Salomon Lancri
L'homme et son mystère

Pour cerner son propre mystère, l’homme doit d’abord réaliser qu’il n’est pas limité à ce que sa conscience lui apprend à son sujet. Il doit se rendre compte qu’il est bien plus complexe, comme le montre la psychanalyse, malgré l’imperfection de ses procédés et qu’en réalité il ne vit qu’à la superficie de son être. Il doit ensuite plonger en lui-même pour mieux se connaître.

(Revue Le Lotus Bleu. No 4. Avril 1971)

L’homme, cet inconnu, a toujours suscité de vives controverses. C’est ainsi que jadis le sophiste Protagoras affirmait que l’homme est la mesure de toutes choses et qu’il est libre, en conséquence, de choisir ses sentiments et de se donner telle ou telle loi. Socrate et Platon répliquaient qu’il y a une vérité indépendante de l’homme qui s’impose à lui. Et, bien des siècles après, Schopenhauer soutenait : « L’homme peut faire ce qu’il veut, mais il ne peut vouloir ce qu’il veut ».

Le mystère de notre destinée nous enveloppe entièrement. L’homme qu’Aristote définissait comme « le vivant qui habite une cité » est devenu œcuménique. Il est de plus en plus un citoyen du monde et commence à sortir de sa planète natale pour pousser hors d’elle ses investigations. Cependant le monde ne fournit aucune réponse satisfaisante à ses interrogations concernant son destin. L’angoisse l’envahit quand il s’en aperçoit. Il est saisi de stupeur en se rendant compte qu’il ne peut répondre à cette question : « Que suis-je ? ». Et ces paroles désabusées de Saint Augustin expriment la déception de tous ceux qui se sont acharnés en vain à chercher le secret de leur être : « Je ne puis concevoir intégralement ce que je suis… C’est sur moi-même que je m’épuise. Je suis devenu pour moi-même une terre de difficulté et de sueurs accablantes ».

Notre origine demeure pour nous plongée dans d’impénétrables ténèbres. La science ne peut qu’émettre des hypothèses sur le début de la vie sur notre globe. A beaucoup d’égards, notre présent reste aussi inexpliqué que notre passé. Nous devons, par exemple, nous contenter de simples conjectures sur le problème de notre liberté. Certains soutiennent, comme jadis les Stoïciens, que notre existence est soumise à un destin inflexible. D’autres déclarent que le hasard règne en maître ici-bas, répétant ainsi l’enseignement d’Épicure, ce sage doux et affable qui instruisait ses disciples en travaillant et en se promenant dans son jardin. Quant à notre avenir, il paraît tout aussi ténébreux. L’incertitude à son sujet suscite une angoisse qui tenaille la plupart des hommes, particulièrement quand la mort semble proche. L’être humain ne se résigne pas aisément à son trépas s’il croit que celui-ci va le plonger dans le néant ou s’il a des doutes sérieux sur sa survie. La pensée de ne plus exister lui est insupportable.

Comment ne pas cruellement ressentir le tragique d’une vie entourée de tant de mystères et ne pas être choqué par les injustices d’une société où trop souvent triomphent les indignes et succombent les justes ?

Ces questions troublantes ont toujours hanté les hommes. Les religions, dont c’est le rôle d’enseigner à l’homme sa raison d’être et ses fins dernières, ont fourni leurs réponses. L’humanisme donne les siennes. Mais est-il de taille à s’attaquer aux problèmes éternels qui nous préoccupent ou assistons-nous à sa faillite que certains appellent la « mort de l’homme » ?

Après Hegel, Feuerbach et Nietzsche ont violemment attaqué la religion. Ils lui reprochaient de transporter hors de l’homme, en Dieu, ce qu’il y a de plus beau dans l’homme. Celui-ci, selon eux, a des accès de noblesse ; mais il n’ose s’attribuer la force et l’amour dont il regorge alors. Il en fait des manifestations de Dieu en lui et se dépouille ainsi de tout ce qui fait sa grandeur au profit d’un Dieu mythique. L’homme, concluaient ces philosophes, doit remonter cette pente en revendiquant ce qu’il y a de meilleur en lui. Il ne doit plus se laisser vampiriser par la religion.

