Claude Tresmontant
L'Univers

Le début du XXe siècle a connu, comme chacun sait, une révolution fondamentale en physique. Les conceptions de l’espace, du temps, de la matière, du déterminisme, de la causalité, de la réalité objective elle-même ont été remises en question. A partir de 1927, c’est la théorie de l’Univers qui prend son essor. Vers la même […]

Le début du XXe siècle a connu, comme chacun sait, une révolution fondamentale en physique. Les conceptions de l’espace, du temps, de la matière, du déterminisme, de la causalité, de la réalité objective elle-même ont été remises en question. A partir de 1927, c’est la théorie de l’Univers qui prend son essor. Vers la même époque les grands travaux d’Oparine et de Haldane sur l’origine de la vie ouvrent un champ de recherches nouvelles. A partir des années 40, la biologie fondamentale, c’est-à-dire en somme la biochimie, la connaissance du fondement moléculaire de la cellule vivante, prend son essor. Les deux disciplines qui se développent en ce moment d’une manière accélérée sont l’astrophysique et la biologie fondamentale. Il faut suivre régulièrement ce qui se passe, ce qui se découvre.

La cosmologie ou science de l’Univers est en somme une discipline récente. Il existait certes dans les siècles passés des théories de l’Univers, mais elles n’avaient pas de bases expérimentales. Ce qui est nouveau, depuis le XIXe siècle, c’est que notre connaissance de l’Univers comporte ces bases expérimentales, grâce en particulier à l’analyse spectrale de la composition physique et chimique des étoiles, que le fondateur du positivisme, Auguste Comte, avait condamnée a priori. Ce qui est nouveau, au XXe siècle, c’est que les savants considèrent désormais l’Univers comme un ensemble fini, comme un Tout, et il existe désormais une science de ce Tout, qui est précisément la cosmologie expérimentale.

Rappelons que l’Univers est un ensemble de galaxies, un gaz dont les molécules seraient des galaxies. Rappelons aussi que notre propre Galaxie, celle à laquelle nous appartenons, comporte environ cent milliards d’étoiles. Notre Soleil, dans un coin, n’est que l’une d’entre elles. Nous sommes loin de la perspective ancienne selon laquelle notre Univers se réduisait au seul système solaire. On discutait au XVIe siècle de la question de savoir si le Soleil est au centre de l’Univers, ou si c’est la Terre. Nous savons aujourd’hui que ni le Soleil ni la Terre ne sont au centre de l’Univers, si tant est que l’idée d’un centre de l’Univers ait un sens physique. Essayons de dégager brièvement et de distinguer, pour nos lecteurs, ce qui est acquis en cosmologie, ce qui semble certain, et ce qui est encore en régime de discussion et de controverse.

Questions de structure et de composition, d’abord. Notre propre Galaxie est un disque plat gonflé du côté de son centre, comme une galette qui se serait enflée ou soulevée en son milieu. La lumière a besoin de plus de 100 000 ans pour traverser notre Galaxie en son diamètre, à la vitesse de 300 000 km à la seconde. On appelle année de lumière la distance parcourue par la lumière en un an. On dira donc que le diamètre de notre Galaxie mesure plus de cent mille années de lumière. Notre Galaxie contient, nous venons de le dire, environ cent milliards d’étoiles de couleurs diverses et de tailles différentes. Notre Galaxie a la forme d’une spirale parce que les étoiles se disposent sur les bras d’une spirale qui se forme à partir du centre.

Les galaxies les plus proches de la nôtre sont situées à plusieurs centaines de milliers d’années de lumière. La lumière qui nous en parvient est donc partie de ces galaxies les plus proches il y a plusieurs centaines de milliers d’années. Les galaxies, dont la nôtre bien entendu, s’associent dans des amas de galaxies. Les amas de galaxies s’assemblent ou se groupent dans des ensembles que l’on appelle des superamas, constitués de dizaines de milliers de galaxies. L’Univers est ainsi constitué de milliards de galaxies groupées dans des ensembles qui sont eux-mêmes assemblés dans des ensembles d’ordre supérieur. Aujourd’hui, avec les instruments les plus puissants, nous atteignons des objets, c’est-à-dire des galaxies, situés à dix milliards d’années de lumière, c’est-à-dire que la lumière que nous recevons est partie de ces objets lointains il y a au moins dix milliards d’années.

