(Revue Epignôsis. No I, 1er cahier. Juin 1983)
Dans l’état d’extrême confusion où, par une série de processus répertoriés, l’humanité se trouve aujourd’hui parvenue, il semble évident qu’à moins d’une destruction définitive de la planète, la seule issue réside en un total retournement des mentalités, dont les intellectuels, ou une partie d’entre eux, auraient à prendre l’initiative. En amont des Droits de l’Homme, ce retournement ne peut être qu’une proclamation des Droits de Dieu en tant que manifestation d’infini, de beauté et d’intelligence, possibilité d’enracinement et de relation, épanouissement des dons, remise en ordre des priorités essentielles, dépassement des opposés, prémices et promesses d’une réalisation spirituelle. Droits perpétuellement contestés, bafoués et trahis, et qu’il s’agit de restaurer non pas certes à renfort de publicités inopportunes, — l’Esprit reviendra « comme un voleur », — mais dans l’intime des existences. Au sein même d’un ensommeillement général, il est déjà possible de percevoir une aspiration plus pressante au Tout Autre, à un type de connaissance-conscience occulté par plusieurs siècles de philosophies réductrices et relativistes, issues d’un rationalisme qui a cru résoudre définitivement le Mystère en l’évinçant de ses recherches.
Ce sont de tels systèmes dont il s’agit d’abord de se départir. Il est aisé de comprendre combien l’ »instruction profane » est préjudiciable à la formation d’une mentalité supramentale. Une telle instruction soumet le cerveau à une imprégnation toxique de thèmes primaires, de lieux communs dont il est ensuite difficile ou impossible de se débarrasser, le dressant à des automatismes qui deviendront vite certitudes, lui ôtant tout pouvoir de ferveur ou d’émerveillement en privilégiant une attitude systématiquement critique. Il n’est pas outrancier de penser qu’une telle forme d’instruction n’a été inventée et réglée comme une machine de guerre que pour détruire de l’intérieur toute velléité mystique. Si, dans une certaine phase d’essoufflement ou d’usure d’une spiritualité installée, qui n’était plus reliée à l’Essence qu’elle avait pour charge de traduire et de refléter, il a pu être nécessaire d’instaurer un esprit nouveau, celui-ci, tout en donnant au monde un certain air de liberté, tomba à son tour dans la facilité et dans l’outrecuidance des lendemains de victoire, accéléra la décadence en remplaçant la Lumière par les « lumières », et des croyances incomprises devenues superstitieuses par des mythes évolutifs devenus totalitaires. Or, il est facile de déclarer périmées des doctrines dont on ne comprend pas le contenu véritable soit par déficience métaphysicienne, soit parce que les clés qui en ouvrent l’accès sont pour la plupart des humains perdues. Si Dieu a quelque part tendance à négliger apparemment les hommes d’aujourd’hui, (lesquels L’ont pieusement oublié), le refus par ces mêmes hommes des solutions possibles à leurs malheurs, incluses dans les énoncés sapientaux, est une attitude où seuls, ils sont totalement responsables. La perte de l’ »intellect », qui seul met en prise directe avec l’Absolu, et son remplacement par le « mental » discursif sont à l’origine de tous les maux du monde moderne [1].
