André Niel
L’humain absolu

Adorer ou condamner, c’est, en effet, également diviser l’humain. Et le plaisir qu’on y prend, c’est toujours celui de la division. Car diviser, puis condamner l’un des termes de la contradiction, cela donne à bon compte l’illusion et la satisfaction d’agir — et même d’accomplir de grandes choses ! Quelle perte de saveur pour l’existence, si nous ne pouvions plus ni juger ni honnir, respecter ou condamner, adorer ni brûler !

(Extrait de Krishnamurti et la Révolution 1953)

« N’est-il pas important de mettre de côté celte perpétuelle aspiration vers quelque chose, si nous voulons réellement comprendre ce que c’est que vivre ? »

KRISHNAMURTI

(Paris 1950, p. 87).

« Il ne faut pas faire la révolution pour donner le pouvoir à une classe, mais pour donner une chance à la vie. »

D. H. Lawrence.

Or, une fois chassés tous les mirages de prochains paradis et dissipée la brume sanglante des Idéaux exclusifs, que nous reste-t-il sinon le principe même de la lumière : la liberté appréciative de l’esprit ? « Qu’entend-on par transformation ? C’est assurément très simple : c’est voir le faux en tant que faux et le vrai en tant que vrai… Car nous sommes entourés par tant de choses fausses (que) percevoir ce faux d’instant en instant est transformation » (p. 348). [Krishnamurti, « Madras, 1947 – Bénarès, 1949 » ; trad. Carlo Suarès. Ed. « Le Cercle du Livre »]

Mais si, de l’échelle libératrice qui m’est ainsi tendue, je n’empoigne au moins l’extrémité fragile, comment pourrai-je gagner la pleine lumière ? « Pour aller loin, nous devons commencer près (p. 218). Ce qu’il nous faut faire tout d’abord, c’est cette chose extraordinaire qui est le premier pas » (p. 91).

Sans doute, avoir choisi, une fois pour toutes, de s’élancer sur la route sans fin de la liberté, c’est encore un « engagement ». Mais ce n’est pas un engagement limitatif. Par lui je me prédispose seulement à rester indifférent aux séductions des idoles du Bonheur et de l’Espérance. De sorte que tous les « choix » que je ferai désormais, n’étant déterminés par aucune croyance exclusive, seront libres et me laisseront libre. Ne pouvant plus redevenir le jouet anxieux et partagé d’illusions contradictoires, j’irai, dans la sérénité, d’acte libre en acte libre [1]. « Un esprit qui croit ne peut jamais être calme. Toute croyance conditionne l’esprit, engendre l’antagonisme… Un esprit pris au piège d’un dogme ne peut jamais être créateur » (Krishnamurti, «Paris, 1950», p. 27).

Mais comment échapper à de tels pièges ? Sans doute l’engagement de liberté doit rester longtemps difficile à tenir : tant qu’on ne s’est pas élevé jusqu’au point de vue définitif d’où l’existence nous apparaît dans toute son ampleur. « Les difficultés qui nous entourent doivent être comprises à un tout autre niveau, et c’est là que je sens qu’une révolution est nécessaire » (p. 11).

Oublions donc un instant tous les objectifs que peut se proposer d’atteindre — sans tomber dans la contradiction — un individu en état de saine et judicieuse révolte, pour essayer de nous hausser maintenant avec lui jusqu’au point de vue qui commande toute sa vision du réel.

« Pour avoir la paix dans le monde, nous devons cesser d’être Brahmanes, Indiens, Musulmans, Anglais, etc. Toutes les divisions doivent être abandonnées parce que vous et moi sommes un, biologiquement (p. 35)… Si vous sentiez que vous êtes un être humain, pensez-vous que vous vous battriez de la sorte ? Vous êtes un hindou et vous combattez un musulman… » (p. 83).

