Gabriel Monod-Herzen
Nos trois problèmes : le pouvoir, l'argent et le sexe

Sri Aurobindo disait que pour faire n’importe quoi, il faut la réunion de deux choses, un positif et un négatif. On se trouve fréquemment dans une situation où il y a opposition entre ces deux formes d’énergie. L’erreur est de croire que la solution réside dans la victoire de l’un sur l’autre. Or il doit exister un point de vue supérieur auquel ces deux positions apparaissent comme complémentaires et non pas comme opposées. C’est là la solution. Vous avez le niveau de la dualité, l’opposition, et vous avez un niveau où la dualité subsiste, mais comme les deux bouts d’un bâton.

(Revue Panharmonie. No 173. Septembre 1978)

Le titre est de 3e Millénaire

Compte rendu de la réunion du 2.4.1978

La séance s’ouvre sur un texte de Sri Aurobindo : « Si on se place dans le domaine pratique des grands problèmes de la vie actuelle, on en trouve trois : le pouvoir, l’argent et le sexe. » Essayons, dit M. Monod-Herzen, de voir ce qu’ils peuvent devenir dans l’avenir, afin d’orienter convenablement nos attitudes.

En ce qui concerne l’argent, nous en avons déjà parlé. J’ai relevé dans « Science et Vie», un article intéressant sur l’économie japonaise. L’idée que les ouvriers japonais sont mal payés, est fausse. Leur salaire moyen est plus élevé que celui des ouvriers français actuellement. La clé de la réussite japonaise est dans l’organisation économique qui se rapproche de certaines idées de Sri Aurobindo, autrement dit, ce n’est pas l’argent qui est mauvais, c’est ce qu’on en fait. La dépense est plus intéressante que le gain. L’argent est non seulement utile, mais nécessaire. Que quelqu’un dispose de sommes considérables n’a aucune importance. Mais que va-t-il en faire ? Chercher une solution dans laquelle tout le monde disposerait de la même somme, n’a pas de réalité véritable.

Comment fonctionne le système japonais ? Toute une série d’usines s’associent et créent une banque qui ne s’occupe que de ce complexe économique. Elle groupe toutes les informations et quand pour une raison ou une autre une usine ne marche pas, la banque étudie le cas ; paie les ouvriers, la dépanne et l’aide à faire éventuellement les changements nécessaires pour redémarrer. On arrive ainsi à ce résultat extraordinaire que tout ce groupement, tous ces ouvriers, ont une sécurité presque totale. Jamais on ne renvoie un ouvrier, sauf pour des raisons exceptionnellement graves.

Une participante reconnaît l’avantage matériel de ce système, mais l’ouvrier, à travers son travail qu’il ne peut choisir, a-t-il des possibilités de se développer intérieurement ? N’y a-t-il pas encore un autre point de vue à considérer ?

M. Monod-Herzen : L’ouvrier qui dépend d’un groupe d’usines peut choisir. Il y a quelques fois quinze, vingt usines différentes, donc une énorme variété possible de travail.

Une participante : Il ne faut pas oublier que le Japonais a  une mentalité différente de celle des Français. Il est attaché à son usine et veut contribuer à la faire prospérer.

M. Monod-Herzen : En ce qui concerne le développement culturel, il y a au Japon une conception qui est très générale : chaque individu, homme ou femme, doit connaître son pays. Pendant les périodes de congé, de nombreuses caravanes de Japonais sillonnent le pays et font visiter les sites et les monuments intéressants.

Une participante : Une chose essentielle, c’est d’aimer son travail, est-ce possible dans une usine et ne faudrait-il pas modérer la production industrielle? L’ouvrier français ne peut pas aimer son travail comme l’aimait autrefois l’artisan.

M. Monod-Herzen : La machine a été une catastrophe à beaucoup de points de vue. Économiquement elle a été quelquefois intéressante, elle a aidé les gens à mieux vivre.

Un participant : Toute civilisation a une naissance, une croissance, une stabilisation, une décroissance. Actuellement c’est le gigantisme. La société industrielle a été considérable, elle a amené un apport indispensable, mais à un moment donné il aurait fallu la stabiliser.

M. Monod-Herzen : C’est parce qu’elle est basée sur la continuité et sur la concurrence. Au lieu de voir une coopération, on voit une domination des uns sur les autres. C’est une question d’éducation de l’individu et de sa possibilité de choisir son travail.

Une participante : Actuellement on ne choisit pas, on cherche à gagner le plus d’argent possible.

