Ivan Illich
Médicaliser du berceau à la tombe

[…] si je voulais décrire la médecine des années 80 à l’intention de « quelqu’un d’ailleurs », en quels termes moi, un profane, le ferais-je ? Comment en parlerais-je à un martien, ou à sainte Hildegarde de Bingen, ou à un médecin du milieu du XIXe siècle ? Pour commencer, je dirais que le généraliste d’aujourd’hui est toujours diplômé d’une école de médecine, ce qui n’était pas la règle en d’autres temps ou lieux. J’expliquerais ensuite qu’il est, par excellence, le dispensateur professionnel de soins dont la fonction s’est développée à partir de la sollicitude pastorale organisée par le clergé. Il est formé à établir un diagnostic scientifique de chaque « cas » ; il doit évaluer les conditions physiologiques; psychologiques, sociales et environnementales de chaque patient — conditions sur lesquelles il a encore moins de prise que l’intéressé…

(Revue CoÉvolution. No14. Automne 1983)

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Qui pouvait mieux qu’Ivan Illich relier la médecine au contexte social et institutionnel dont on ne peut pas la séparer ? Car un nouveau paradigme serait vain s’il ne permettait pas en même temps un regain d’autonomie des individus. Comme l’auteur l’a montré à l’ouverture de la session de printemps du Collège Royal des Médecins généralistes (Dublin, 28 avril 1962) les médecins peuvent devenir un des éléments, parmi d’autres, permettant de « démédicaliser » la santé. Le texte anglais de ce discours, inédit en français, a paru en août 1982 dans le Journal of the Royal College of General Practitioners (Londres).

—   G.B. —

Vous m’avez convié à prononcer le discours d’ouverture de votre session. Dans votre assemblée je suis un profane, un étranger. Que vous m’ayez choisi, plutôt qu’un de vos collègues ou un autre étranger, un musicien ou un cosmonaute, par exemple, voilà qui me réjouit et me stimule.

Je vais m’efforcer de vous expliquer ce que j’entends par la « médicalisation », puis les raisons pour lesquelles la « démédicalisation » m’apparaît comme un processus sain, et pourquoi, paradoxalement, il me semble que les médecins généralistes peuvent contribuer à ce processus.

Permettez-moi d’abord de me situer. Philosophe et historien, j’ai publié, entre autres ouvrages, une étude intitulée Némésis médicale (Némésis médical. L’expropriation de la santé, Seuil 1975). L’intention qui y présidait n’était nullement de faire le procès de la profession médicale, mais de décrire et d’analyser un phénomène social qui dépasse infiniment la médecine, aussi larges que soient les limites assignées à cette discipline et à cette profession. J’ai simplement pris l’institution médicale du début des années soixante-dix en tant que paradigme cohérent me permettant d’illustrer un type d’analyse abstraite que j’avais précédemment appliquée à l’enseignement moderne puis au transport motorisé. Il s’agissait, chaque fois, de situer un phénomène contemporain dans une perspective historique. L’examen portait moins sur la réalité même de l’enseignement, des transports, et enfin de la médecine, que sur la source institutionnelle de l’idée reçue actuelle selon laquelle les services fournis par ces institutions correspondent à des besoins humains fondamentaux. Ce n’étaient pas les avantages retirés de l’enseignement, des transports ou de la médecine qui faisaient l’objet de la discussion mais l’organisation sociale qui les rend nécessaires et désirables. Historien d’un phénomène de mon temps, je m’attachais à clarifier l’origine récente et toute occidentale de notre image de l’homme, d’Homo educandus, Homo transportandus, Homo medicandus.