Pour peu que l’on examine les systèmes enseignés, on s’aperçoit que les arguments qu’ils échafaudent contre le Spirituel ne tiennent que par la méconnaissance qu’ont de lui aussi bien ceux qui les expriment que ceux devant qui ils sont exprimés. La structuration de la pensée ou la maîtrise du style peuvent valoir de l’estime ; elles ne sauraient garantir l’expression de la vérité. Comment Marx, par exemple, pouvait-il voir dans la religion autre chose que ce que lui en présentait le cléricalisme de son temps, qui lui-même ne soupçonnait plus l’existence du noyau central que constitue l’ésotérisme et s’agglomérait aux pouvoirs temporels établis ? Comment Freud, en proie à ses propres névroses, déraciné comme Marx de ses traditions judaïques, et enfant du scientisme fin de siècle, pouvait-il être informé des traditions qui, faisant référence à l’Impersonnel, excluent toute image parentale de Dieu et toute voie dévotionnelle ? Comment Sartre pouvait-il proclamer l’homme condamné à la liberté tout en niant Dieu, alors que la volonté humaine ne peut être vraiment libre que reliée à l’idée d’infini, lui-même réceptacle de tous les possibles et transposition de l’Absolu dans le relatif ? Comment Gide, issu du protestantisme sclérosé de son enfance et prisonnier de sa propre libération amoraliste, pouvait-il soupçonner l’existence de la gratuité de l’acte dans le « yoga de l’action », aux lieu et place de l’acte gratuit, ou celle de méthodes tantriques tirant la positivité du « mal » ? Et comment Valéry, prince de sophistique, (heureusement sauvé par la poésie), qui ne reconnaissait qu’à l’Europe cartésienne une pleine légitimité à l’existence, pouvait-il, du fond d’un narcissisme cérébralisé, comprendre que parvenir à une lucidité supérieure exige qu’on renonce au « mental » et au « moi » ? Alors que le christianisme s’était déjà vidé de sa substance ésotérique, que connaissaient au juste ces auteurs de la « spiritualité » prise en son sens de gnose [2] ? Le seul aspect positif des philosophies modernes ne réside sûrement pas dans le fait qu’elles ont sécrété le doute, la nausée et l’angoisse, précipité la « gigantesque dévaluation » que dénonce Gabriel Marcel ; il réside bien plutôt en ce que, aboutissant aux positions existentielles extrêmes, elles ont, comme l’a remarqué Heidegger, épuisé toutes les formulations et combinaisons possibles: impasse qui, si elle ne contraint pas la philosophie à mourir sur elle-même, peut la faire se relever pour une nouvelle aventure consistant, à partir du Néant, en une patiente reconquête de l’Existant, de l’Etre et du Sur-Etre, en parcourant, mais à rebours, les différentes étapes de la Réalité, tout en les exprimant dans un langage forcément différent, adapté, recréé.
Cette tentative de sauvetage nécessite le rejet de la quasi-totalité des systèmes établis ; et principalement, l’individualisme qui, par orgueil luciférien ou simple vanité, se prétend en mesure de trancher des plus hautes questions auxquelles ont répondu des esprits infiniment plus profonds, et préfère à la vérité l’originalité à tout prix ; — le naturalisme, qui nie l’existence de tout ce qui est au-dessus du plan instinctuel et phénoménal, parce que l’instrument intellectif qui le conduirait au-delà lui fait défaut ; — le relativisme, qui réduit toutes choses et les égalise sans égard à la variété des « ordres » et à la différence des « natures » ; — le nihilisme enfin, qui, en proclamant la mort des archétypes, entraîne celle de l’homme qui en est le porteur et le garant, lui impose en quelque sorte, ainsi qu’à la nature toute entière, comme une seconde Chute… A ce rejet des philosophies officielles s’ajoute naturellement celui de toutes les erreurs qu’elles sécrètent, auxquelles le temps finit par donner une patine d’authenticité, et la répétition, la consistance d’une réalité indiscutée. On citerait au moins l’Égalitarisme, dont personne ne songe en climat démagogique à discuter le bien-fondé, quand la biologie démontre l’inégalité des êtres dès l’instant de leur conception ; le Travail, qui érige en idéal exaltant la malédiction de Yahvé sur Adam, et la Technique, qui ne libère l’homme d’un côté que pour l’automatiser de l’autre ; l’Information, déformante et désinformante, grâce à tout un ensemble d’astuces et trucages journalistiques ; la Fraternité, qui prétend fonder des rapports d’affection entre des « frères » dont chacun est en lutte constante avec lui-même, et dont tous ne s’entendent que pour nier l’existence d’un Père commun ; l’Etat, qui organise et contrôle jusqu’à la vie privée d’individus réduits à n’être qu’abstractions interchangeables ; l’Homme enfin, devenu lui-même sa propre transcendance : — autant de mystiques qui ne sont que mystifications, de mythes majusculaires qui ne sont bouillons de culture du mensonge, ajoutent à la confusion, remplacent l’essentiel par le dérisoire, peuvent être à l’origine de fanatismes sanguinaires.
Ces systèmes et ces préjugés ne se maintiennent encore que parce qu’ils sont soutenus par des cadres administratifs puissants, imposés par des idéologies régnantes. Un jour viendra pourtant, après les catastrophes qu’ils préparent pour l’humanité, (qui en a l’avant-goût sur les lèvres), où les maîtres de la pensée contemporaine ne seront pas plus connus des nouvelles générations que ne le sont d’elles, aujourd’hui, les géants de la spiritualité universelle. Leurs maximes auront sombré dans la poussière d’effondrements qu’ils auront eux-mêmes suscités.
