le mysticisme n’est pas la même chose que ce que l’on appelle communément « l’occulte »… Il n’inclut pas non plus ce que l’on appelle communément les phénomènes parapsychologiques tels que la télépathie, la télékinésie, la clairvoyance, la précognition. Ce ne sont pas des phénomènes mystiques. Il est peut-être vrai que les mystiques peuvent parfois prétendre posséder de tels pouvoirs spéciaux, mais même lorsqu’ils le font, ils sont bien conscients que ces pouvoirs ne font pas partie de leur expérience mystique et doivent être clairement distingués de celle-ci. (pp. 10-11)
Enfin, il est très important de réaliser que les visions et les voix ne sont pas des phénomènes mystiques, bien qu’ici encore il semble que le genre de personnes qui sont mystiques peuvent souvent être le genre de personnes qui ont des visions et entendent des voix… Et il y a, il faut ajouter, de bonnes raisons pour cela. Ce que les mystiques disent, c’est qu’une expérience mystique authentique n’est pas sensuelle. Elle est sans forme, informe, sans couleur, sans odeur, sans son. Mais une vision fait partie d’une imagerie visuelle ayant une couleur et une forme. Une voix est une image auditive. Les visions et les voix sont des expériences sensuelles. » (pp. 10-12)
La caractéristique centrale
« La caractéristique la plus importante et la plus centrale sur laquelle s’accordent toutes les expériences mystiques pleinement développées, et qui, en dernière analyse, est définitive pour elles et sert à les distinguer des autres types d’expériences, est qu’elles impliquent l’appréhension d’une unité ultime non sensuelle en toutes choses, une unité ou un Un auquel ni les sens ni la raison ne peuvent pénétrer. En d’autres termes, elle transcende entièrement notre conscience sensorielle-intellectuelle.
Il convient de noter soigneusement que seules les expériences mystiques pleinement développées ont nécessairement une appréhension de l’Un. De nombreuses expériences ont été enregistrées qui n’ont pas cette caractéristique centrale mais qui possèdent néanmoins d’autres caractéristiques mystiques. Ce sont des cas limites, dont on peut dire qu’ils s’éloignent du noyau central commun. Ils ont avec le noyau central la relation que certains philosophes aiment appeler “ressemblance de famille”. » (pp. 14-15)
Deux types d’expérience mystique
« L’une peut être appelée expérience mystique extravertie, l’autre expérience mystique introvertie. Toutes deux sont des appréhensions de l’Un, mais elles l’atteignent de manières différentes. La voie extravertie regarde vers l’extérieur et à travers les sens physiques dans le monde extérieur et y trouve l’Un. La voie introvertie se tourne vers l’intérieur, par l’introspection, et trouve l’Un au fond de soi, au fond de la personnalité humaine. Cette dernière dépasse de loin la première en importance, tant dans l’histoire du mysticisme que dans l’histoire de la pensée humaine en général. La voie introvertie est le courant majeur de l’histoire du mysticisme, la voie extravertie un courant mineur.
Le mystique extraverti, avec ses sens physiques, continue à percevoir le même monde d’arbres et de collines, de tables et de chaises que le reste d’entre nous. Mais il voit ces objets transfigurés de telle manière que l’Unité brille à travers eux. Parce qu’elle inclut les perceptions ordinaires des sens, elle ne réalise que partiellement la description… (c’est-à-dire une expérience d’unité complète)… Il est suggéré que le type d’expérience extravertie est une sorte de maison de transition vers l’introvertie. En effet, l’expérience introvertive est totalement non-sensuelle et non-intellectuelle. Mais l’expérience extravertie est sensorielle-intellectuelle dans la mesure où elle perçoit encore des objets physiques, mais elle est non sensuelle et non intellectuelle dans la mesure où elle les perçoit comme “tout un”.
Le mysticisme introverti… « Or il se trouve que cette suppression totale de tout le contenu empirique de la conscience est précisément ce que le mystique introverti prétend réaliser. Et il prétend que ce qui se produit, ce n’est pas que toute conscience disparaisse, mais que seule la conscience ordinaire sensorielle-intellectuelle disparaît et est remplacée par un type de conscience entièrement nouveau, la conscience mystique. » (pp. 15-18)
« La Mandukya (Upanishad) dit que la conscience mystique introvertie est ‘au-delà des sens, au-delà de la compréhension, au-delà de toute expression… C’est la pure conscience unitaire, dans laquelle la conscience du monde et de la multiplicité est complètement effacée. C’est la paix ineffable. C’est le Bien Suprême. C’est l’“Un sans second”. C’est “le Soi”… Non seulement dans le christianisme et l’hindouisme, mais partout ailleurs, nous constatons que l’essence de cette expérience est qu’elle est une unité indifférenciée, bien que chaque culture et chaque religion interprète cette unité indifférenciée en fonction de ses propres credo et dogmes. » (p. 20-21)
Stace, Walter T. The Teachings of the Mystics, (New York: The New American Library, 1960).
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1 Walter Terence Stace (17 novembre 1886 – 2 août 1967) était un fonctionnaire, éducateur, philosophe public et épistémologue britannique, qui a écrit sur Hegel, le mysticisme et le relativisme moral. Il a travaillé dans la fonction publique de Ceylan de 1910 à 1932, et de 1932 à 1955, il a été employé par l’Université de Princeton au département de philosophie. Il est surtout connu pour ses travaux sur la philosophie du mysticisme et pour des ouvrages comme Mysticism and Philosophy (1960) et Teachings of the Mystics (1960). Ces ouvrages ont eu une grande influence sur l’étude du mysticisme.