Mais la tâche était difficile. L’image passée de l’homme ne nous éclaire nullement sur cette image actuelle, si ce n’est qu’à la charité chrétienne, qui lui apportait aide et soulagement, se substitue le masque de la sollicitude professionnelle, de la sollicitude institutionnalisée. Alors que pas plus les paysans du Moyen Age que nos arrière-grands-parents ou même que les Indiens du Mexique contemporain, ne ressentaient le moindre besoin de services éducationnels ou médicaux, au sens moderne de ces termes, vos clients ne peuvent imaginer une existence où ces services ne figureraient pas.

Je viens d’évoquer ceux qui vous consultent, les patients. Ils s’adressent à vous, praticiens, qui m’avez convié à vous parler. Après être passés par la faculté de médecine, vous avez eu le courage de choisir ce qu’on appelle la « médecine générale » — option positive, qui peut procéder de nombreux motifs. Je connais de jeunes médecins qui, en faisant ce choix, envisageaient nettement de contribuer à démédicaliser l’existence de leurs clients. C’est surtout à eux que je pense en m’adressant à vous.

Ce que j’ai à vous offrir, ce sont les réflexions d’un philosophe de la société sur les motivations d’un tel choix. En fait, je serais heureux qu’à partir des arguments que j’avance un débat naisse parmi vous : entre ceux qui ont choisi d’être des omnipraticiens afin de prodiguer des soins de façon multiple, totale, d’assumer une fonction réparatrice intégrale, et ceux, probablement la minorité, qui l’ont fait afin d’offrir à leurs clients la possibilité de démédicaliser leur attitude personnelle vis-à-vis de la douleur, de l’infirmité, du vieillissement, de la naissance et de la mort.

Le travail du généraliste contemporain

En rédigeant ce discours, je me suis posé la question suivante : si je voulais décrire la médecine des années 80 à l’intention de « quelqu’un d’ailleurs », en quels termes moi, un profane, le ferais-je ? Comment en parlerais-je à un martien, ou à sainte Hildegarde de Bingen, ou à un médecin du milieu du XIXe siècle ? Pour commencer, je dirais que le généraliste d’aujourd’hui est toujours diplômé d’une école de médecine, ce qui n’était pas la règle en d’autres temps ou lieux. J’expliquerais ensuite qu’il est, par excellence, le dispensateur professionnel de soins dont la fonction s’est développée à partir de la sollicitude pastorale organisée par le clergé. Il est formé à établir un diagnostic scientifique de chaque « cas » ; il doit évaluer les conditions physiologiques; psychologiques, sociales et environnementales de chaque patient — conditions sur lesquelles il a encore moins de prise que l’intéressé. La plupart du temps, son choix d’une thérapeutique — qu’elle soit efficace, inutile ou dangereuse — aurait été le même s’il s’était passé du tout ou partie du diagnostic. Et enfin je définirais à l’intention de cet « étranger » les trois grandes catégories d’activités routinières du généraliste : triage, surveillance, sollicitude. Ces trois fonctions sont entremêlées tout en restant distinctes.

Triage

Il est évident que le triage occupe considérablement le généraliste. Il aiguille vers l’examen de laboratoire, le spécialiste ou l’hôpital. Il atteste que le patient a droit à toucher l’assurance, à un arrêt de travail ou à la clémence de la cour. Son diagnostic (en grec, ce mot signifie : discrimination) envoie le patient dans un lit d’hôpital, ou dans un laboratoire pour une prise de sang, décide qu’il doit se faire inspecter la gorge, l’anus ou le vagin par un confrère de « son » médecin possédant les instruments ad hoc, ou quitter l’atelier pour un travail moins éprouvant. La compétence scientifique de l’omnipraticien en matière de classification place le client dans une nouvelle file d’attente pour obtenir des services, du repos, de l’argent, une intervention. Même si l’idée n’est pas pour vous plaire, c’est un fait que beaucoup de clients s’adressent à vous, les omnipraticiens, pour être aiguillés sur un circuit.