Dans un monde de plus de bon sens et de meilleure foi, où serait admise la pluralité des points de vue simultanés et complémentaires allant d’une moindre vérité à une vérité plus grande, il serait sans doute possible de retourner ces « idoles » pour en retrouver les « idées » sous-jacentes, de chercher le pôle positif qu’elles recèlent, dans la mesure où l’erreur absolue n’existe pas. On pourrait envisager par exemple de redécouvrir dans l’égalitarisme la perspective qui est celle de l’Islam à propos de l’égalité des hommes dans la mort et devant le Juge suprême ; extraire de l’individualisme la part d’unique et d’irremplaçable incluse en toute créature ; ou encore, infléchir la technologie dans un sens taoïste, en recourant à des structures légères, à des techniques douces, attentant le moins possible à l’ordre naturel [3]. Trop d’intérêts et de rivalités sont malheureusement en jeu pour qu’une telle attitude, saine en soi, puisse avoir un rôle transformateur.
Le remède par excellence, et probablement le seul, est la substitution aux systèmes incriminés des doctrines métaphysiques en tant que science des principes ontologiques universels. Les sources manifestées en sont l’ensemble des Ecritures sacrées, accompagnées de leurs interprétations et commentaires ésotériques qui en déploient le contenu caché, ainsi que les paroles des grands sages, « flambeaux de cristal » vivants qui, tout au long de l’histoire humaine, illustrent et réactualisent par le témoignage d’une expérience vécue les vérités principielles.
Le Connaissance véritable ne saurait être atteinte par la seule démarche dialectique, ou telle activité glandulaire du cerveau ! Elle ne peut l’être que par l’intuition intellective » débouchant sur l’évidence intérieure et objective ; elle est identification du connu et du connaissant. La Tradition est la transmission fidèle et ininterrompue, écrite, mais orale d’abord et secrète, de cette même Connaissance. D’origine supramentale, elle s’exprime à l’aide de symboles donnant lieu à des lectures multiples et concordantes, à travers des traités théoriques, des mythes, des apophtegmes, des dialogues, poèmes, histoires ou « légendes dorées » adaptés aux diverses sortes de mentalités et de sensibilités. C’est cet habitus symbolique et mythique qu’il s’agit de se redonner en commençant par se mettre humblement à l’étude de ces textes, ou de quelques-uns d’entre eux, s’imprégner de leur atmosphère, s’ouvrir à leur essence.
Au niveau macrocosmique, ils révéleront les plans de la réalité qui s’étendent de la « manifestation cosmique » aux différents plans supérieurs de l’Être (décrit dans ses attributs) et du Sur-Être (décrit apophatiquement); la doctrine du temps qualifié sur lequel reposent les cycles cosmiques ; la notion de l’Avatara qui se manifeste dans les phases cruciales du devenir humain pour restaurer sous d’autres formes la Révélation primordiale. Au niveau microcosmique, ils décriront l’homme dans ses différentes enveloppes physiques, mentales, psychiques et spirituelles, ainsi que les voies pratiques qui, par les « œuvres », la « gnose » ou la « dévotion », font aboutir à l’obtention des états supérieurs de l’être. Il serait aussi impossible qu’inutile d’embrasser la totalité de ces domaines. Mais tout chercheur en vient à découvrir peu à peu ce vers quoi l’inclinent de préférence les tendances de sa nature : symbolisme, kabbale, cosmologie, hermétisme, psychologie ou métaphysique ; et au niveau pratique, voies sèches ou voies humides.
Multiples, quoique étouffées par les instances officielles, sont les publications sérieuses concernant ces domaines. Nul n’a plus le droit de se plaindre de n’en être pas informé : le développement de ces aires de la connaissance est spectaculaire, fût-il marginal, au point de constituer un « signe des temps ». Non seulement les traductions des plus grands textes d’Orient et d’Occident, mais encore des travaux exhaustifs, dus aux meilleurs esprits, paraissent jusqu’à saturation sur les civilisations anciennes, les voyages initiatiques, les sciences sacrées, les structures des mythes, la signification des symboles, des rites et des rêves, l’imaginaire et l’imaginal, l’extatique et le numineux, les différentes techniques d’éveil, — toutes recherches correspondant à d’évidentes préoccupations chez un nombre croissant d’hommes déçus, inquiets ou refusant que leur être se laisse avoir. Nombreux sont les dispensateurs de l’indispensable formation. L’on pourrait, comme Quintilien songeant la bibliothèque de l’orateur, fournir une « bibliographie » idéale à tout candidat au changement de conscience. Nous ne la dresserons pas ici. Mais on s’accordera à penser que René Guénon reste un initiateur précieux pour la clarté de son exposé et la rigueur de sa doctrine. Il faut lui adjoindre son continuateur Frithjof Schuon, qui apparaît comme le fédérateur inspiré des traditions spirituelles. On doit à Jean Herbert la traduction des sages de l’Inde contemporaine ; à plusieurs autres, celle des Pères grecs et des maîtres de l’hésychasme.
