René Faure
L'expérience du désert

Les êtres et les choses, les évènements de la vie, perçus isolément, fût-ce avec le meilleur esprit critique et de synthèse, laisse l’homme dans une sècheresse intérieure. Et il n’est pas mauvais qu’il fasse l’expérience de son désert intérieur, quelle que soit la manière dont il vit et comprend les choses qu’il vit. Jusqu’à ce qu’il y ait une accepta­tion, même inavouée, de ne pas comprendre. Non pas un refus de comprendre, mais une acceptation de ne pas comprendre…

(Revue Être. No 4. 2e année. 1974)

Qu’est-il besoin d’une telle abondance de savoir ? Immuable, avec une seule parcelle de moi-même, me voici présent à cet univers entier.

Mahâbhârata. X, 42.

Est multiple ce qui est divers, tandis que l’Être est l’Un. Le sage considère le multiple dans l’unité, et il sait discerner l’unité dans le multiple. Le chercheur de sagesse est étonné du manque de cohésion du multiple. Il perçoit le multiple comme différent de tout et ne se rattachant à rien d’unique. Curieusement, celui qui perçoit toutes choses extérieures à lui, sans lien existentiel cohérent, se trouve dans un désert intérieur. Désert dans lequel il a peur de s’aventurer.

Les êtres et les choses, les évènements de la vie, perçus isolément, fût-ce avec le meilleur esprit critique et de synthèse, laisse l’homme dans une sècheresse intérieure. Et il n’est pas mauvais qu’il fasse l’expérience de son désert intérieur, quelle que soit la manière dont il vit et comprend les choses qu’il vit. Jusqu’à ce qu’il y ait une accepta­tion, même inavouée, de ne pas comprendre. Non pas un refus de comprendre, mais une acceptation de ne pas comprendre. Le chercheur de sagesse gardera encore ses relations avec le multiple de la vie, en tant que vivant, mais son âme va quitter les abords des lieux communs. Ceci parce qu’il aura timidement perçu une certaine unité possible dans la multiplicité du vécu et de ce qui est à vivre encore.

Vague perception d’une vague unité des choses de la vie dont lui-même fait partie. Intellectuellement dépouillé d’une certaine assurance, moins sûr de ses connaissances objectives, il entre dans l’ignorance savante. La seule assez vraie pour éviter les pièges du langage facile, quelle que soit la noblesse des mots, et comprendre la nécessité du temps. Ce sentiment d’unité de la vie naîtra au fur et à mesure de l’entrée dans son désert intérieur; avec son langage propre et son temps propre. C’est-à-dire avec une conscience pas nécessai­rement explicative des choses. Les lieux où il ira sont profonds. L’âme du chercheur de sagesse ne se contentera pas de regarder l’intérieur du désert, elle l’explore. Le désert s’ouvrira plus vaste et plus vaste sera l’inconnu. Les perspectives s’écarteront et, derrière elles, d’autres perspectives.

* * *

En maints endroits son intelligence croira découvrir quelques points de repères définitifs. S’en approchant, elle ne saisira qu’une vague et éphémère représentation de l’unité. Il lui faudra aller plus loin encore. En maints autres lieux il lui semblera arriver au cœur des choses réelles et trouver quelque espérance de paix et de sécurité. Et un frisson le prendra, croyant avoir exploré le cœur et le voir s’effon­drer, laissant apparaître le cœur du cœur. Et il lui faudra aller plus loin encore.

Plusieurs fois, se croyant au terme du voyage, il s’apercevra qu’il n’était pas encore parti. Chaque halte, chaque approche de l’unité s’ouvrira sur de nouvelles multiplicités de l’être, totalement impré­vues. En d’autres termes, son âme aura la tentation de différencier le multiple et l’un, de séparer l’apparence et le réel, l’extérieur et l’intérieur. Et elle créera encore des compartiments étanches selon de nouveaux critères intellectuels, d’arbitraires frontières. Et il faudra aller encore plus avant dans le désert. Car ce qu’il s’agit de trouver est sans limite.