Surveillance

Une autre partie de votre travail consiste à garder la haute main sur un arsenal de thérapeutiques simples. Paradoxalement, mais peut-être à juste titre, notre société estime que ses membres — des gens qui sont tous passés par l’école, qui frôlent quotidiennement le danger dans tant d’actes de leur vie, et notamment au volant, qui sont constamment en contact avec toute sorte de substances toxiques sont moins aptes à manipuler drogues et médicaments que leurs prédécesseurs. C’est ainsi par exemple que les antibiotiques, qu’il est facile d’accompagner d’une posologie précise et de leurs contre-indications, ne sont fournis au public que sur ordonnance — alors que, pendant des millénaires, ont voisiné sur l’étagère de la cuisine des poisons violents et des stupéfiants à l’état pur et dont on ne connaissait guère l’action. Votre détention exclusive de l’accès à la pharmacopée est l’indice d’une régression sociale dans le public. Au surplus, comme il ressort de plusieurs études, le traitement du patient type par le généraliste type consiste à lui prescrire telle ou telle substance conditionnée sous forme de produit pharmaceutique — le nombre des substances est faible, mais celui des produits est indéfini. Si vous me dites que vous vous limitez à une trentaine de produits, vous êtes une exception d’après l’OMS.

Le triage des patients et le choix souverain des médicaments ne sont que deux des trois domaines d’action propres au généraliste moderne. Mon arrière-grand-père Illich ou mon arrière-grand-père Luxardo, médecins du XIXe siècle, auraient pu les comprendre, bien que ni l’un ni l’autre ne s’y soient livrés. Au siècle dernier, la clientèle du barbier dalmate ne lui était pas envoyée par le médecin, et les remèdes prescrits par le médecin étaient les mêmes que ceux dispensés par ma grand-mère aux pauvres et aux domestiques. Ils avaient la même dangereuse vigueur, et la même douteuse efficacité.

Par contre, la troisième fonction du généraliste moderne, et celle qui semble avoir le moins évolué durant les dernières décennies, constitue historiquement une nouveauté. Les arrières-grands-pères que j’ai évoqués auraient eu peine à comprendre la relation médecin-patient sur laquelle s’est construite cette fonction essentielle. Et mes amis médecins eux-mêmes ne la saisissent pas tous. La nouveauté ne tient pas à la pratique ni aux techniques  médicales, mais procède du type de société au sein de laquelle ils exercent leur art séculaire, et réside dans le lien spécifique et spécifiquement moderne, qu’ils entretiennent avec leur clientèle.

Sollicitude pastorale

Leur besogne d’aiguillage au sein du système médical, et le monopole qu’ils détiennent sur les médicaments et les techniques sont sans doute lucratifs pour les généralistes, mais ne peuvent leur donner de grandes satisfactions. S’ils ont des satisfactions, elles procèdent de cette troisième catégorie d’activités que j’appelle la sollicitude pastorale. Ils conseillent aux patients de prendre du lactate de calcium au coucher, de boire un verre avant d’avoir des relations sexuelles, de faire un peu de footing avant d’aller au travail. Ils les amènent à substituer la camomille au Valium prescrit par un confrère. Ils s’évertuent à les persuader de renoncer au tabac, de maîtriser leurs colères, de ne pas prendre au tragique leurs excès de table. Pour cette thérapie par le verbe, les techniques sont diverses : méthode Coué ou psycho-liturgie plus neuve encore, rituel séculaire ou ascendant personnel. On aide le patient à prendre conscience des choses ou des gens qui nuisent à sa santé. Certains vont même plus loin, et ils écoutent réellement le client. S’apercevoir que quelqu’un a consacré une demi-heure à vous écouter, c’est déjà aller mieux. Il n’en demeure pas moins que le client qui bénéficie de cette écoute, de cette sollicitude, attribue au praticien le mérite de ce que lui-même a changé dans sa manière de vivre. Alors que l’être en pleine santé est par définition autonome, qu’il ne requiert pas de soins, cette sollicitude rend au contraire le client plus dépendant, le place dans la position du patient perpétuel.