Mais « sentir qu’on est un être humain » et avoir l’esprit libre de toute Croyance, n’est-ce pas la même chose ? On sacrifie toujours sur un autel [2] ; on n’asservit, on ne tue qu’au nom d’une Idée, d’une Idole. S’il est, certes, très difficile de maintenir son esprit à un tel niveau de justice : « Nous sommes un biologiquement », donc le plus cruel, le plus in juste de tous les hommes, c’est encore moi-même, c’est qu’il existe un véritable sortilège originel de la division-contradiction. L’homme naît ennemi, juge et bourreau de lui-même. Tout sentiment moral a son ressort dans la contradiction du Moi et du Toi, qu’elle s’achève dans la haine ou dans l’amour [3]. C’est là notre premier pas dans la société des hommes : il nous affronte à nous-mêmes dans notre semblable, pour le profit exclusif de l’un ou de l’autre. « Je suis ceci et veux devenir cela… Telle est la lutte constante de chacun, de l’employé, du directeur… Nous sommes pris dans ce tunnel de douleur où nous essayons toujours de dominer un des termes de la dualité et de devenir l’autre. » (p. 180).

Il arrive parfois que le frisson d’une folle liberté nous secoue l’échine : c’est Bach, c’est Mozart, qui nous tendent la perche de l’évasion. Mais l’éclair qui nous éblouit n’est jamais, sur l’abîme qui nous isole du monde, qu’une passerelle fugace : tout de suite retombe sur nous le filet de notre conditionnement d’insulaires. « Nous sommes déterminés par nos étiquettes : allemande, anglaise, japonaise, chinoise… Nous ne sommes pas des êtres humains… » (p. 60). Nous recherchons le bonheur, mais dans le cadre de nos intérêts, nationaux, religieux, professionnels. Ainsi l’opiomane voudrait bien sauver son corps et son esprit de la déchéance, mais dans le cadre de son opiomanie. Or, la division, la haine, sont aussi des stupéfiants. Qu’un vrai médecin parle de nous délivrer de la misère et du désordre, nous l’applaudissons ; mais qu’inlassablement il nous répète qu’il nous faut d’abord nous guérir de la division et de la haine, et nous finirons par nous moquer de lui, ou bien nous ferons un Dieu, c’est-à-dire Un nouvel agent de division et de haine !

« Vous jetterez sur ce que je dis le filet des paroles… Vous créerez un nouveau système sacré sur les mots de Krishnamurti… et provoquerez une nouvelle division entre les hommes. » (p. 230).

Adorer ou condamner, c’est, en effet, également diviser l’humain. Et le plaisir qu’on y prend, c’est toujours celui de la division. Car diviser, puis condamner l’un des termes de la contradiction, cela donne à bon compte l’illusion et la satisfaction d’agir — et même d’accomplir de grandes choses ! Quelle perte de saveur pour l’existence, si nous ne pouvions plus ni juger ni honnir, respecter ou condamner, adorer ni brûler ! « Considérer l’homme comme un tout est ce que très peu de personnes acceptent de faire… » (p. 212), parce qu’une telle plénitude, après un si long temps de joies faciles, est immédiatement ressentie dans la douleur d’un vide immense. « Combien extraordinairement vides nous sommes, quelle extraordinaire solitude nous vivons… sous le couvert de nos évasions… » (Paris, 1950, p. 133).

A vrai dire, une véritable rééducation s’impose à tout individu qui a renoncé aux voluptés de la contradiction, aux plaisirs de l’opposition, rééducation comparable à celle dont tout intoxiqué fait l’expérience douloureuse à partir du moment où s’affole en lui le vide qui résulte de la privation de sa drogue. C’est par le chemin douloureux d’une telle rééducation qu’il lui faut, d’abord, s’acheminer. Et le chemin peut être long pour lui avant que se réalisent effectivement son dynamisme et sa joie de vivre à l’intérieur d’un monde à ses yeux unifié !

« Considérer l’homme comme un tout… » Pour l’esprit libre parvenu à ce point définitif de stabilité s’est effacée la frontière de contradiction qui, originellement, sépare le Moi et le Toi. « Nous ne devrions pas employer les mots mien et vôtre… Celui qui s’oppose au monde avec son moi et son non-moi se ferme à la compréhension… » (Ojai, 1944 ; p. 11).