En notre siècle de contestation, nombreux sont ceux qui rejettent la religion et qui sont déprimés par les laideurs et les misères de l’existence. Albert Camus trouve difficile d’aimer les hommes et de vivre avec eux. Il note qu’il n’y a « entre solidaire et solitaire même pas la différence d’une consonne ». D’où la naissance en lui de l’angoisse métaphysique, ce douloureux privilège de l’homme.

C’est le même sentiment qu’éprouve Jean-Paul Sartre. L’un de ses personnages déclare qu’exister c’est se boire sans soif. Un autre a la nausée à la pensée des tristesses de la vie humaine et de tout ce qu’il y découvre d’absurde. Et un troisième sombre dans le plus noir pessimisme : il a le sentiment d’être de trop sur terre.

Pour Sartre, le spectacle de l’homme aux prises avec son destin est affligeant et suscite une révolte légitime. Il est anormal, dit-il, de ne pas avoir un tel sursaut. Le « salaud » n’en a pas. Pour s’évader du tragique évident de la condition humaine, il se fabrique une fausse bonne conscience, et demeure insoucieux du malheur des autres, bien à l’abri derrière ses mensonges et ses illusions. C’est, par exemple, le bourgeois emmitouflé dans son honorabilité et drapé dans son importance sociale imaginaire. Comment échapper à l’angoisse sans regarder le monde avec les verres fumés du « salaud » ? Par la conquête du sentiment exaltant de la liberté et par l’engagement dans une action philanthropique. Telle est la réponse de Sartre.

Selon celui-ci, l’homme est seul pour décider de son destin, sans Dieu pour s’y accrocher. Condamné à être libre, il ne doit pas compter sur une morale conventionnelle pour lui dicter sa conduite. Dans ce total « délaissement », il doit inventer ses propres valeurs morales et se forger un idéal de perfection humaine, comme un peintre entreprend de peindre son propre chef-d’œuvre et non de copier celui d’un autre. L’homme, comme le voit Sartre, ressemble ainsi à un navigateur solitaire, perdu au milieu de l’océan, sans boussole ni étoiles pour s’orienter et qui, n’ayant aucun but précis, ne saurait quelle direction prendre.

Pour André Malraux également la condition humaine est pitoyable. Toute son œuvre est une enquête sur cette condition en même temps qu’une quête des voies pouvant mener l’humanité à un sort meilleur. Comme Hegel, il considère que l’Art est l’un de ces chemins. Mais pour qu’il en soit ainsi, déclare-t-il, l’Art ne doit pas simplement copier le monde extérieur. Il doit faire pénétrer au-delà de ce monde. Il doit donc être une recherche du transcendant, une transcription des réalités cachées derrière les apparences. L’Art est en conséquence sacré. Il s’apparente étroitement au Symbolisme occulte. L’artiste cherche, en effet, avec son intuition, à exprimer dans ses œuvres ce que l’occultiste, avec sa connaissance, suggère dans ses symboles.

Ceux-ci forment une hiérarchie dont les diverses catégories correspondent aux différentes étapes de la route qui mène de l’humain au divin. Leur large éventail se déploie, des figures gravées ou sculptées dans la pierre, au langage, en passant par les graphiques. On trouve un exemple de ces derniers dans les figures composées chacune de six lignes du « Yi-King », le « Livre des Changements » de la Chine antique. Quant au langage symbolique, c’est celui, par exemple, des écrits des alchimistes du moyen-âge et des Stances de Dzyan commentées par Mme Blavatsky dans son ouvrage « La Doctrine Secrète ».

Le symbole n’est pleinement compris qu’au plus intime de l’entendement, car il s’adresse à l’intuition. La connaissance qu’il procure entraîne une dilatation du cœur. Il est comme un pont entre le matériel et le spirituel, une passerelle entre le haut et le bas. Signe visible d’une réalité invisible, il peut mettre en rapport avec la réalité occulte dont il est le messager. Il agit alors comme un catalyseur, en suscitant un éveil intérieur chez celui qui capte son message. Aussi a-t-on parlé de la magie de « La Doctrine Secrète » et a-t-on dit que l’étude de ce livre est un véritable Yoga.