Ainsi la majeure partie des soins prodigués par les généralistes fait-elle progresser la médicalisation de l’existence du client. J’ai écrit la Némésis médicale afin d’analyser ce paradoxe de la mauvaise santé induite par la médicalisation.

La médicalisation

Ce terme est un néologisme. Il n’existait pas de mot correspondant à cette réalité du XXe siècle dont je voulais parler. Par « médicalisation », j’entends le processus historique d’induction de la mauvaise santé par la médecine (la maladie iatrogénique) résultant plus de conditions environnementales et de transformations culturelles que des traitements médicaux proprement dits (médicaments, intervention chirurgicale, radiologie, psychothérapie).

La médicalisation met les êtres dans l’incapacité de s’occuper tout seuls d’eux-mêmes et les rend dépendants d’un service appelé « soins de santé ». Je parle de la médicalisation de la santé comme j’ai parlé de la motorisation de la locomotion individuelle. La motorisation des déplacements a privé une très large fraction de l’humanité de la possibilité naturelle qu’a l’homme de se servir utilement et harmonieusement de ses jambes. Les autoroutes nécessaires aux véhicules séparent les gens par des distances infranchissables à pied. Puisqu’ils comptent sur les moteurs, ils ne comptent plus sur leurs jambes. A cela s’ajoute la nouvelle mobilité accessible à une minorité : le transport aérien, qui met Vienne à X heures de vol de Dublin (j’ai voyagé sur cette ligne pour venir vous parler, et j’en ai parfaitement conscience) — un progrès si énorme que sa célébration rejette dans l’obscurité les dommages qu’il engendre pour les communautés locales, l’environnement et la santé de millions de personnes. Il faut bien voir que, tout comme la motorisation, la médicalisation est un fait d’essence sociale et non le simple résultat de l’autovalorisation et de l’ambition de la médecine. Au même titre que la motorisation et la scolarisation obligatoire, la médicalisation est une forme de dégradation sociale asservissant les êtres à la consommation de services.

Il y a médicalisation chaque fois qu’un aspect ordinaire, quotidien, de la vie, est estimé devoir faire l’objet d’une prestation d’un système médical institutionnel. Indéniablement, de même que, pour les ingénieurs et les nantis, la motorisation améliore les transports; la médicalisation améliore la « santé » telle que la définit le système médical. Les avions à réaction et la chirurgie cardiaque sont de puissants arguments de vente pour leurs systèmes respectifs. Cependant, la motorisation des déplacements entraîne inévitablement la dégradation du mode de locomotion autonome (ou devrais-je dire « sain » ?) ; pareillement, la médicalisation de la santé tend inévitablement à dégrader l’art de vivre, de souffrir et de mourir, art qui a permis à des milliers de cultures non médicalisées de faire face à leur réalité. Voilà pourquoi, quels que soient par ailleurs les changements mesurables des taux de survie ou de morbidité qu’elle entraîne, la médicalisation véhicule inéluctablement ce que j’ai appelé la iatrogenèse culturelle (Limits to Medecine, Coll. « Open Forum », Marion Boyars Publishers Ltd, Londres, 1976, pp. 127 – 208).

La iatrogenèse est beaucoup plus facile à décrire qu’à mesurer. C’est là un des facteurs qui la distinguent des effets secondaires médicamenteux. Lorsque je mets en comparaison les effets secondaires cliniques et les bienfaits cliniques, je compare deux grandeurs du même ordre. Au contraire, lorsque je compare les bienfaits de la médicalisation et ses effets secondaires (le déclin iatrogène de la capacité de se prendre en main), je mets en comparaison des catégories anthropologiques profondément différentes. Ce que les gens gagnent à la médicalisation relève d’un autre ordre d’expérience que ce qu’ils y perdent. Ce qu’ils y gagnent, ce sont les soins de santé ; ce qu’ils y perdent, c’est la capacité de faire personnellement face à la réalité. Actuellement, mes travaux se concentrent principalement sur cette différence, trop souvent négligée, qui sépare une existence au sein d’une culture traditionnelle, où l’autonomie commence avec la distinction entre les genres, et une existence placés sous le signe de la prise en charge institutionnelle et de la rareté (I. Illich, Le Genre Vernaculaire, Seuil 1982).