Carl Gustav Jung a révélé l’application psychologique de l’Alchimie médiévale ; Mircea Eliade a donné une analyse péremptoire du Yoga ; Louis Massignon, Henry Corbin ont contribué à divulguer l’ésotérisme musulman, comme Marcel Granet, la pensée chinoise. Julius Evola a exploré le Bouddhisme du Grand Véhicule ; D.T. Suzuki apporte le Zen à l’Occident. Les noms de Scholem et de Lossky sont indissociables, l’un, du Hassidisme, l’autre, de l’Orthodoxie. Ce ne sont là que quelques noms, auxquels il faudrait en ajouter beaucoup d’autres… Contemporain d’un athéisme fondamental, il se pourrait fort que le XXème siècle apparaisse un jour comme aussi brillant, du point de vue diviniste, que le fut le XVIème siècle, du point de vue humaniste. Au fond de sa nuit, et peut-être à cause d’elle, quelque chose d’aussi vivant que la Renaissance se laisse distinguer, qui traduit l’incontestable désir d’une seconde Naissance. Un courant s’amorce, fondé sur l’interdisciplinarité universitaire, la création d’instituts pour l’exégèse et l’étude comparative des traditions, l’exploration des structures et de l’énergétique de l’être humain : — mouvement de renouvellement de la recherche anthropologique, sous l’éclairage des disciplines qui peuvent à divers titres se réclamer de la gnosis où s’harmonisent et se conjoignent les données de la Tradition ésotérique, des Sciences physiques et humaines, de l’intuition et du vécu personnels. Faut-il voir dans ce grouillement de l’esprit d’ultimes précautions prises, d’ultimes « provisions » en vue d’une longue hibernation de solitude et de souffrance ? Combien se décideront-ils à se porter en fin de compte à l’étude de ces disciplines, qui en obligeront certains à de déchirantes remises en question ?…. Ces interrogations ne nous regardent pas. Quels que soient les cassures ou les infléchissements de l’avenir, celui-ci « appartient, écrivait l’auteur des Considérations inactuelles, à ceux qui auront la mémoire la plus longue ». La remémorisation des sagesses dont les racines plongent de « l’autre côté de l’obscurité », est à la base même du retournement. Une telle attitude est la seule qui puisse faire tomber les reproches habituels adressés à la « religion », puisqu’elle l’étudie de l’intérieur, par-delà toutes les imageries, surcharges, limitations exclusivistes et contradictions inhérentes à l’exotérisme, par-delà tous les préjugés qui prédéterminent ou sous-tendent telle ou telle forme de société, de morale, de politique. Peut-on parler encore, il est vrai, de « religion » à ce niveau ?
Il semble que l’on se trouve dès lors ramené à l’état d' »avant le commencement » où, dans la parfaite cohésion du Tout, rien n’ait encore à « relier » ou à « être relié ».
Ce qui, au niveau théorique, correspond au rejet des systèmes réductionnistes et à leur remplacement par l’étude des doctrines traditionnelles, doit s’accompagner, au niveau pratique, d’un rejet symétrique des conditionnements modernes et d’une mise en pratique spirituelle.
A chacun de savoir prendre les mesures d’hygiène élémentaires qui s’imposent dans le vivre quotidien, de sorte que les influences négatives, distractions éclatées, sollicitations multiples, — sirènes ensorceleuses du monde contemporain, — empiètent le moins possible sur sa vie profonde, ne trouvent nulle fissure par où passer. Le bouddhisme enseigne que rien de ce qui est conditionné ne peut être réel. Ce qui vaut pour l’individualité humaine vaut pour le monde qui l’entoure, la façonne, l’investit. Il s’agit ici de rompre, sans regret ni atermoiement, avec des modes de vie, des manières d’être, des comportements-réflexes, des préjugés acquis dès l’enfance, et par là, indéracinables chez des êtres sans personnalité ; de maintenir sans y paraître une insularité protectrice et défensive, qui n’exclut pas toutefois les rencontres avec les compagnons de quête ; car dans ce domaine aussi, « il n’est pas bon que l’homme soit seul ». Ce n’est pas une des moindres ruses du Prince de ce monde, expert à organiser la massification dès lors qu’elle tue l’initiative, que d’empêcher en même temps, par tous les moyens, que se connaissent des individualités semblablement tournées vers les « secrets du Pôle »… Ce compagnonnage n’exclut pas la confrontation au désert intérieur, purification nécessaire qui ne doit qu’à elle-même le tout de ses effets.
