P. Chauchard
L'Optimisme dramatique de Teilhard est l'espérance chrétienne

Innombrables sont les passages où Teilhard tire le bien du mal, sans nier celui-ci pour autant. Madeleine Madaule insiste avec raison, à mon avis, sur la parenté entre Teilhard et Pascal ou les existentialistes. Relisons « le Milieu Divin » : « Le Monde à certains jours, nous apparaît comme une chose effroyable : immense, aveugle, brutal. Il nous ballotte, nous entraîne, nous tue, sans faire attention… A chaque instant par toutes les fentes, la grande Chose horrible fait irruption, celle dont nous nous forçons à oublier qu’elle est toujours là, séparée de nous par une simple cloison

(Revue Teilhard de Chardin. No 11. 1-6-1962)

Madeleine Madaule, ayant parlé de « l’optimisme dramatique » de Teilhard, a suscité ici même les critiques d’Emmanuelle Nevers. Nous pensons qu’il y a malentendu. Ce qui permet à Teilhard d’être un maître de la joie de vivre pour le monde anxieux d’aujourd’hui, c’est que du dedans d’un monde apparemment absurde et voué à l’incohérence, il fait surgir la couleur de l’espérance. Jamais le Père n’a nié les dimensions du mal, soit avant l’homme, soit en conséquence du mauvais emploi de la liberté humaine. Enfant, sa vocation de naturaliste lui découvrait l’éphémère et le contingent. Cependant l’absolu que sa vocation rencontrait en Dieu, il a réussi à ne pas l’isoler du monde et à le faire transparaître au cœur de la matière. Comment un naturaliste ne serait-il pas sensible à ces innombrables drames qui se jouent dans la matière, à ces absurdités de certaines tendances évolutives aboutissant à des monstruosités destructrices ? Pour le paléontologiste mystique Teilhard, l’évolution biologique est déjà comme un chemin de croix. Il ne saurait être indifférent au drame de la souffrance animale qui n’en est que plus dramatique quand il nous en découvre le sens, la nécessité, cette souffrance de maturation complexifiante sans quoi le plus ne saurait être enfanté.

Les lois de l’univers exigeaient cela pour qu’un homme, être apte à la liberté et à l’amour, puisse exister un jour et pour que la nature humaine puisse s’unir dans le Christ à la nature divine, pour un salut qui n’est est pas moins celui de la Croix.

L’optimisme de Teilhard est l’espérance chrétienne. Elle ne se promène pas dans les champs fleuris de Galilée sans songer au paysage austère du Golgotha où l’homme voulant à tout jamais chasser Dieu l’a définitivement implanté dans le monde en un superamour.

La noosphère de Teilhard n’est pas le produit d’un sens de l’histoire auquel il suffit de se plier. Elle représente le devoir difficile de construire la société épanouissante. La condition du succès de l’entreprise réside dans l’union des partisans de l’en-avant et des adorateurs de l’en-haut.

Teilhard admet la possibilité de l’échec, d’un suicide de l’humanité si celle-ci croit que son effort débouche sur la mort. Il sait que la rançon de la liberté est l’option du non. Le Père ne remplace pas la parousie par une installation naturelle de Dieu dans la cité des hommes. Il en respecte la perspective apocalyptique, ce changement d’état où tout sera embrasé dans l’amour de Dieu, souffrance de la damnation du mal, mais aussi de la glorification du bien.

Les arguments sur lesquels une partie du monde moderne fonde son désespoir, Teilhard les accepte et les comprend, cependant les reprenant dans la foi, il parvient à leur donner une signification optimiste, d’un optimisme pas moins tragique de ce qu’il accepte le mal et la souffrance. De même Teilhard, s’il partage l’optimisme des constructeurs ardents de la cité des hommes, vient rappeler à ces derniers qu’il n’y aura pas d’âge d’or et de travail facile : la condition humaine ne permettra jamais à l’homme ici-bas d’être totalement désaliéné et de ne plus souffrir.

Innombrables sont les passages où Teilhard tire le bien du mal, sans nier celui-ci pour autant. Madeleine Madaule insiste avec raison, à mon avis, sur la parenté entre Teilhard et Pascal ou les existentialistes. Relisons « le Milieu Divin » : « Le Monde à certains jours, nous apparaît comme une chose effroyable : immense, aveugle, brutal. Il nous ballotte, nous entraîne, nous tue, sans faire attention… A chaque instant par toutes les fentes, la grande Chose horrible fait irruption, celle dont nous nous forçons à oublier qu’elle est toujours là, séparée de nous par une simple cloison : feu, peste, tempête, tremblement de terre, déchaînements de forces morales obscures, entraînent en un instant, sans égards, ce que nous avions péniblement construit et orné avec toute notre intelligence et notre cœur. Mon Dieu, puisqu’il m’est interdit, par ma dignité humaine, de fermer les yeux là-dessus, comme une bête ou un enfant, — pour que je ne succombe pas à la tentation de maudire l’Univers et celui qui l’a fait, — faites que je l’adore en vous voyant caché en lui… Vraiment, la Chose énorme et sombre, le fantôme, la tempête, — si nous voulons c’est Vous… Croyons seulement. Croyons d’autant plus fort et plus désespérément que la Réalité parait plus menaçante et irréductible. Et alors, peu à peu, nous verrons se détendre, puis nous sourire, puis nous prendre en ses bras plus qu’humains l’universelle Horreur. »

N’est-ce pas là le plus dramatique des optimismes ? Certitude du religieux et du scientifique : oui, mais certitude basée sur la foi, qui n’est lumineuse que, si nous le voulons, si nous avons confiance dans la nuit. « On pourrait penser, nous confie Teilhard, (Comment je crois, 1934), qu’en avant de ma vie, l’avenir se découvre serein et illuminé. Pour moi sans doute la mort apparaît juste comme un de ces sommeils après lesquels nous ne doutons plus de voir se lever un glorieux matin. Il n’en est rien. Sûr, de plus en plus sûr, qu’il me faut marcher dans l’existence comme si, au terme de l’Univers, m’attendait le Christ, je n’éprouve cependant aucune assurance particulière de l’existence de celui-ci. Croire n’est pas voir. Autant que personne, j’imagine, je marche parmi les ombres de la foi… Si Dieu nous laisse souffrir, pécher, douter, c’est qu’il ne peut pas maintenant d’un seul coup nous guérir et se montrer. Et s’il ne le peut pas, c’est uniquement parce que nous sommes encore incapables, en vertu du stade où se trouve l’Univers de plus d’organisation et de plus de lumière… J’accepte, dans ces conditions de marcher jusqu’au bout sur une route dont je suis de plus en plus certain, vers des horizons de plus en plus noyés de brume. »

PAUL CHAUCHARD