Arrêtons-nous un instant sur ce point qui est capital. Plus nous plongeons loin dans l’Univers, plus nous plongeons dans son passé, puisque les objets les plus lointains ont besoin de plus de temps pour nous faire parvenir leur image, à la vitesse de la lumière. Il faut donc dire que nous voyons, que nous regardons le passé de l’Univers. Nous le voyons aujourd’hui tel qu’il était il y a dix milliards d’années, si nous regardons suffisamment loin. Nous voyons de nos yeux le passé. Si l’on avait dit cela au grand-papa de grand-père au siècle dernier, nul doute qu’il n’aurait appelé un psychiatre. Or le fait est là. Ce qui paraissait absurde, impossible au siècle dernier, est pour nous un fait objectif, expérimental et qui ne comporte aucune difficulté rationnelle. La lumière met un certain temps pour nous parvenir et donc les galaxies situées à dix milliards d’années de lumière sont perçues par nous non pas telles qu’elles sont aujourd’hui mais telles qu’elles étaient il y a dix milliards d’années. Plus nous regardons loin dans l’Univers, et plus nous reculons dans son passé. Nous le voyons tel qu’il était lorsque nous n’existions pas, lorsqu’aucune vie n’était encore formée sur notre minuscule planète Terre, lorsque le système solaire n’était pas encore formé : il n’a que cinq milliards d’années. Cela doit être très ennuyeux pour un disciple d’Emmanuel Kant puisque pour Kant le temps est une forme subjective du sujet connaissant humain.

Ce sur quoi tous les savants du monde sont aujourd’hui d’accord, c’est le fait d’une évolution des étoiles et des galaxies. Les étoiles se forment, évoluent, vieillissent et meurent. Chaque étoile consume son hydrogène d’une manière irréversible et le transforme en hélium. Lorsqu’elle a fini de consumer son hydrogène, elle s’effondre et devient une naine blanche ou étoile à neutrons. En 1054 les astronomes chinois ont vu l’explosion d’une étoile, et nous voyons aujourd’hui cette nébuleuse gazeuse qui est le résultat de cette explosion : c’est la nébuleuse du Crabe. L’hydrogène se transforme en hélium dans toutes les étoiles et donc dans toutes les galaxies, qui sont des ensembles d’étoiles. Jamais l’hydrogène n’est régénéré dans une étoile. Nous avons donc affaire à un processus irréversible. Ceux qui désirent comme Engels ou Nietzsche professer l’éternel recommencement ou répétition des processus cosmiques ont de gros ennuis avec cette donnée de fait et leurs disciples aujourd’hui font bien de les ignorer, de fermer les yeux sur cette irréversibilité physique, car s’ils en tenaient compte, ils ne pourraient plus professer leur philosophie préférée.

Notre Galaxie est âgée, semble-t-il, d’environ quinze milliards d’années.

Jusqu’ici tous les savants du monde sont d’accord. Venons-en maintenant aux points sur lesquels nous assistons en ce moment à des controverses passionnées, et il est bien juste qu’elles le soient.

Vers 1927, des travaux théoriques, en particulier ceux de Lemaître, de Louvain, et des données expérimentales établies par Hubble et Humason, ont conduit à penser que toutes les galaxies se fuient les unes les autres à une vitesse relative qui est proportionnelle à leur distance mutuelle. Pour réaliser ce phénomène, pensons à un nuage de fumée qui se dilate, qui se détend. Le fait expérimental sur lequel s’appuyaient Hubble et Humason, c’est que le spectre des galaxies est décalé vers le rouge et cela d’une façon d’autant plus considérable que la galaxie est plus éloignée de l’observateur. On a utilisé l’effet Doppler-Fizeau pour interpréter ce décalage vers le rouge du spectre des galaxies. En effet, d’après les travaux de Fizeau qui reprenait pour la lumière ce qui avait été établi auparavant par Doppler pour le son, l’augmentation de la longueur d’onde apparente est liée à l’éloignement de la source lumineuse par rapport à l’observateur. Si le décalage vers le rouge du spectre des galaxies s’explique par l’effet Doppler-Fizeau, alors l’Univers est en expansion. La vitesse de cette expansion a été calculée : elle est de 200 km par seconde pour une distance d’un million d’années de lumière.

