(Revue 3e Millénaire. No 6 ancienne série. Janvier-Février 1983)
Pourquoi, comment, le cerveau fabrique-t-il des pensées ? On commence à en avoir une vague idée. Chaque jour, chaque mois c’est un peu de ses mystères qui s’éclaircissent sous les coups de boutoirs des chercheurs. Mais la petite merveille que représente notre cerveau est plus complexe encore qu’on ne peut l’imaginer, et avoir le sentiment qu’on a découvert l’un de ses secrets c’est acquérir la certitude que d’autres mystères plus profonds restent à découvrir.
POURQUOI pense-t-on ? Ce genre de question admet, on s’en doute, outre un grand aveu d’ignorance, toutes sortes de réponses. Celle que je désire exposer ici tient en peu de mots : on pense pour se faire plaisir. Je dirais même : on vit pour se faire plaisir. A la base de toutes les activités des êtres vivants, prend place une tendance à rechercher la gratification. Une aspiration — non au bonheur qui est un mot abstrait choisi pour recouvrir une aspiration idéologique plus qu’une réalité vécue — mais au plaisir. C’est que la vie est d’autant plus jouissive qu’elle est plus la vie. D’où, par exemple, le plaisir sexuel. C’est ce que le neurophysiologiste McLean a fort bien compris : « Le souci du bien-être et de la conservation de l’espèce, écrit-il, se fonde sur la sexualité et, chez l’homme, se manifeste sous des formes multiples. C’est ce souci qui pousse à courtiser, et éventuellement à élever une famille. C’est lui qui imprègne nos chansons, nos poèmes, nos romans, l’art, le théâtre, l’architecture. C’est lui qui nous préoccupe quand nous formons des plans pour que nos enfants bénéficient de l’enseignement supérieur. C’est lui qui permet la construction des bibliothèques, des instituts de recherche, des hôpitaux. C’est lui qui inspire la recherche médicale à lutter contre la souffrance et la mort… C’est lui qui nous fait penser aux fusées, aux voyages dans l’espace, et à la possibilité d’une vie immortelle dans un autre monde » [1].
En clair, un principe de plaisir expliquerait non seulement le dynamisme de la vie mais la conquête de l’univers par la forme d’existence la plus achevée que l’on connaisse : l’Homo sapiens. Cette tendance à la gratification trouve son origine anatomique dans un authentique « centre de plaisir » qu’Henri Laborit définit comme une fonction nerveuse responsable du « faisceau de l’apprentissage de la récompense et du comportement gratifiant » [2]. Si l’on implante dans le cerveau d’un rat, au niveau de ce « centre du plaisir » des électrodes connectées à une pédale, l’animal appuiera en permanence sur la manette gratifiante. Jusqu’à en mourir d’épuisement.
C’est ainsi d’ailleurs que procèdent les toxicomanes. Grâce à des molécules, et non par l’intermédiaire du courant électrique, ils excitent le système de gratification dont ils sont devenus dépendant. Cela tient au fait que la drogue interfère avec un système biologique naturel endogène. En un sens, ils sont moins victimes de l’intervention d’un environnement néfaste que de la structure de leur système nerveux. C’est ce qu’a très bien vu l’anthropologue Lionel Tiger quand il écrit d’une façon qui peut sembler paradoxale : « la toxicomanie est basée sur un phénomène naturel, non sur un phénomène contre-nature » [3].
Il n’est pas exclu que cette tendance à la recherche du plaisir ne se trouve à l’origine même de la construction du système nerveux. Le célèbre neurophysiologiste américain Floyd Bloom explique en effet que les neurones essaient aussi de se faire plaisir.
Certains travaux récents donnent du poids à cette hypothèse. Il semble, en effet, qu’au cours du développement, les neurones pourraient entrer en compétition pour pomper dans le milieu environnant une substance qui facilite leur croissance : le Nerve Growth Factor ou NGF. Le jeu très complexe de connections cérébrales serait pour une part le résultat d’une compétition pour cette confiserie de luxe à l’usage des cellules [4].