On peut ainsi progresser sur une voie royale jalonnée de symboles. Ceux-ci ne sont plus nécessaires à celui qui est parvenu au terme de ce cheminement intérieur, car il est désormais à même de puiser en lui-même son propre enseignement.

Pour cerner son propre mystère, l’homme doit d’abord réaliser qu’il n’est pas limité à ce que sa conscience lui apprend à son sujet. Il doit se rendre compte qu’il est bien plus complexe, comme le montre la psychanalyse, malgré l’imperfection de ses procédés et qu’en réalité il ne vit qu’à la superficie de son être. Il doit ensuite plonger en lui-même pour mieux se connaître.

L’occultiste est un spécialiste de l’exploration du Soi. En utilisant des techniques qui ont fait leurs preuves au cours des siècles, il parvient à pénétrer profondément en lui-même. Il parcourt ainsi un itinéraire intérieur qui le mène finalement au divin, sans qu’il ait à sortir de lui-même. Car l’humain et le divin sont les deux aspects de son être.

C’est ce double aspect de l’homme qu’ignorent certains humanistes qui en font un être creux, sans profondeur, tout en superficie. L’enseignement des Sages est tout autre. Ils affirment que non seulement l’homme a un noyau spirituel, mais encore qu’il englobe tout ce qui semble lui être extérieur. Car, disent-ils, intérieur et extérieur ne font qu’un.

C’est pourquoi l’égoïsme d’un être l’isole aussi bien du monde extérieur que des profondeurs de son âme. Aussi l’ouverture de l’homme vers autrui va-t-elle toujours de pair avec une pénétration vers son centre spirituel, l’une ne pouvant exister sans l’autre. L’homme qui réussit à ouvrir une brèche dans sa carapace d’égoïsme découvre de nouvelles perspectives et se relie à tout ce qui n’est pas lui. La carapace de l’artiste est simplement fissurée. Celle de l’occultiste avancé est brisée et partiellement ou totalement anéantie.

La vie de cet homme n’est plus cloisonnée. Il participe de plus en plus à l’existence d’autrui et parvient finalement à coïncider avec tout ce qui est, par l’anéantissement non de son être individuel, mais de son égocentrisme. C’est un tel état qu’exprime cette affirmation de Saint Jean de la Croix : « Mien le soleil, mienne la lune, miennes les étoiles, mienne la mère de Dieu ».

Certains hommes, sans être des Occultistes ou des Mystiques, ont expérimenté cet état. Je ne citerai qu’un exemple, celui du Docteur Bucke, célèbre psychiatre canadien qui, à trente cinq ans, eut une telle expérience. Voici son récit, fait à la troisième personne, extrait de son livre « La Conscience Cosmique » :

« Soudain, sans aucun avertissement, il se trouve enveloppé dans un nuage couleur de flammes. Un instant, il pensa au feu, à un brusque incendie dans la grande ville. Mais bientôt il se rendit compte que la lumière était en lui-même. Aussitôt un sentiment d’exaltation l’envahit, sentiment d’immense joie accompagné et suivi d’une illumination intellectuelle impossible à décrire… Il vit, il sut que le Cosmos n’est pas de la matière morte, mais une Présence vivante ; que l’âme humaine est immortelle… que le principe fondamental du monde est ce que nous appelons l’amour et que le bonheur de chacun est, à la longue, absolument assuré. Il apprit„ nous dit-il, dans les quelques secondes de l’illumination, plus qu’il n’avait appris dans les mois et même les années antérieures d’étude et il apprit beaucoup de choses qu’aucune étude n’aurait pu lui enseigner ».

L’affirmation d’un fait aussi extraordinaire que l’expérience de la conscience cosmique semble relever de la pure fiction. Cependant une récente découverte de la science vint à l’appui de cette affirmation. La physique moderne enseigne, en effet, que toute particule atomique présente, outre un aspect corpusculaire, un aspect ondulatoire qui s’étend à l’univers tout entier. Chaque parcelle de notre corps nous relie ainsi à tout le cosmos et il ne parait donc pas extravagant de soutenir que l’homme, tout en étant localisé par son corps d’une façon bien définie, est coextensif subjectivement à tout l’univers et qu’il peut en devenir clairement conscient.