Cette marge préventive à l’égard des conditionnements s’adjoint naturellement une pratique régulière, quotidienne : méditation, concentration, phases de silence mental durant lesquelles suspendre pensées, souvenirs, associations, ou les écarter d’un revers de prière ; invocation d’un Nom divin confiante, persévérante, créant un état de quiétude propice à l’éveil d’une conscience seconde ; — toutes voies que chacun, sans doute privé de l’aide du maître extérieur, aura à trouver par lui-même en vue de l’émergence d’un nescio quid qui permet de coopérer de nouveau avec les « dieux », active la mémoire des archétypes, éveille une dimension à la fois cruciale et universelle en ramenant à l’origine et renvoyant à l’ultime, en projetant vers l’extérieur et rassemblant à l’intérieur : point de départ de toute l’alchimie spirituelle qui fait vivre l’autre naissance, anticipe sur notre mort, identifie au Soi.
Un tel engagement s’accompagne de la réduction des actions inutiles, des besoins artificiels. Ce sera déjà gain d’énergie que de ne pas participer à la religion du rendement, à l’accélération, à l’agitation, de demeurer dans l' »œil » du cyclone sans être atteint par le délirium collectif, en se souvenant de ce que disait Tagore de la danse : « une méditation extatique au centre immobile du mouvement »… Que la profession exercée soit le déploiement de sa nature, l’épiphanie d’une vocation, contribue de ce fait à la réalisation intérieure. Les actions non indispensables ne font, quant à elles, que créer des nœuds, compliquer une vie en soi compliquée, déclencher des trains d’ondes karmiques aux conséquences éclatées, inattendues, inexorables. Toute vie se ritualise dès lors que les actes se font gestes conscients, ramenés à leur principe ; l’action y sera d’abord non-action, c’est-à-dire non pas absence d’action, mais action transparente, seulement lourde de son essence. On laissera là, de même, les vaines querelles qui brûlent inutilement un temps qui ne se rattrape pas, des forces vives qui se reconstituent moins vite qu’elles ne s’épuisent. On tirera les leçons qui s’imposent de tout ce qui se présente apparemment comme contraire ou hostile : maladie, désillusion, échec, contretemps, en y discernant la part positive qu’ils ne manquent sûrement pas de contenir. On admettra que la volonté du Destin n’est pas forcément la nôtre ; on épousera avec souplesse, diplomatie, et s’il le faut, dans un esprit de renoncement, ses verdicts, lesquels ne sont jamais totalement définitifs. On retrouvera les traces du divin dans l’activité artistique, dont les répercussions sont profondes sur celui qui s’y livre, l’art, — principalement la musique, qui véhicule moins des idées que des cellules vibratoires, est à ce titre plus « primordiale », — l’art étant tout désigné pour suggérer les confins de l’Ailleurs, les glacis de l’Absolu, et servir par-là de support à sa contemplation, pour peu qu’il transfigure les données brutes de la nature, en suggère le mystère à travers une délectation. On prendra pour sujet de méditation active, de rumination, certains axiomes au contenu presque inépuisable, aidant à la maturité et tissant dans la vie une atmosphère sapientielle. Citons : « Tout ce qui arrive à un homme lui ressemble » : formule indiquant que les vibrations constituant notre, état intérieur sont de nature à aimanter certains événements, à déterminer par là notre destinée [4] ; — « les êtres sont les héritiers de leurs actes »: formule complémentaire de la précédente, illustrant la loi du Karma qui, en faisant payer jusqu’au « dernier as », développe le sens des responsabilités, aide à prévoir les conséquences ; — « l’homme devient ce qu’il contemple » : autre formule incitant à veiller aux cadres de vie, à la nature des préoccupations habituelles ; car si l’homme influence le milieu où il vit, le milieu l’influence aussi en imprégnant de ses éléments souvent impondérables l’arrière-fond du regard dont nous ne sommes pas conscients.
