Dominique Casterman
L’Homme re-naturé, selon Jean-Marie Pelt

Texte proposé et commenté par Dominique Casterman Nous avons déjà évoqué l’œuvre de J-M Pelt connu comme spécialiste de biologie végétale, fondateur de l’institut européen d’écologie et pionnier incontestable du concept : sauvons la Nature pour sauver l’Homme. Une lecture attentive de ses écrits montre aussi d’autres aspects de son unicité individuelle ; si nous prenons au […]

Texte proposé et commenté par Dominique Casterman

Nous avons déjà évoqué l’œuvre de J-M Pelt connu comme spécialiste de biologie végétale, fondateur de l’institut européen d’écologie et pionnier incontestable du concept : sauvons la Nature pour sauver l’Homme. Une lecture attentive de ses écrits montre aussi d’autres aspects de son unicité individuelle ; si nous prenons au hasard un de ses livres, nous découvrirons, au fil des paragraphes, le botaniste, bien entendu, mais aussi l’épistémologue, l’humaniste, l’écologiste, l’utopiste, le mystique, l’iconoclaste, etc., et aussi cette espèce de bonne humeur de celles et ceux qui aiment partager leurs expériences intellectuelles, émotionnelles et spirituelles.

Notre époque actuelle est piégée dans un emballement incontrôlable du système d’exploitation mit en place par l’« homme moderne », avec des conséquences délétères quasi irréversibles. Nous prenons conscience qu’en focalisant à outrance nos besoins sur les biens et les services des « progrès » triomphant du « monde moderne », nous confondons l’essentiel et l’accessoire, et nous participons (en tant que consommateur) à l’emballement du système par l’accroissement du profit économique des multinationales qui, à coups de milliards, inventent de nouvelles dépendances… Si rien ne change, nous ne sommes pas au-devant d’une crise passagère mais bien d’une catastrophe irréversible

Le célèbre « malheur aux pauvres » de Malthus, bien que d’un pessimisme austère, n’est-il pas en train de se confirmer dans l’ambiance générale de notre temps, où le bien-être est déterminé par un système économique dont, même si nous le souhaitons sérieusement, nous ne pouvons échapper. Cette période du XIXe siècle bâtissait sûrement les bases conceptuelles de la crise présente des sociétés industrielles et de la rupture entre l’homme et la nature. En effet, dans le même siècle que Malthus, Darwin indiqua la « survivance des plus aptes » ; Marx, de son côté, proclama la « lutte des classes » comme expression sociale d’une compétition biologique marquant le sens de l’histoire façonnée par l’évolution, et la révolution du prolétariat comme nouvel ordre social ; Freud, quant à lui, signala la dictature de l’inconscient ; et finalement, s’annonça la mort de Dieu ! Et puis, au 20e siècle, le structuralisme affirma la mort de l’homme qui, selon cette vision, « n’est plus qu’un épiphénomène, un produit de l’évolution et du milieu, prisonnier des structures intrinsèques (mentales) et extrinsèques (sociales) qui le précèdent, le conditionnent, le piègent et l’aliènent intégralement » (Pelt). Puis, issue outrancière de la philosophie matérialiste, vint la mort de la mort, rêve d’éternité physique dans lequel certains imaginent que leurs cerveaux seront clonés dans des machines informatiques, ou autres inventions de l’ego terrifié dans la tourmente irrépressible de sa finalité phénoménale.

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Voici quelques aperçus du livre précurseur [1] de ce pionnier de la nouvelle écologie, et il me semble un peu oublié aujourd’hui, qu’était Jean-Marie Pelt : « La mort de l’homme annonce naturellement celle de l’art, puisque celui-ci naît de celui-là ; conséquence contre laquelle Soljenitsyne s’élève avec vigueur lorsqu’il s’écrie dans son discours de prix Nobel : ils se trompent et ils se tromperont toujours ceux qui prophétisent que l’art va se désintégrer et mourir. C’est nous qui mourrons, l’art est éternel. Comme on savait aussi, depuis Paul Valéry, que les civilisations sont mortelles, il ne restait plus que la nature à pouvoir durer. Mais la voici à son tour condamnée à terme par la crise de l’environnement… Ainsi selon les plus pessimistes, si le XIXe siècle a tué Dieu et le XXe l’homme, il appartiendrait au XXIe siècle de tuer la nature !… »

« Déjà (1977), au sein du mouvement écologique, des tendances radicales se font jour, où l’amour de la nature et le spectacle de sa dégradation entraînent une étrange aversion contre l’humanité. Ce courant s’exprime par exemple dans une remarquable nouvelle de science-fiction (Le Monde enfin, Laffont, 1975), où l’auteur, après avoir évoqué la fin du dernier des hommes, chante la joie des créatures enfin débarrassées du pire de leurs ennemis… L’homme n’est plus qu’un animal dénaturé… »