Il y a donc bien des raisons de croire en ce principe de plaisir. Bien des raisons aussi de lui trouver une fonction dans tous les mécanismes que les êtres vivants, l’homme en particulier, ont trouvé pour résister aux événements désagréables tels que le stress [5]. On peut, en ce domaine, aller fort loin et considérer à la suite des stressologues J.P. Henry et P.M. Stephens que cette nécessité de lutter contre le stress (l’un des aspects du déplaisir en quelque sorte) rend compte, pour une part, de la croissance des sociétés et même de la formation des cultures et des religions [6]. Les sociétés, en effet, constituent les meilleurs anti-stress qui soient : elles protègent l’individu contre l’angoisse. C’est la raison pour laquelle l’anathème jeté sur un individu par le culte vaudou suffit à tuer. Sitôt que le sujet perd la protection psychologique du corps social, il succombe à la charge d’angoisse. Quant aux religions, elles constituent des anti-stress évidents. A preuve, l’usage dans le but totalement agnostique de lutter contre le stress, de certaines pratiques de relaxations préconisées par des médecins contemporains. La prière, la méditation, la confession, constituent d’excellents moyens d’évacuer l’angoisse.
Or, cette dernière correspond à des processus biochimiques aujourd’hui assez bien connus. On a en particulier, au cours des dernières années, identifié, dans le cerveau des hommes et des mammifères, des récepteurs qui, à la surface de certaines cellules nerveuses, peuvent s’accrocher aux médicaments actifs contre l’angoisse (les substances du groupe des benzodiazepines dont le valium est le type). Cela signifie qu’il y a en nous des médicaments aptes à nous défendre contre une détresse psychique [7]. En d’autres termes, que l’angoisse et la lutte contre l’angoisse sont également naturelles à l’Homo sapiens. C’est la raison pour laquelle j’ai cru par ailleurs pouvoir déceler dans ce fait la substance d’une course en avant poussant l’homme à calmer son angoisse tout en suscitant de la sorte la création de nouveaux mécanismes anxiogènes, et ainsi de suite. Mais je voudrais ici mettre l’accent sur un autre aspect du problème : le fait que la vie en société ou la religion s’avère capable de calmer l’angoisse. Car cela implique, en bonne logique, que des facteurs psychologiques ou idéologiques peuvent interférer avec des systèmes moléculaires endogènes. A priori, la chose paraît plutôt étonnante : qu’un médicament, c’est-à-dire une molécule, agisse à la place d’une autre molécule dont la fonction est naturellement de calmer l’angoisse, cela paraît assez logique. Mais comment une idée pourrait-elle venir se fixer sur un récepteur membranaire ? Les idées influencent-elles le jeu des molécules ?
Telle est précisément la théorie que je voudrais défendre ici. Une théorie qui se base sur la découverte dans le cerveau de récepteurs naturels, non seulement aux anxiolytiques comme le valium, mais aussi aux substances du type de la morphine (les opiacés, la famille de l’opium) et, ainsi qu’on l’a montré tout récemment, à certaines amphétamines. Il est très possible que les endorphines naturelles, dont il existe plusieurs types, interviennent autant dans la recherche du plaisir que dans la lutte contre la douleur physique. De fait, certains psychiatres les font intervenir dans des affections nerveuses. Si les endorphines ou d’autres molécules du même type (des endorphines-like pour reprendre la terminologie des anglo-saxons) ont à voir avec la recherche du plaisir autant qu’avec la lutte contre la douleur, leur rôle dans le système nerveux pourrait bien être de participer à une sorte d’orgasme cérébral. Et le déclencheur de cet orgasme serait, dans certains cas, les idées. Les idées ne sont pas des molécules mais elles sont peut-être le meilleur moyen de favoriser la sécrétion de certaines d’entre elles. Souvenons-nous que les endorphines ne sont jamais que l’équivalent endogène de l’opium. C’est pourquoi Karl Marx était peut-être fort près de la vérité en affirmant que la religion est l’opium du peuple. Il faudrait simplement ajouter que le marxisme en est un autre (ce que Raymond Aron avait perçu, à sa façon, en le définissant comme l’opium des intellectuels) et, d’une manière moins limitative, toutes les autres idéologies également.
On peut expliquer ainsi la grande passion dont s’accompagnent les développements idéologiques, notamment par l’intermédiaire de l’activité politique qui constitue pour une grande partie de l’opinion la pratique sociale suscitant le plus d’enthousiasme. Peut-être cela tient-il tout simplement au fait que les idéologies (et les religions) sont les meilleurs stimulants pour la production d’endorphines-like ?