Si l’Univers est en expansion constante et irréversible, alors, en reculant dans le passé, on doit le trouver de plus en plus concentré jusqu’à un point initial spatio-temporel qui est le point de départ de l’expansion originelle. Ce point de départ est aujourd’hui daté, nous l’avons rappelé dans une chronique antérieure, à dix-huit milliards d’années en arrière de nous. L’Univers est donc un système qui grandit au cours du temps.

L’espace grandit au cours du temps, puisque l’espace n’est pas un réceptacle dans lequel l’Univers serait logé. Puisque nous atteignons des objets situés à une distance d’environ dix milliards d’années, nous pouvons donc voir l’Univers tel qu’il était âgé d’environ huit milliards d’années. Les astrophysiciens nous racontent les premiers instants, le premier quart d’heure, les premières minutes de l’histoire de l’Univers à partir de cet instant initial. Nous avons présenté il y a deux ans à nos lecteurs le livre de Weinberg, Les Trois premières minutes de l’Univers (cf. p. 106).

La plupart des astrophysiciens de par le monde pensent ainsi, y compris maintenant le Soviétique Ambartsumian et aussi son confrère Zeldovitch. Il leur a fallu du courage car bien entendu ces vues sur l’Univers ne sont pas conformes aux thèses de Engels et de Lénine : Univers éternel, sans commencement, sans fin, infini dans l’espace.

L’immense majorité des astrophysiciens pense ainsi, mais ce n’est pas encore une preuve de vérité. La vérité, en sciences, n’est pas une question de majorité. Un seul individu, ou une infime minorité, peuvent avoir raison contre une écrasante majorité. Cela s’est vu lors de chacune des grandes révolutions de la science. Le pionnier est seul au début, ou presque seul, et il a tout le monde contre lui. Seules les démocraties décident à la majorité, mais les démocraties, pas plus que les autres régimes politiques, ne recherchent la vérité.

Il existe donc des savants qui mettent en question ces résultats, ces thèses et la figure de l’Univers qu’elles soutiennent. Parmi ces savants, le Français Jean-Claude Pecker, professeur d’astrophysique au Collège de France. Il examine d’une manière critique les bases expérimentales de la cosmologie. Diverses expériences permettent de penser qu’en réalité la loi de Hubble n’est pas isotrope. Ce n’est pas une loi rigoureuse. On trouve, par exemple, des galaxies associées entre elles et dont le spectre est décalé vers le rouge d’une façon différente. Si ces découvertes étaient confirmées, cela prouverait qu’au moins certains décalages vers le rouge sont dus à d’autres causes que l’effet Doppler-Fizeau.

D’autres physiciens, par exemple Jean-Pierre Vigier, font appel, pour expliquer, ces décalages spectraux, à une hypothèse ancienne, celle de la fatigue de la lumière : le photon, au cours de son voyage, perdrait une partie de son énergie.

Je ne pense pas, si j’ai bien compris la pensée de Jean-Claude Pecker, qu’il mette en doute le fait de l’expansion de l’Univers. Mais je crois avoir compris qu’il n’aime pas l’aspect triomphant de certaines affirmations cosmologiques contemporaines, en particulier le caractère à ses yeux trop dogmatique de la théorie de l’Univers en expansion. Ainsi des savants sceptiques vont-ils ou bien conduire à une révision de cette théorie, ou bien à un perfectionnement, puisque les partisans vont être obligés de répondre à leurs objections.

Quoi qu’il en soit de l’expansion de l’Univers, notons bien que le fait de l’évolution de l’Univers est distinct de l’expansion. Tous les savants du monde sont d’accord sur le fait de l’évolution des étoiles, des galaxies, de l’Univers entier. Certains discutent encore l’expansion, qui n’est qu’un des aspects de cette évolution générale de l’Univers. Ce qui constitue premièrement l’évolution de l’Univers, c’est en somme l’évolution de la matière physique au cours de l’histoire de l’Univers, en particulier la genèse des noyaux lourds à l’intérieur des étoiles.

Quant au métaphysicien, que fera-t-il tant que dure cette bataille portant sur le premier commencement de l’Univers ? Il se gardera de s’appuyer sur ce qui n’est pas encore hors de contestation. Il proposera son analyse d’une manière conditionnelle : « Si l’Univers a commencé, alors… ». Mais il s’appuiera sur un fait incontestable et incontesté, à savoir que l’Univers existe et qu’il est en régime d’évolution orientée, depuis dix-huit milliards d’années au moins.

Extrait de La Voix du Nord, 20 et 22 février 1981.