On est sur un haut flanc de montagne d’où les limites du partage du fond de la vallée en petits lopins de terre individuels apparaissent comme les traits d’une merveilleuse composition d’ensemble. A la faveur d’une telle observation silencieuse de la réalité immense des hommes, on a bien l’impression de « penser d’une façon neuve au monde et à nous-mêmes, sans identifier ni comparer » (Id.). Alors le Moi ne s’oppose plus. Simplement, il se pose, comme un objet irremplaçable mais harmonieusement intégré à l’ordre humain sans limites. Mais comment notre découverte de l’unité de l’homme ne serait-elle pas, en même temps, celle du rapport essentiel à l’humain de notre existence particulière ? C’est à ce moment qu’on devient un homme-total : dont le sentiment du Moi se rattache désormais continuellement et harmonieusement à celui de l’Autre et du Non-Moi. « C’est une réelle révolution, celle qui consiste à expérimenter intégralement (la vie) en tant qu’être humain total. » (p. 294.) C’est la révolution de l’homme porté au sommet de lui-même : sa propre existence lui apparaît constamment du point de vue élevé qui réalise son inclusion harmonieuse dans la composition sans ruptures de l’humanité universelle. « Lorsque l’individu est en opposition avec le monde, il revendique ses droits… mais pourquoi devrait-il se mettre en état d’opposition ? n’est-il pas une partie du tout ? Ses problèmes ne sont-ils pas les problèmes du monde ? Lorsqu’il se percevra clairement, il saura qu’il est une partie du tout… un résultat et une partie du tout. » (lbid).

L’être humain total, dans son rapport à la totalité effective de l’humain, c’est la saisissante figure irremplaçable des plus parfaites compositions de l’art : figure qu’on ne pourrait pas plus abstraire elle-même de cette totalité que celle-ci ne pourrait s’en voir privée.

« Une existence individuelle n’est qu’un fragment de la totalité et c’est parce qu’elle le sent qu’elle s’efforce de se réaliser, de trouver son accomplissement dans la totalité. » (Krishnamurti et l’Unité humaine, p a r Carlo Suarès, ouv. cité, p. 164).

Le révolté absolu, dans notre société déchirée, c’est bien l’homme-total, parce qu’il réalise en lui le point de vue définitif de l’esprit libre sur le paysage merveilleusement cohérent d’une humanité enfin réunie aussi bien à elle-même qu’à l’univers sans fin qui l’environne. « Il n’y a pas d’existence en dehors de ce qui est. » (p. 180.) C’est-à-dire en dehors de la non-contradiction du Moi et du Toi, de la vie et de la mort, du fini et de l’infini.

Comment une telle vision ne tendrait-elle pas à organiser effectivement autour d’elle un monde sans déchirure ? Est-ce que la société de la Division ne résulte pas de l’imbrication des rapports réciproques entre individus intérieurement divisés ? « Vous êtes le point focal de ce chaos… Ce que vous êtes à l’intérieur de vous-mêmes a été projeté en dehors dans le monde » (p. 218). Parce qu’il échappe à cette imbrication, l’homme-total est plus qu’un simple « révolté » : il se comporte en révolutionnaire actif et conséquent. Le plan d’un monde uni est dans son cœur. Il ne peut plus rien faire qui ne tende à réaliser ce plan. Krishnamurti n’est rien d’autre qu’un de ces révoltés absolus, d’où la lumière de l’esprit libre tend à rayonner, dans une activité parfaitement cohérente, sur un monde unifié. « Lorsque je parle de l’individu, je ne l’oppose pas à la masse… Au contraire je veux éliminer cet antagonisme… qui crée des conflits… de la misère… Si nous pouvons comprendre comment l’individu … est une partie du tout… nous nous libérons nous-mêmes… de notre désir de rivaliser, d’opprimer… de devenir un disciple ou un chef » (Ojaï, 1944 ; p. 7).

Il faudrait, en effet, prendre garde que l’engagement, ou le « saut » de tel individu sur le plan de l’humain-absolu ne l’amenât comme malgré lui à figurer aux yeux des autres hommes l’image d’un type supérieur d’humanité. « La vérité n’a, certes, aucun rapport avec aucun individu » (Ojaï, 1949 ; p. 203).

Nous avons vu comment la révolution de l’unité et du bonheur humains est un but qu’on ne peut, sans contradiction, convertir en une Image indépendante de la réalité effective des hommes actuels. Or, il y a une impossibilité analogue à ce que l’attitude profonde de l’homme-absolu soit, sans absurdité, symbolisée dans quelque Personnalité exemplaire. La plus sûre garantie, dans un homme, de son humanité-absolue, c’est en effet son refus de séparer moralement aucun individu de la totalité objective des hommes réels. « Un homme qui a encore le sentiment de l’autorité et du rang n’est pas capable de guider autrui et de l’instruire (Ojaï, 1944 ; p. 41)… Vous gardez l’idée que seules certaines personnes détiennent la clé du Royaume du Bonheur. Mais personne ne la détient… Ce bonheur et cette force… Vous ne pouvez (les) trouver qu’en vous-mêmes » (Cité par Carlo Suarès, même ouvrage, p. 133)… Quelle que soit la Croyance — relative au bonheur ou à l’essence [4] de l’homme — à laquelle on se confie, c’est toujours le même arrêt brutal, la même soudaine impossibilité de tout progrès réel dans la voie de l’unité libératrice !