La médicalisation de la naissance

Un bon exemple de ce que j’appelle la médicalisation de la santé, c’est la médicalisation de la mise au monde. Les diverses étapes qui ont mené de la délivrance de la mère dans l’appartement des femmes à l’extraction de l’enfant dans la salle de travail d’une maternité sont, à cet égard, paradigmatiques. Mon propos n’est pas d’évoquer l’immense variété des rituels, des techniques et des significations associés à l’enfantement: Les anthropologues nous apprennent que, sous ce rapport, il n’y a pas deux cultures semblables. En Europe occidentale, jusqu’aux environs de 1770, un accouchement était purement une affaire de femmes. Les compagnes de la future mère venaient l’aider à faire ses couches. Celles qui étaient déjà passées par là participaient à sa délivrance, l’exhortaient à « pousser » pour expulser son « fruit ». Élever le nourrisson était également affaire de femmes, et rien que de femmes, de même que la décision de ne pas le laisser survivre, notamment quand il était anormal. Des recherches historiques neuves montrent nettement que la suppression du fruit, l’infanticide, faisait communément partie du processus d’accouchement, et qu’il reste tel jusqu’à l’avènement de l’accouchement médicalisé en Europe, au tournant du XIXe siècle.

Le dernier tiers du XVIIIe siècle voit les États-nations s’intéresser à la production de soldats, cette richesse des nations conquérantes. Les femmes furent redéfinies comme des productrices d’armées. Les nouvelles idéologies nationalistes trouvent des auxiliaires dans les médecins qui se mettent de la partie pour renouveler le vocabulaire relatif à la nature de la femme. Dès lors, il faudra « tirer » l’enfant de la « matrice » maternelle, l’extirper aux forceps si nécessaire. Dans l’optique des praticiens et de la « surveillance médicale », la naissance d’un enfant n’est plus un événement relevant du monde des femmes. Elle devient la fonction d’un organe spécialisé que les femmes véhiculent entre leurs jambes.

Aussi les femmes sont-elles progressivement tenues pour potentiellement dangereuses à l’égard du citoyen — ou du sujet — à naître. Le langage et la législation reflètent cette évolution. Les premières lois promulguées à ce sujet reposent sur ce postulat que la femme pauvre et sans mari qui se trouve enceinte représente une menace pour le fruit de ses entrailles, qu’elle est une meurtrière en puissance. En Prusse, les années 1790 voient édicter des lois obligeant les femmes qui combinent ces trois conditions de déclarer officiellement leur état de grossesse — et prévoyant des peines sévères pour les contrevenantes. Cette législation neuve entre en vigueur juste au moment où s’éteignent les poursuites judiciaires contre les sorcières.

Puis, la coercition légale gagne du terrain contre les femmes. Il devient obligatoire qu’une sage-femme dûment formée et habilitée par l’institution médicale préside à l’accouchement — réglementation qui dénie à l’accouchée le droit de recevoir l’assistance de « profanes ». Par l’intermédiaire de la sage-femme, l’État exerce sur la vie un contrôle encore inconnu jusque-là. Vingt ans plus tard, l’accouchement à l’hôpital devient obligatoire pour les femmes pauvres, les non-mariées et les prostituées — bon moyen de protéger les nouveau-nés des tendances meurtrières des mères et de disposer en suffisance de « ventres » pour les travaux pratiques des médecins et des sages-femmes. A mesure qu’avance le XIXe siècle, les raisons invoquées pour justifier l’accouchement hospitalier changent. Dans la littérature médicale, l’image de la femme pauvre se transforme : de meurtrière potentielle elle devient agent infectieux. On désinfecte les organes, à présent désignés comme le « canal de la naissance », à grand renfort de lysol et de créosote.