En déclarant que son court éveil spirituel fut aussi soudain qu’imprévu, le Docteur Bucke est en complet accord avec les théoriciens du Zen. Ceux-ci enseignent, effectivement, qu’un instant suffit pour que la conscience humaine soit fécondée par le Mental Cosmique et que s’ensuive une transformation de l’homme totale et abrupte, quoique nécessairement précédée par une longue période de préparation.

Selon les Adeptes du Zen, nous sommes sans le savoir le Mental Cosmique. L’éveil spirituel, qu’ils nomment Satori, nous le révèle, disent-ils, dans sa parfaite homogénéité. C’est ce qu’enseigne également la Théosophie.

L’homme est, à son insu, cette source intarissable de Joie, d’Amour, de Force et de Connaissance. Afin de découvrir ce trésor caché en lui, l’homme doit devenir transparent à lui-même. Il lui faut se nettoyer de ses impuretés et vaincre l’énorme force de l’habitude en se débarrassant du corset de ses tendances égoïstes et de ses préjugés.

Le Satori du Zen est l’état spirituel le plus haut. C’est le Nirvâna expérimenté pendant le Samâdhi, l’ultime étape du Yoga. Caractérisé par la disparition de la dualité connaissant-connu inséparable de l’état mental, il donne une vision intuitive dépassant toutes les représentations mentales. Il ne comporte plus l’écart qui existe, au niveau mental, entre le sujet et l’objet. Le sentiment d’être un sujet particulier, un égo, disparaît donc dans la condition nirvânique et ne reparaît que lorsqu’elle cesse. Même pour un homme ordinaire, le moi n’est pas facile à observer. Il s’évanouit semble-t-il lorsque l’attention se tourne vers lui, car, comme le note Sartre, l’égo est fuyant par nature. Il n’apparaît que lorsqu’on ne le regarde pas directement, n’étant jamais vu que « du coin de l’œil » (La Transcendance de l’Ego. 70).

L’absorption du sujet dans l’objet qui se produit dans le Nirvâna est ce que Nicolas de Cusa appelait la coïncidence des opposés, expression qu’il considérait comme la meilleure définition de Dieu. Pour Mircea Eliade, cette coïncidence est le mystère de la totalité où les contraires fusionnent et les oppositions s’annulent. Il rapproche ce mystère de celui du singulier personnage de Seraphita, le roman fantastique de Balzac. Le secret de ce personnage, c’est qu’il unit en lui les deux sexes. Sous son aspect masculin il est Seraphitus qui suscite l’amour d’une femme, Minna, tandis que Seraphita, la femme qui est en lui est aimée par un homme, Wilfrid. Son drame est de devoir repousser l’amour de l’un et de l’autre, pour préserver l’union parfaite de ses deux natures et son désespoir est grand de ne pouvoir élever les deux êtres qui l’aiment à sa hauteur spirituelle.

L’homme est pour ainsi dire pris sous un double éclairage. Lorsqu’il tamise celui provenant de son intellect, il perçoit davantage la lumière de l’esprit. Il est, selon les termes de Hegel, « une sorte d’amphibie, vivant dans deux mondes contradictoires ». Car en lui les influences de deux univers se disputent la suprématie, celles du monde de l’ignorance et de la passion et celles de l’univers de l’esprit où fusionnent harmonieusement les opposés. Ainsi que l’a écrit Sri Ram, l’actuel président de la Société Théosophique, la nature humaine peut être gouvernée « par l’action qui est en réalité réaction, ou elle peut refléter la nature de l’Esprit », laquelle « ne souffre pas de l’interaction des opposés ».