M. Monod-Herzen : C’est donc bien une question d’éducation qui est à la base. Au lieu de dire aux gens, il vaut mieux être heureux que d’avoir de l’argent, pourvu qu’on en ait suffisamment pour vivre, on passe son temps à dire aux enfants : sois fonctionnaire et tu auras une retraite, etc., etc. au lieu de cultiver la terre avec ses parents.

Une controverse s’établit alors entre une participante et M. Monod-Herzen sur la nécessité de s’intéresser au progrès scientifique, car quelle que soit la matière qu’on enseigne, dit ce dernier, on a besoin pour se développer, d’une méthode, fut-ce pour l’histoire, la littérature, ou l’étymologie.

M. Monod-Herzen : Arrivons-en à la question du pouvoir. Sri Aurobindo disait que pour faire n’importe quoi, il faut la réunion de deux choses, un positif et un négatif. On se trouve fréquemment dans une situation où il y a opposition entre ces deux formes d’énergie. L’erreur est de croire que la solution réside dans la victoire de l’un sur l’autre. Or il doit exister un point de vue supérieur auquel ces deux positions apparaissent comme complémentaires et non pas comme opposées. C’est là la solution. Vous avez le niveau de la dualité, l’opposition, et vous avez un niveau où la dualité subsiste, mais comme les deux bouts d’un bâton.

Un participant : Je pense que pour que deux parties apparemment opposées puissent concevoir et accepter ce troisième terme, il faudrait que chacun comprenne que ce qu’il propose n’est qu’un moyen de s’exprimer et non une finalité et que ce n’est pas un échec s’il n’a pas gain de cause. Car, finalement, pour qui travaille-ton, si ce n’est pour la totalité?

M. Monod-Herzen : Nous aboutissons à nouveau au « Libre Progrès ». La chose essentielle est une information complète pour chacun, en supposant qu’il n’y ait que des gens bien !

Et notre animateur nous cite l’exemple de L’Oréal qui fabrique quatre mille cinq cents produits différents et où des groupes d’ouvriers visitent leur usine pour connaître son fonctionnement et pour se rendre compte à quelle usine ils appartiennent. C’est ainsi qu’ils peuvent donner leur avis, suggérer des possibilités d’améliorations. L’ouvrier est ainsi constamment informé.

Chaque service envoie à tour de rôle trois personnes auxquelles sont demandées leurs propositions qui ensuite, sont prises en considération.

Une participante suggère que tous les métiers soient payés au même taux.

M. Monod-Herzen : Ce n’est pas possible ! La personne qui travaille est payée pour ce qu’elle fait, tous les travaux n’ont pas la même valeur. Nous avons un système social qui est ce qu’il est, nos enfants en participeront. Il ne faut pas se faire d’illusion, il ne sera pas différent. Il faut l’accepter d’abord et accepter ce système en cherchant comment le faire évoluer. Si on veut mettre autre chose à sa place on retombe dans la question du pouvoir : j’ai de bonnes idées, donc je vous les impose.

Un participant : Que pouvons-nous faire au niveau du pouvoir ?

M. Monod-Herzen : Développer le sens de l’unité. L’humanité est un grand ensemble, sans distinction de couleur, de race, de sexe, qui ont tous les mêmes droits dans le cadre social. Le pouvoir n’est pas fait pour dominer les autres, mais pour donner une possibilité de coopérer avec les autres, afin d’obtenir un ensemble suffisamment ordonné, harmonisé. Le résultat du pouvoir c’est l’ordre. L’ensemble de l’humanité est un organisme vivant.

Un participant : Pour que la société évolue, ne faudrait-il pas retrouver les vraies valeurs avec un certain sens du devenir ? La vie, c’est à chaque instant qu’il faut la prendre et non en fonction de prévisions qui sont toujours fausses.

M. Monod-Herzen : Chacun doit prendre conscience de cela : Il ne s’agit pas d’obliger les gens à faire une chose ou l’autre, mais d’abord de les informer honnêtement. C’est cela le rôle de l’éducation et non de dire : moi, je suis supérieur à tous les autres ; mais au contraire : je suis une partie d’un ensemble. Notre vie dépend des autres comme eux dépendent de nous. Il y a une évolution à faire, mais avant tout il faut assurer la vie en fonction de l’intérêt de l’ensemble. Le respect du groupe est nécessaire pour prendre conscience de l’unité humaine.

Au sujet du respect d’autrui : Si le professeur respecte l’élève, l’élève respectera le professeur. En Inde, pour n’importe quel Hindou, chaque être vivant est une manifestation du Divin qu’il faut respecter, même s’il est un être abominable. Il y a toujours quelque chose de divin en lui. Il n’est pas nécessaire d’être religieux pour observer cela. Mon grand-père qui était athée avait un parfait respect des uns et des autres, parce que précisément il considérait que chaque être était pareil aux autres.