Ce n’est qu’à l’orée du XXe siècle, — et, cette fois, la tendance vient des Etats-Unis — que les femmes de toute sorte vont demander l’accouchement médicalisé selon le modèle clinique dont les prostituées du siècle précédent avaient été, malgré elles, les cobayes. En trois générations, la femme aura cessé d’« accoucher » chez elle avec l’aide de ses sœurs pour « être accouchée » en milieu hospitalier par des monopolistes diplômés. Dans les années 70, un retour à l’accouchement chez soi s’est progressivement dessiné, mais il demeure strictement soumis au contrôle médical. Il est incontestable que la survie néonatale et la survie maternelle ont augmenté avec la mainmise des praticiens sur la naissance, mais c’est au prix d’une médicalisation intense. L’enfant que le médecin, et non plus la mère, « met au monde », était déjà un patient avant de voir le jour, et il dépendra toute sa vie de soins institutionnels. Il se peut même qu’au terme de longues études il devienne à son tour dispensateur rétribué de soins. Mais où sera sa liberté pour ce que l’Évangile appelle l’amour ?

La démédicalisation

Si j’ai parlé de la médicalisation, c’est parce que je crois, peut-être à tort, que les généralistes britanniques, dans le cadre de leur système médical existant, sont en mesure de renverser cette tendance. Leur fonction est ambiguë : ils peuvent contribuer plus efficacement que les spécialistes à accentuer la médicalisation de l’existence, mais également encourager la tendance inverse. Aussi bien techniquement que culturellement, il y a là une option qui ne s’offrait pas à l’omnipraticien des années 60. L’idée que tout problème, et sa solution, sont de nature technique, primait encore trop solidement, tandis que le prestige de la profession (indépendamment de son aspect rémunérateur ou honorifique) n’était pas fondamentalement en jeu.

Exceptionnels étaient les praticiens qui prenaient individuellement l’initiative de faire échapper des individus privilégiés à la consommation obligatoire des soins de santé. Or, en dix ans, cet état de choses s’est modifié. D’abord parce que les sciences appliquées ont considérablement simplifié les traitements, donc leur administration, et parce que la récession économique renforce le bien-fondé des politiques favorisant cette simplification contre les intérêts des grandes firmes. Ensuite, parce qu’une minorité non négligeable de praticiens est maintenant à même de comprendre ce que, depuis dix ans, ressent progressivement le public, qui reçoit d’ailleurs le renfort des études sociologiques et économiques sur le système médical.

Dans les années 60, les plus rigides contempteurs de la médecine devenaient de dociles patients dès que les examens de laboratoire montraient qu’ils avaient trop de ceci et pas assez de cela. Aujourd’hui, ce n’est pas seulement chez les gens en bonne santé mais également chez les malades qu’une minorité croissante considère que la médicalisation de la vie constitue, après l’atome, la plus insidieuse menace pesant sur nous et sur les générations futures. Ceux-là sont à la recherche de généralistes qui les confirmeront dans leur conviction de profanes que la santé est en premier lieu leur affaire personnelle. Ils savent intuitivement qu’aujourd’hui comme jusqu’à la fin de leur vie, la consommation de soins médicaux sous toutes ses formes ne peut que mettre en péril leur capacité physique et mentale de réagir par eux-mêmes. Ce qu’ils attendent du médecin, c’est qu’il les aide à se débrancher du système médical, à résister à la tentation de jouer les patients.