Ce que la nature humaine peut refléter est l’état nirvânique, qui dépasse toutes les paires d’opposés et les englobe dans une unité plus haute. Pour atteindre cet état, il faut aller au-delà de ce que Nicolas de Cusa appelait la porte de la coïncidence des opposés. Ce seuil franchi, l’homme atteint le but du Yoga et il prouve désormais par sa vie que l’homme est une plante du ciel et non de la terre, suivant l’expression de Platon dans le Timée. Ayant obéi à la loi du retour énoncée dans le seizième chapitre du Tao-Te-King, il est revenu à sa racine, le Tao.

Qu’est-ce que le Tao ? On pourrait répondre Dieu. Mais ce dernier mot est atteint de cette maladie que les linguistes appellent une « surcharge sémantique ». Il a été compris de tant de façons différentes        qu’il ne signifie plus grand-chose. L’évêque John Robinson, l’auteur

de Honest to God, déclare que les théologiens ont nécessairement déformé ce qu’ils désignent par ce terme. Leurs explications sont, dit-il, comme la projection que, depuis Mercator, les géographes emploient pour représenter sur une carte    plane la terre qui est sphérique. Cette projection déforme inévitablement les surfaces courbes que sont les mers et les continents. De même, 1 es explications des théologiens déforment Dieu. El les le relèguent, pour ainsi dire, dans les marges de la carte, alors qu’il devrait y être représenté au centre, étant au cœur de tout ce qui existe. En affirmant ainsi l’immanence de Dieu, l’évêque Robinson parle en panthéiste. Cependant il croit également à la transcendance divine. Il est donc, comme il le précise, pananthéiste, Dieu étant pour lui plus que l’univers qu’il pénètre entièrement, mais qui ne suffit pas à l’épuiser. Cette vue panthéiste des choses est celle de la Bhagavad-Gîta selon laquelle Dieu est non seulement dans tout ce qui se trouve dans l’univers mais également dans ce qui ne s’y manifeste pas.

Teilhard de Chardin soutient aussi que Dieu  s’insère de l’intérieur dans toute chose et dans tout être et qu’il remplit donc le cosmos de sa présence. Une telle conception permet d’échapper au reproche que Hegel adressait à la religion. Celle-ci, disait-il,         en créant un fossé infranchissable entre le créateur et la créature, empêche l’homme de sentir son union avec ce « Dieu-Objet » des théologies. La façon moderne d’envisager la causalité est d’ailleurs inconciliable avec la conception de l’homme séparé de Dieu, sa cause. En effet, comme le fait remarquer l’évêque Robinson, de nos jours la cause et l’effet ne sont plus « considérés comme des événements séparés, se choquant comme des boules de billard mais comme des aspects d’un même fait ». (Exploration de Dieu, 194).

L’homme peut connaître Dieu parce que sous son aspect le plus élevé, il est Dieu. C’est ce qu’affirme l’Hindou en disant « Tu es Cela ». Et c’est aussi ce que soutenait Maître Eckart quand il déclarait : « L’œil avec lequel Dieu me voit est aussi l’œil avec lequel je le vois, mon œil et son œil ne font qu’un ». Est-il besoin d’ajouter que cette divinité n’est pas ce que certains ont irrévérencieusement appelé « le Dieu nature morte », ni le Dieu des Philosophes de Pascal, mais le Dieu vivant que celui-ci nommait, dans son Mémorial, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. C’est le Dieu intérieur auquel s’adressait Saint Augustin lorsqu’il s’écriait : « Comme je t’ai aimé tard ! Car tu étais au-dedans de moi, et moi dehors ; et c’est dehors que je te cherchais ».

Les relations que l’on peut avoir avec ce Dieu intérieur sont du type de ce que les sociologues appellent le potlatche, c’est- à-dire une compétition pour donner et non pour prendre. Ananda Coomaraswamy, qui fait ce rapprochement, le justifie en remarquant que 1’homme qui offre sa dévotion au divin reçoit bien plus qu’il ne donne, car si son trésor à lui est limité, celui du Dieu intérieur est inépuisable (Hindouisme et Bouddhisme, 45).