« Pour achever le massacre, il resterait à tuer la mort. Malheureusement, c’est la mort qui tue les philosophes. Faute de pouvoir l’éliminer, les sociétés productivistes, capitalistes ou marxistes, se liguent avec une belle complicité, pour l’évacuer du devant de la scène… La mort moderne est médicalisée, instrumentalisée, aseptisée – mais non exorcisée… Elle est parfois longuement différée… Mais cette douteuse victoire ne suffit point à ressusciter, dans la pensée moderne, les grandes espérances d’éternité… »

« Voici donc l’homme nu et solitaire, dépouillé de son statut millénaire, animal parmi d’autres, perdu dans l’immensité du Cosmos sans le recours de la foi en un monde transcendant…, rompant massivement avec la foi de ses ancêtres, à la dérive au gré des courants contraires et mouvants d’un océan sans limites et sans fond. La perte de ce référant fondamental conduit la machine cybernétique du cerveau, fût-elle la plus intelligente, à tourner désespérément sur elle-même. Elle enferme la pensée dans une bulle qui l’emprisonne à jamais et brise tout élan libérateur… [2 ]»

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Note complémentaire

Au terme d’un long parcours, jalonné de chapitres dont l’objectif est d’ouvrir notre intelligence à l’Intelligence de la Nature, et de libérer la pensée des convoitises que les humains ont imaginées afin de créer des systèmes d’exploitation dénaturés ; l’auteur, après avoir annoncé et développé : la fin d’un monde ; les régulations de la nature et choix sociaux ; vers de nouveaux équilibres ; en direct sur le futur ; proclame, pour finir, plus est en vous.

Plus est en vous, c’est dire qu’il ne faut pas tout attendre, pour remédier à la catastrophe planétaire, des ordinateurs, des futurologues de la science, de la politique, de la philosophie, de la psychologie, et autres penseurs de tous bords. Leur concours aura son utilité pratique, mais jamais suffisante pour amorcer une révolution novatrice ; car « il est une autre dimension enfouie au cœur de l’homme : la dimension oubliée. La découvrir, la faire éclore, l’épanouir. Tel est sans doute le vrai sens de l’Histoire : celle de notre lente émergence à la liberté », nous dit J. M. Pelt. L’être humain est un exilé spirituel, le divin en lui étant sa dimension oubliée. Cependant l’ancien cerveau dans notre cerveau, constitué du tronc cérébral et du système limbique, garde actives les pulsions agressives et possessives utilisées par un savoir que le néocortex proprement humain développe d’une façon prodigieuse, hélas, sans l’inspiration de sa dimension oubliée. Alors, l’auteur de L’Homme re-naturé s’interroge. Cette merveilleuse machine n’est-elle pas en train de s’emballer sous nos yeux ? N’amorce-t-elle pas une réaction en chaîne impossible à maîtriser, dont la croissance de nos économies et le déséquilibre de nos sociétés ne seraient que la projection dans le monde extérieur ? L’animal humain serait mal programmé ?

Pour transcender cette prison de l’incomplétude et de l’ignorance de sa nature divine, Jean-Marie Pelt cite un texte admirable de Kazantzakis : « Il souffle dans le ciel et sur la terre, dans notre cœur et dans le cœur de chacun, un souffle immense que l’on appelle Dieu, un grand cri, une voix. La plante voulait dormir immobile au bord des eaux stagnantes, mais le cri jaillissait et secouait ses racines : va-t’en, lâche la terre, marche ! Pendant des milliers et des milliers d’années, le cri a poussé sa clameur et voici qu’à force de désir et de lutte, la vie a quitté la plante immobile ; elle s’est libérée. Le cri terrible s’est planté impitoyablement dans ses reins, quitte la boue, dresse-toi sur tes pieds, engendre plus grand que toi ! Cela a duré des milliers et des milliers de siècles et voici qu’est apparu, tremblant sur ses jambes encore mal affermies, l’homme. Il s’est efforcé encore pendant des milliers d’années de sortir comme une épée du fourreau, de la bête. Où aller ? Crie l’homme avec désespoir. Je suis arrivé au sommet, au-delà s’étend le chaos, j’ai peur ! Lève-toi, crie la Voix, marche, c’est Moi qui suis au-delà ! »

L’auteur exprime ici son intuition profonde, au sens où les débuts du monde manifesté se cachent dans l’infinité des possibilités de manifestation qu’il appelle Dieu et, qu’avec J. M. Pelt nous pourrions nommer la Dimension oubliée. À travers son discours, nous voyons aussi que nous sommes la manifestation phénoménale d’une Dimension oubliée qui simultanément nous pousse « hors d’Elle » et nous rappelle à Elle : c’est Moi qui suis au-delà. Noumène et Phénomène sont une seule et même réalité. L’humanité à peut-être encore quelques chances de réussites si nous comprenons que la marche vers la Liberté est une construction sensible isomorphe à l’Unité universelle hors de laquelle rien n’existe, même si nous l’avons oubliée.

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1 Jean-Marie PELT, L’Homme re-naturé, Seuil, Paris, 1977.

2 Ibidem, p. p. 25 et suiv.