Comment s’effectue le passage de l’idée à la molécule ? Peut-être est-ce poser là toute question du fonctionnement du cerveau. Il est possible que l’intermédiaire soit le même dans ce cas que lors de la perception d’un objet : à savoir l’image. Tout en ce domaine n’est qu’hypothèses. Les recherches de Shepard tendent à suggérer que lorsqu’un individu voit un objet, une représentation dudit objet se forme dans son cerveau. En effet, lorsqu’on imprime une rotation à l’objet il semble que la reconnaissance de la rotation s’effectue dans un temps proportionnel à la rotation elle-même. Pour Jean-Pierre Changeux et quelques autres neurophysiologistes, cela prouverait ou indiquerait l’existence d’une représentation mentale de l’objet [8]. Il existerait donc une image quasi-matérielle de l’objet dans le cerveau en train de se représenter quelque chose.
S’agissant d’un individu en train de se laisser exciter par des idées, il n’est pas exclu que des images mentales participent aussi au processus. Gustave Le Bon avait d’ailleurs déjà bien perçu la force des images dans la conduite des foules par les meneurs. « A certains mots, écrivit-il dans la Psychologie des foules, s’attachent transitoirement certaines images : le mot n’est que le bouton d’appel qui les fait apparaître » [9]. Il en résulte, en bonne logique, que les images mentales jouent un grand rôle dans l’imaginaire ou dans l’imagination. Des images figurées peuvent contribuer à donner plus de force encore à l’excitation cérébrale. On notera à cet égard que les magazines illustrés bénéficient d’un succès infiniment plus grand que les journaux dépourvus de photos. De même, les bandes dessinées réalisent des tirages sans commune mesure avec ceux des romans et essais, Prix Goncourt y compris.
Cela aussi, Gustave Le Bon l’avait perçu : « Les mots, écrivit-il, évoquent des images mentales mais les images figurées sont plus puissantes encore » [10]. Cela rend peut-être compte de la grande importance de l’apparat (uniformes, sigles, drapeaux) pour les politiques totalitaires. Pour marquer les individus, il faut leur présenter des images. Peut-être parce-que les images figurées se transforment plus facilement en représentation mentale que les « images » mentales, purement imaginaires.
Il me semble donc logique d’attribuer aux images, une place de choix entre les idées et les molécules. Toutes ces considérations, bien sûr, n’épuisent nullement la question. Tout au moins, peut-on espérer qu’elles contribuent à défricher le vaste domaine que représente l’étude du fonctionnement cérébral envisagé comme la façon de passer de la molécule à l’esprit [11]. En suggérant que, par le biais des idées et des images, le cerveau imaginant entre en un véritable orgasme fait d’une éjaculation cérébrale de molécules endorphine-like, il me semble que l’on se situe en plein dans le sujet. De toute façon, même fausse, si l’hypothèse s’avère suffisamment excitante pour produire des molécules de plaisir, le résultat n’en sera pas négligeable.
[1] MacLean P.D.: « New findings relevant to the evolution of psycho-sexual functions of the brain ». Journal of nervous and mental disease, 1962, vol. 135, n° 4, p. 292.
[2] Laborit H. : L’inhibition de l’action. Paris : Masson, 1979.
[3] Tiger L. : Optimism. The biology of hope. Londres : Secker & Warburg, 1979.
[4] Purves D. : « Neuronal compétition ». Nature, 1980, vol. 287, 585-586.
[5] Soubiran A. et Christen Y. : Le stress vaincu ? Paris : Albin Michel, 1981.
[6] Henry J.P. et Stephens P.M. : Stress, health, and the social environment. New York, Heidelberg, Springer Verlag, 1977.
[7] Squires R.F. et Braestrup C. : « Benzodiazepine receptors in the brain ». Nature, 1977, vol. 266, 732-734.
[8] Changeux J.P. : « Les progrès des sciences du système nerveux concernent-ils les philosophes ? » Bulletin de la Société française de philosophie. Armand Colin, juillet-sept. 1981, vol. 75, p. 91.
[9] Le Bon G. : La psychologie des foules, Paris : Presses universitaires de France, 1895, rééd. 1981, p. 69.
[10] Le Bon G. : Les opinions et les croyances. Paris : Flammarion, 1919, p. 146.
[11] Christen Y. « Le cerveau humain peut-il comprendre le cerveau humain ? » Le 3e millénaire, sept.-oct. 1982, pp. 88-94.