Les écrivains de l’absurde se sont heurtés, avec désespoir, au mur qui cache aux profanes les secrets de la science occulte. Aussi l’homme leur a-t-il paru irrémédiablement voué à l’isolement, dans un monde incompréhensible, souvent hostile.  Cependant les Sages sont parvenus à percer l’énigme de notre monde douloureux. La Sagesse antique et son héritière, la Théosophie moderne, sont une synthèse des enseignements donnés par certains de ces Sages.

Selon ces enseignements, l’homme a devant lui un brillant avenir. Son progrès sera dû non à un perfectionnement physique, mais à un épanouissement intellectuel et spirituel. Comme l’affirme Mme Blavatsky le développement intérieur de l’homme deviendra déchargé du fardeau de la chair. Un corps plus éthéré que son  organisme physique actuel lui sera suffisant pour continuer son évolution dans    notre monde terrestre où, selon La Doctrine Secrète, des cycles de spiritualité succèderont aux présents cycles de matière.

Les théosophes se garderont donc bien de faire des prophéties du genre de celle que fit, au siècle dernier, le polytechnicien Victor Considérant. Celui-ci, fondateur d’une philosophie de l’harmonie, enseignait que lorsque les hommes vivront en harmonie il leur viendra, au bas du dos, une queue terminée par des griffes qui leur permettra de se suspendre aux arbres !

Le sort de l’homme est, selon la Théosophie, d’atteindre la connaissance des secrets de sa propre nature et de l’univers, après une longue période de mûrissement intellectuel et moral s’étendant sur de nombreuses vies successives. La Théosophie ajoute qu’il est possible à l’homme d’abréger cette période par un entraînement accélérant le développement de ses pouvoirs latents et grâce à des initiations successives.

Celles-ci sont généralement inconnues du grand public. Cependant certains auteurs, dont le renom s’étend bien au-delà du cercle restreint des étudiants de la science occulte, ont donné quelques indications à leur sujet.

C’est le cas de Rabelais, cet abstracteur de quinte essence comme il s’appelait lui-même. Ses bouffonneries recèlent, de toute évidence, une « substantifique moelle » qui abonde particulièrement dans son Cinquième Livre publié quelques années après sa mort. On y trouve le récit voilé d’une scène d’initiation.

Le cadre où celle-ci se déroule est un sanctuaire situé sous terre, comme celui où a eu lieu l’initiation de Dâmodar mentionnée dans le Journal de cet occultiste qui fut, dans l’Inde, un précieux collaborateur de Mme Blavatsky et du Colonel Olcott, les fondateurs de la Société Théosophique.

L’escalier menant à ce temple souterrain a cent-huit marches, nombre dont le caractère occulte est signalé par de savants commentaires de Rabelais. C’est, dit celui-ci, la vraie Psychogonie de Platon. Rabelais fait ainsi allusion à la procréation de l’Ame du Monde selon Platon qui déclare, dans le Timée, que cette génération a eu lieu suivant les proportions de sept nombres (l’unité, les deux nombres qui la suivent, 2 et 3, les deux premiers carrés, 4 et 9, et les deux premiers cubes, 8 et 27) dont la somme est 54, moitié de 108.

Au bas de cet escalier se trouve un portail de jaspe sur lequel est écrite en grec la maxime: « Dans le Vin la Vérité ». Ce portail donne accès au sanctuaire éclairé comme la surface de la terre « en plein midi », grâce à une lampe brûlant perpétuellement, sans qu’il soit besoin d’en renouveler l’huile et la mèche. Cette lampe merveilleuse est suspendue au-dessus d’une fontaine « fantastique » dont le bassin, circulaire intérieurement et heptagonal extérieurement, est orné, dans les angles, de sept colonnes consacrées chacune à l’une des planètes de l’antiquité.

Bacbuc, prêtresse de ce temple souterrain, est « pontife de tous les mystères ». Elle invite Pantagruel et ses compagnons à s’abreuver à cette fontaine dont l’eau produit, en s’écoulant, un son harmonieux et lointain. Cette eau rappelle l’eau « murmurante » dont il est question dans le roman allégorique L’Idylle du Lotus Blanc de Mabel Collins, qui fut la collaboratrice de Mme Blavatsky.