Quelques hommes libres réaliseraient-ils en eux, dès aujourd’hui, le point de vue de l’homme-total, que la valeur d’un tel témoignage tiendrait, avant tout, à sa signification générale : ce serait, en effet, l’humanité tout entière qui, dans chacun des individus dont elle est formée, s’élèverait, avec eux, à un niveau biologique supérieur. « L’importance de l’individu est suprême, mais… il nous faut voir la totalité de son être et non le seul aspect de son activité individuelle (p. 15). Le monde est un processus total » (p. 228).

L’individu le plus parfait, c’est encore moi-même, au même titre, exactement, que le plus imparfait. « Pour comprendre ce qui est, vous ne devez évidemment pas réprimer ni dominer, mais regarder sans condamnation ni justification » (p. 16). La « justification », l’adoration, la propagande au profit de tel individu ou de tel type d’humanité, cela implique, de toute évidence, le rétablissement de la division-contradiction parmi les hommes réels.

« Lorsque vous regardez un tableau… faites-vous un effort ? Oui, si vous voulez critiquer, comparer… Mais si vous voulez réellement comprendre, vous vous asseyez tranquillement devant le tableau… dans cette tranquillité… vous comprenez sa beauté » (p. 111). « Beauté » au sens absolu du terme : venant de l’ordre, de l’harmonie de tout l’ensemble, d’un certain rapport étonnant d’unité entre les objets les plus divers, sans plus de comparaison possible, de l’un à l’autre, par référence aux types contradictoires de beauté et de laideur.

Unité de l’œuvre d’art, dont tout génie [5] se fait l’interprète ; unité de la nature, spontanément ressentie dans la contemplation d’un paysage grandiose ; unité de l’humain, qu’est fait pour saisir et affirmer le révolté absolu.

L’humanité, parce qu’elle est immense, et malgré son actuelle confusion, peut devenir à nos yeux l’un de ces paysages sans limites devant lesquels le Moi sent mourir sa passion d’opposition. « Voilà un merveilleux état de confusion, et vous ne voulez pas le regarder. Vous voulez que quelqu’un l’éloigne de vous » (p. 125). Certes, l’humanité est encore loin de ressembler à une œuvre d’art harmonieuse ! Et pourtant, la multiplication des regards unifiés pourrait la transformer dans une telle harmonie. Est-ce que la société n’est pas, en fin de compte, « le produit de nos rapports réciproques » (p. 219) ?

C’est ici que se découvre la signification véritable de l’apparition, chez l’homme-total, du point de vue moral « objectif » : la contemplation, à partir d’un tel point de vue, de l’unité sans limites de l’humain, constitue, en fait, une véritable création de cette unité, en tant qu’objet.

Nous savons comment, dans les sciences, l’objectivité de la connaissance s’appuie sur la reconnaissance préalable de l’existence d’un ordre objectif et universel des phénomènes [6]. Or, tout se passe ici, au contraire, comme si l’objectivité — le point de vue de l’homme-total sur le monde — se trouvait destinée, pour ainsi dire fonctionnellement, à fonder elle-même son objet — la totalité de l’homme — et devait, par conséquent, se constituer antérieurement à lui. « La compréhension de nous-mêmes comporte une étude objective, bienveillante, sereine, de nous-mêmes… Mais si, cette compréhension initiale faisant défaut, nous ne construisons pas les fondations du penser, nous ne pourrons pas nous acheminer vers de plus grandes altitudes » (Ojaï, 1944 ; p. 8).

Certes, comment l’homme de science douterait-il de l’unité de la nature : quel système tranquille et ordonné de phénomènes, toujours reliés par les mêmes lois, se découvre à ses yeux ! Au contraire, devant le spectacle immense mais désordonné et confus des rapports humains, quel effort d’abstraction et de détachement exige de nous l’attitude révolutionnaire d’objectivité !