Tendances actuelles

Cette démédicalisation, qui possède des aspects psychologiques, institutionnels et culturels, ne doit pas être confondue avec l’éventail de politiques prônant actuellement, et pour d’autres raisons, une transformation fondamentale du système médical. Même si ces politiques peuvent paraître hautement souhaitables, chacune ne déboucherait que sur un monde encore plus médicalisé, un monde viscéralement soumis aux soins de santé. J’énumérerai quelques-unes de ces solutions de rechange qu’on nous propose.

D’abord, le passage de la médecine curative à la médecine préventive. Même s’il est souvent justifié, il pourrait être invoqué pour mettre encore plus les gens sous « haute surveillance » médicale : punir subtilement le malade pourrait être plus efficace que le traiter pour abaisser le taux d’incidence d’une maladie.

Deuxièmement, le passage d’une organisation centralisée et coûteuse à une organisation décentralisée et plus simple. Il est susceptible d’augmenter la dépendance du public à l’égard d’un service obtenu en permanence.

Troisièmement, la médecine dite « alternative », « orientale » ou « holistique ». Reconnue, réglementée et financée par les fonds publics, elle peut conduire à une dépendance accrue, encore que pluraliste. Homéopathes, acupuncteurs, chiropracteurs, diététiciens et naturopathes, de même qu’astrologues, psychanalystes et autres devins sont capables — s’ils entrent dans le modèle professionnel — de créer au moins autant de dépendance qu’un omnipraticien médicalisant.

Finalement, et c’est peut-être la tendance dont il faut le plus se défier, ce qui se fait actuellement au nom du self-help ou self-care, c’est-à-dire de l’autoassistance, est extrêmement ambigu. C’est de nos jours l’euphémisme de choix pour étiqueter maints programmes lancés par des professionnels pour former leurs patients à l’automédicalisation de la vie : prenez vous-même votre tension artérielle, palpez vos seins, faites-vous une analyse d’urine, comptez les calories que vous ingérez et veillez sur votre corps comme vous entretenez votre voiture… le fournisseur de tous les gadgets nécessaires ne s’en portera que mieux. « Soyez votre propre médecin ! » — c’est le slogan suprême d’un monde médicalisé.

Se débrancher du système

Dans cette conjoncture, j’imagine que si j’étais généraliste j’essaierais de contribuer à démédicaliser la santé. Mais je ne suis pas médecin, je suis totalement étranger à votre profession. Aussi, je vous prie de ne pas voir dans mes paroles un conseil mais une interrogation indirecte. Je prendrai deux exemples : celui d’une femme attendant un enfant, et celui d’un homme face à la mort par suite d’une maladie de dégénérescence. A l’époque où tel de mes arrière-grands-pères exerçait la médecine, il est probable que ni cette femme ni cet homme n’auraient consulté un praticien. Pas plus la naissance, pour la première, que la mort, pour le second, n’étaient du ressort du médecin. Aujourd’hui, ils s’adresseront à un docteur, parce que, dès leur enfance, ils ont été formés à jouer le rôle de patient. Le généraliste peut se débarrasser de ces deux « cas » par triage. Il peut aussi s’occuper d’eux en les « surveillant », puis en les rendant dépendants de ses conseils. Il peut laisser la jeune femme apprécier son bonheur de se remettre entre les mains fermes d’un docteur sage et expérimenté, qui la verra régulièrement pour lui dire que tout se passe bien. Il peut l’introduire dans un groupe d’entraide féminine qu’il a formé parmi ses clientes, lesquelles, à présent, lui servent d’assistantes pour faire naître les enfants sous le toit de leurs parents. Le généraliste sera ainsi le guide de pointe sur le chemin d’une automédicalisation qui transforme la maison en hôpital.

Mais il me semble qu’une autre voie s’ouvre de plus en plus aux généralistes. Ils peuvent devenir un des éléments, parmi d’autres, permettant à la future mère (et, en conséquence, sans doute à son enfant) de se débrancher, de rompre avec sa dépendance vis-à-vis du diagnostic et des soins institutionnels.