Après avoir affirmé que le rire est le propre de l’homme. Rabelais livre sa véritable pensée en faisant dire par Bacbuc : « Non rire, mais boire est le propre de l’homme ». Et, pour qu’il n’y ait pas d’équivoque, Bacbuc précise qu’il ne s’agit pas de boire « simplement et absolument, car aussi bien boivent les bêtes », mais de boire un vin qui a le pouvoir « d’emplir l’âme de toute vérité, tout savoir et philosophie ». Ce vin qui, affirme-t-elle, rend l’homme divin, est sans aucun doute celui dont s’enivrait, suivant l’allégorie grecque, Silène, le génie doué de sagesse et d’inspiration prophétique qui enseigna à Bacchus, le dieu romain du vin, la culture de la vigne.

Rabelais ne nous engage donc nullement à l’ivrognerie. Il nous voudrait en réalité altérés de savoir véritable. Et c’est pour satisfaire cette soif de vérité que Bacbuc fait boire par Panurge l’eau de la fontaine fantastique dont elle a rempli un flacon d’argent en forme de livre. En la buvant, Panurge croit savourer du vin de Phalerne. Ce vin est, selon l’expression de Michel Butor, un hiéroglyphe du savoir. L’allégorie est transparente. Le langage humain est conventionnel. Il ne sert qu’à transmettre une science approximative. L’univers est un langage bien meilleur et seul celui qui le comprend acquiert le vrai savoir, obtenu par l’expérience personnelle.

Anatole France donne, dans le livre qu’il a consacré au célèbre curé de Meudon, une excellente explication de la nature de l’eau de la fontaine fantastique, qui a le goût du vin « selon l’imagination des buveurs ». Voici son commentaire :

« Qu’est-ce que ce vin puisé à la fontaine sainte et qui donne à l’esprit force et puissance?… C’est la science qui, dans une âme droite, enseigne les véritables devoirs et donne le bonheur… les Pantagruélistes sont allés consulter l’oracle de la Dive Bouteille et l’oracle leur a répondu : TRINQUE, abreuvez-vous aux sources de la connaissance. Connaître pour aimer, c’est le secret de la vie… buvez, buvez la science ; buvez l’amour ».

Pour le théosophe, comme pour Rabelais, rechercher la connaissance ésotérique est le propre de l’homme. Et la connaissance la plus précieuse, c’est en lui-même que l’homme doit la chercher. Aussi Socrate et tous les Sages ont-ils répété l’exhortation delphique : « Connais-toi toi-même ». Elle signifie : Homme, connais ta grandeur, ne doute pas de toi, sache que tu es plein de Sagesse, de Connaissance, de Force et d’Amour et qu’il est en ton pouvoir de rendre actives tes merveilleuses potentialités.

Une des lignes de force de la pensée taoïste est que le visible est bien moins important que l’invisible. Ce dernier est aussi appelé le Vide. Mais ce Vide, symbolisé dans le Tao-Te-King par le moyeu d’une roue, n’est pas le Néant. Il contient, au contraire, toutes les virtualités, étant un réceptacle comme le creux d’un vase ou l’intérieur d’une maison.

De même, ce qui dans l’homme est essentiel n’est pas son apparence, mais la réalité invisible qui est son moyeu, son centre spirituel. Lorsque le désaccord éclate entre son être apparent et son être invisible, c’est-à-dire lorsque les conditions de sa vie extérieure sont trop loin de répondre aux exigences de sa nature profonde, l’homme ressent un malaise plus ou moins aigu. Il peut alors, en plein désarroi, vivre sous le signe de l’angoisse et même parfois de la violence.

Certains, sans en arriver là, se sentent frustrés. Il leur semble avoir raté leur vie, même si elle est une brillante réussite sociale. Ils ont le sentiment confus d’avoir trahi le meilleur d’eux-mêmes et ce sentiment de culpabilité ne s’explique que par des reproches adressés par l’être invisible à l’être apparent en eux. Car la vie humaine n’est pas seulement faite de relations avec le non-soi et notamment de rencontres avec les autres hommes. Elle est aussi faite de dialogues avec soi-même. Des appels parviennent en effet à l’homme, des profondeurs de son âme et l’interrogation qu’il formule au sujet de son propre mystère est déjà une réponse à ces interpellations. Lorsque celles-ci se multiplient, c’est que l’homme cherche délibérément à se connaître lui-même. Et c’est seulement dans la mesure où il avance dans cette enquête qu’il progresse dans la conquête de sa liberté.