« Comprendre, cela exige un effort extraordinaire » (p. 25). Et pourtant, un tel effort s’accompagne généralement d’une satisfaction réelle d’accomplissement et de réussite. « Lorsque, dans l’action de comprendre, il y a intensité, l’esprit est évidemment tranquille » (p. 271). C’est que l’effort qui consiste à rester compréhensif de tout l’humain est, en même temps, créateur de l’humain lui-même en tant que totalité : il est donc en quelque sorte immédiatement et fatalement créateur. « A quel moment découvrez-vous quelque chose ? Lorsque vous êtes spontané, absolument libre, et non lorsque vous êtes emprisonné, aveugle» (p. 63).

Gagner notre but : l’unité pratique de l’espèce, sera certainement long. Mais gagner notre point de départ est un objectif immédiatement accessible : il coïncide avec l’acquisition, par l’individu, d’une conscience réalisant dans un seul homme l’harmonie de tous les hommes. « Pour moi, l’individu n’est que l’homme qui a découvert son unicité, l’homme qui est devenu totalement conscient de soi » (Cité par Carlo Suarès : Krishnamurti, Ed. Adyar, 1947, p. 229).

[1] Pour J.-P. Sartre, tout acte libre, dans la mesure où il est choix, est au contraire une source d’angoisse. En effet, en plus de la « la nécessité de me choisir perpétuellement » (L’Etre et le Néant, p. 500), alors que ce choix « met en jeu le sens du monde et de la place de l’homme dans l’univers » (Action, 27 décembre 1944), « on ne fait pas ce qu’on veut et cependant on est responsable. » (Temps Modernes, octobre 1945). On comprend, dans ces conditions, que nous soyons « saisis de crainte » quand nous avons à « choisir » ! Mais l’angoisse vient surtout, ici, du fait que nous avons à choisir entre des situations ou des manières d’être contradictoires. La liberté chez J.-P. Sartre, reste prisonnière de notre contradiction interne. Elle n’a rien à voir avec une liberté créatrice, ordonnatrice, affranchie du pour et du contre : d’une liberté libre, c’est-à-dire aux prises avec le réel en tant que donnée existentielle non-contradictoire.

[2] L’exemple gidien du « crime gratuit » n’infirme pas cette règle générale : c’est sur l’autel du caprice, de la gratuité — qu’il met au-dessus de tout — que Gide, ici, sacrifie.

[3] « La découverte de mon intimité me découvre en même temps l’autre comme une liberté posée en face de moi, qui ne pense et qui ne veut que pour ou contre moi. » (J.-P. Sartre : L’Existentialisme est un humanisme, p. 67).

[4] C’est aussi, et même surtout « le rejet d’une essence-type de l’homme qui caractérise l’existentialisme contemporain » (Paul Foulquié : L’Existentialisme, p. 29.) Mais un tel rejet a ici quelque chose d’absurde car il aboutit à priver l’individu des directives morales traditionnelles sans avoir songé au préalable à s’assurer de son autonomie intérieure ! D’où le caractère tragique de « l’engagement » et du « choix » dans les philosophies modernes de l’existence. Alors que nous y restons, en effet, solidement retenus par les mâchoires de la contradiction du Pour et du Contre, du Bien et du Mal, de l’Amour et de la Haine, on n’y trouve plus cependant aucun Modèle qui nous permette de ranger en toute confiance tel être ou tel acte dans la catégorie positive du Bien ou du Bon… Notre souci est d’un tout autre ordre : il est d’échapper à l’emprise de toute Croyance relative à l’essence de l’homme afin seulement qu’on ne s’écarte pas de l’humanité-concrète, la seule qui pourra jamais se constituer en essence — et du même coup atteindre à l’existence réelle — par sa libération du carcan de la contradiction de l’Etre et du Non-Etre, du Bien et du Mal, du Moi et du Toi.

[5] « Génie » est surtout pris ici au sens étymologique : « ingénium », ce qui vient de naissance — acception qui ne comporte aucune nuance laudative.

[6] « La loi de causalité, qui est le pilier de la science inductive, n’est que cette loi familière, trouvée par l’observation, de l’inviolabilité de succession entre un fait naturel et un autre fait qui l’a précédé, indépendamment de toute considération relative au mode de production des phénomènes et de toute autre question concernant la nature des « choses en elles-mêmes. » (J. Stuart Mill, Système de Logique, I, p. 370).