C’est pourquoi il lui faudrait être libre de tout pour faire les premiers pas. Oublier les attachements à son intelligence qui l’entravent. Oublier le nom des pseudo-vérités que nous avons servies dans l’erreur. Oublier les fausses promesses des expériences multiples qui n’ont été voulues que pour leur quantité. Aller jusqu’où ne plus savoir que faire. Aller sans comprendre. Sans demander à l’horizon quelle est, au juste, la ligne qui le sépare de la mer. Laisser le sable ocre et le ciel bleu s’arranger ensemble comme ils l’entendent. Ne s’inquiéter de rien, ne plus chercher. S’enfoncer dans le cœur sacré des choses à la mesure de l’attrait violent de leur harmonie et de leur unité. Oublier les catégories mentales qui enferment et qui empri­sonnent. Et enfin, un jour, matin ou soir, écouter. Écouter le silence. Le silence, fils du désert. Le silence qui parle, hors des sonorités verbales. Hors du bien ou du mal, de l’un ou du multiple, du vrai ou du faux. Le silence des silences. La vérité des vérités. L’Unité des multiples unités.

Qui oserait prétendre qu’une telle expérience doit avoir ses règles et ses lois ? Qui même peut affirmer qu’elle est structurante ? Elle l’est effectivement dans la mesure où le chercheur de vérité la souhaite telle, conformément à son être déjà structuré au départ. Car elle peut conduire au désespoir, à la solitude, à la folie. Plus généra­lement, elle engendre la crainte, comme tout ce qui présente des risques. Et l’homme préfère répondre à l’expérience possible par l’indifférence ou la fuite.

* * *

L’expérience du désert est l’expérience du vide, c’est-à-dire de la mort à soi-même. Le désert, aujourd’hui, c’est peut-être la foule qui poursuit sa fuite haletante. C’est peut-être le désordre dans lequel les fuyards se retournent les uns contre les autres. C’est peut-être nos rêves déguisant leur tumulte sous une apparence affairée. Expérience du vide car de l’âme des choses, de l’insaisissable, de l’insubordonné, de l’impossessivité. L’expérience de l’unité des choses est hors du temps psychologique ou physique, sans en être totalement exclue. L’étincelle de l’unité arrive toujours pour la première fois, comme si jamais elle n’était venue. Son arrivée consiste dans un éternel maintenant, et un éternel désir renouvèle éternellement les joies de l’arrivée.

C’est la seconde, la minute de cristallisation. C’est l’unité qui,au fond de nous, reçoit l’unité venant à nous. Instant de plénitude qui n’exclut rien de la vie, ni notre capacité de vie. Car en ces instants, contempler et savoir, goûter et sentir, vivre et exister, avoir et être, tout est une seule chose. Et dans cette exaltation spontanée, nous surexistons tous avec les différences de nos aptitudes particulières. L’Unité, dans sa sagesse, varie ses dons suivant la vertu d’unité de chaque individu.

Quelle que soit sa raison, son intelligence, son désir, l’être de chacun est à la fois respecté et dépassé. De la même manière que, dès aujourd’hui, l’Un en nous respecte et maintient le multiple. Afin que nous sauvegardions notre plein droit à Être.

* * *

Il se peut que le lecteur se pose une question : « pourquoi appliquer l’expérience du désert tantôt à propos de la foule, de nos rêves, du multiple; tantôt à propos de notre moi profond, de notre authentique désir de vérité, de notre recherche de l’unité ? » Qu’il se rassure, car le moi profond est aussi dans la foule, notre désir le plus affiné de vérité est aussi dans nos rêves, et l’unité est aussi dans le multiple. Et seul le Sage considère le multiple dans l’Un et sait discerner l’Unité dans le multiple. C’est pourquoi les choses sont, et le désert des choses avec elles.