Les philosophes qui, comme Sartre, soutiennent que l’homme est entièrement libre méconnaissent que tout, ici-bas, est conditionné non seulement par le temps et l’espace, mais aussi par la loi de causalité ou de rétribution que les Hindous nomment Karma. La totale liberté n’existe que dans l’état de Nirvâna que Schopenhauer considérait comme le seul refuge sûr de l’être humain. C’est pourquoi les Yoguins affirment qu’en atteignant le Nirvâna, l’homme obtient sa Libération. L’homme qui parvient à cet état suprême est entièrement transformé. Comme le dit Dante, tout à la fin de La Divine Comédie, pour décrire ce qu’il affirme avoir été sa propre métamorphose, son désir et son vouloir sont désormais commandée par « l’Amour qui meut et le Soleil et les autres étoiles ». En obéissant à cet Amour, l’homme se soumet à son être véritable et devient donc entièrement libre.

La liberté de l’homme ordinaire est loin d’être aussi totale, mais elle n’est pas nulle. Il peut choisir de continuer à vivre dans le soubassement de son âme, asservi au torrent tumultueux de ses désirs, ou bien s’élancer à la découverte de son être réel. La possibilité pour tout homme de parvenir à cette découverte est la doctrine centrale de la Théosophie. Le théosophe n’est pas angoissé par le spectacle de la condition humaine actuelle. Il sait qu’elle n’est que provisoire. Il vit, comme Goethe, dans l’ardent désir de dresser aussi haut que possible dans les airs la pyramide de son existence dont la base lui a été donnée toute faite. Il comprend que cette base lui a été imposée par son Karma, c’est-à-dire par l’ensemble des mérites et démérites accumulés par lui dans ses vies antérieures. Et il se dirige avec confiance vers ce qu’il sait être le but de toutes ses réincarnations : la parfaite connaissance de lui-même.

Le monde, selon la Théosophie, n’est nullement soumis à des forces aveugles et la vie n’est pas un tissu d’incohérences. Le destin n’est injuste qu’en apparence, ses rigueurs étant les retombées d’un mauvais karma. Tout être poursuit son évolution et si l’homme peut accélérer ou retarder la sienne, il ne peut éternellement la freiner. Bon gré mal gré, il progressera car, comme l’indiquent deux sentences lues par Pantagruel et ses amis dans la crypte où ils furent accueillis par Bacbuc, « Les Destinées guident celui qui consent, tirent celui qui refuse » et « Toutes choses se meuvent à leur fin ».

« Le végétal est un animal qui dort », disait. Buffon. De même l’homme est un Dieu en puissance. « Je me suis cherché moi-même », disait Héraclite. C’est en se cherchant et en se comprenant que l’homme, de plus en plus fasciné par son propre mystère, peut se dépasser. Car, comme le déclare Sartre : « Comprendre, c’est se changer, aller au-delà de soi-même » (Critique de la Raison Dialectique, 1, 23). Au fur et à mesure qu’il se connaît davantage, l’homme éveille des facultés dont il ne soupçonnait même pas l’existence en lui, à l’état latent. La condition humaine ne lui apparaît plus pitoyable, mais au contraire riche de promesses. Car il voit s’ouvrir devant lui une splendide perspective de développement personnel qu’il peut hâter par ses efforts. Et sa foi en lui-même et dans l’humanité est immense, comme celle qui a inspiré ces paroles de Zarathoustra, le héros de Nietzsche : « Ce qu’il y a de grand dans l’homme, c’est qu’il est un pont et non un but : ce que l’homme peut aimer en l’homme, c’est qu’il est une transition et un déclin, J’aime ceux qui ne savent vivre qu’en sombrant, car ils passent au-delà ».

S. LANCRI.