Compte rendu de la réunion du 3.5.1978

La réunion débute d’une manière un peu différente. En effet, une nouvelle participante nous parle de son séjour de plusieurs années dans un Monastère Zen en Amérique, sujet qui intéresse vivement notre animateur et Madame Monod-Herzen venue tout exprès assister à cette séance.

M. Monod-Herzen parle ensuite de son instructeur japonais (voir « Quel est ton Maître ? » paru aux Éditions du Courrier du Livre) puis il récapitula pour les nouveaux venus le sens du système d’éducation de l’école de l’Ashram de Pondichéry, et donne certains détails sur son fonctionnement et sur son système économique.

« Nous sommes à la fin d’un cycle, en pleine décadence, et au commencement d’un autre cycle qui est en train de naître et qui nous donne de l’espoir. Sans cet espoir nous ne serions pas ici ce soir, poursuit M. Monod-Herzen. Si vous êtes venus ici, c’est parce que vous avez une chance de pouvoir participer à un monde nouveau. Mais il ne faut pas oublier que l’autre est toujours là, et que ce sont deux points qui s’opposent, l’un matériel et l’autre qui tient compte du bénéfice intérieur. C’est une question de répartition et c’est très important.

Le système de l’Ashram économiquement était un peu comme le furent ceux du Tibet et de l’Amérique du Sud. Pendant trois mille ans, les Aztèques, les Mayas, les Iroquois n’avaient pas de monnaie. Les impôts étaient payés sous forme de travaux des champs dont le produit revenait pour deux tiers aux autorités centrales et un tiers correspondait à la consommation des habitants. Quand il y avait une année de disette, les autorités nourrissaient tout le monde. En plus de mille ans d’histoire connue, pas un seul individu n’a manqué de ce qui lui a fallu.

Nous sommes actuellement au bas du kaliyuga, en bas de la pente et nous commençons un peu à remonter. On voit certaines réactions, les jeunes se demandent quel est le sens de la vie, pour quelles raisons ils sont là. Car s’il n’y avait pas de sens, autant se tuer. Et ils comprennent très bien que de trouver un sens à leur vie, nécessite du travail, certains sacrifices qui en transforment la valeur. On atteint alors à une telle attitude que, si ce qui nous est pénible existe toujours, cela ne nous fait plus la même impression qu’avant.

Après avoir parlé du Yoga à un groupe de jeunes, ceux-ci m’ont demandé cette année de leur parler de la méditation. C’est beaucoup plus difficile. »

On cite alors le livre : « Les douze formes de la méditation » de Daniel Goleman, qui vécut auprès du Swami Ramdas. Et à ce sujet le Professeur nous raconte que sur la demande de ses disciples ne pouvant se déplacer, le Swami Ramdas avait fait un tour en Inde pour se rendre auprès d’eux.

On demanda aux compagnies ferroviaires quel était le nombre de gens  qui s’étaient déplacés à l’occasion de ce voyage qui avait duré deux mois. On en avait compté cinq millions. Cela montre l’importance que l’Inde attache à l’approche d’un Sage. Le vrai Guru est l’homme qui, par sa seule présence, rend possible une chose que vous n’arrivez pas à faire.

Pour illustrer le fait que certaines personnes, ayant atteint un degré d’évolution très élevé, sont respectés même par des animaux sauvages, M. Monod-Herzen citant encore Ramdas, nous raconte que celui-ci s’étant rendu au Cachemire dans un temple dédié à Shankara et situé dans un site merveilleux, décida de passer la nuit dans une caverne se trouvant sous le temple. Au milieu de la nuit il est réveillé par des sifflements, puis il se rendort. Le lendemain il apprend que la caverne est habitée par un couple de cobra qui certainement rentrait chez lui !

Un autre fait de ce genre est celui de l’instructeur japonais de M. Monod-Herzen et de son loup. C’est une histoire fabuleuse que l’on retrouvera également dans le livre cité plus haut: « Quel est ton maître ? »

Les animaux sentent très bien à qui ils ont à faire. Les enfants, les petits bébés aussi d’ailleurs. Ils ont des sympathies et des antipathies pour certaines personnes à un âge où il n’y a pas beaucoup de pensée.

Toute la nature est vivante. C’est nous qui sommes limités, termine notre animateur. Il y a une vie de la terre. Généralement on ne s’en aperçoit pas. Mais quand on s’assied dehors, on sent qu’il y a des endroits où l’on est plus ou moins bien. Et, comme le dit M. Castaneda, quand il s’agit de méditer, il est très souhaitable de bien choisir l’endroit qui convient le mieux de par son orientation, son entourage ; car il n’y en a qu’un !