Ces supports de réflexion intégrés au vécu introduisent à une plus précise connaissance de soi. La « science des humeurs » qu’est la psychologie aidera parallèlement à explorer les parties constitutives de la psyché, à prendre acte et conscience de ses contradictions internes, des tendances maîtresses ou diffuses qui divisent pour régner, à reconstruire ces constituants en les harmonisant, afin qu’aucune « fonction » ne domine exagérément les autres et ne fasse basculer dans la tentation névrotique. C’est seulement lorsqu’il aura eu révélation de ses nombreux « moi » et de leur tyrannie que le chercheur de Vérité pourra sans tricherie dire à Dieu : « Que soit faite ta volonté ! » ; seulement lorsqu’il aura pris mesure de ses petitesses et de ses médiocrités que la supplication : « Aie pitié de moi ! » révélera tout son sens ; seulement lorsqu’il aura atteint son individuation qu’il pourra véritablement sacrifier le « soi-même » au Soi. — Lente conversion dans le sens plénier du terme, où l’on se détournera d’abord de sa persona en tant qu’être social auquel on s’était identifié pour redevenir peu à peu la personnalité que l’on est réellement, s’unir réellement, et s’unir enfin à cette Personne qui n’est personne en tant que moi, mais l’Identité princesse, l’Entité transpersonnelle [5]. Conversion faite de métamorphoses successives, de tâtonnements, de doutes, de maturations secrètes, d’apparentes stagnations ; réponse à l’appel que le Divin adresse incessamment à chaque être humain ; trouvant par des modes de vie, d’ascèse, de prière adaptés à chacun le « lieu de Dieu », le noyau de l’être irréductible et éternel, le « Je » divin en nous, qui nous relie à nous, à tous les êtres de l’univers, à tous les univers et au « Jeu » divin lui-même; rétablissant la communication avec le Logos, la circulation des énergies divines en nous et autour de nous, faisant recouvrer l’Unité totale et indivisible en s’affranchissant des mensonges confortables et des illusions meurtrières, déchirer les « voiles » qui cachent la Réalité tout en nous liant à elle, s’ouvrir fervemment à la Grâce, fille de la Lumière incréée.
Travailler à se libérer n’est pas seulement réussir son incarnation, c’est aussi travailler à en libérer d’autres. Et par là, constituer peut-être l’amorce d’une « race du Cœur » qui ne puise pas dans le passé contre le présent, mais dans l’éternel pour le futur, une « race des Gardiens » sauvegardant, transmettant les valeurs essentielles ; face aux multitudes de l’endormissement grégaire, une escouade d' »Egrégores » entretenant le feu de l’éveil.
La pire menace n’est point dans la vitrification atomique, mais dans la désertification intérieure de l’humain, le lent oubli de toute transcendance, l’insensibilité au suprasensible, l’absence de tout vibrato métaphysique. Le salut viendra des « minorités créatrices » dont parle Toynbee. Ni confrérie cachée, ni communauté missionnée, ni chevalerie célestielle, mais simple rassemblement d’hommes de bonne volonté et de solide doctrine, capables d’offrir leurs services aux forces positives du vouloir cosmique, d’être les courroies de transmission du Divin, ses agents opératifs s’appliquant, loin de toute démesure et illuminisme, à déverrouiller la lumière… Effort insensé, peut-être folie aux yeux des hommes, que de retourner le temps, renverser en soi l’officielle logique des choses, pour fonder avec le « petit reste » une nova progenies, l’implanter au cœur de la désagrégation, inverser l’inversion, sans tomber dans le passéisme alourdi de nostalgies déformantes, non plus que dans le futurisme encombré de chimères dangereuses, mais en demeurant ferme au cœur de l’éternel Présent.
La famille intellectuelle semble être de plus en plus tenue à l’écart, supplantée par les clans politiques qui ont réquisitionné tous les devants de scène. Etre intellectuel équivaut de plus en plus à être un marginal, un rêveur, un utopiste, un inutile ; à moins qu’apparaissant comme un dérangeur, un éveilleur, l’intellectuel soit l’homme à dénoncer et à abattre. L’éloignement poli dans lequel sont tenus les derniers civilisés, le silence circonstancié dont on entoure leurs œuvres font qu’ils manquent dans les lieux où l’on aurait le plus besoin d’eux. Or, quelques-uns ont toujours tout fait pour empêcher que tout ne se défasse. Plus directement que d’autres, certains sont en contact avec les énergies psycho-mentales et spirituelles d’une source créatrice éternelle, reliés aux réserves millénaires et inépuisables d’une Sagesse supra-humaine, pourvus d’une plus grande maturité intérieure, d’un regard portant plus loin, qui leur permettent de mieux percevoir certains profils de l’avenir, de suivre plus longtemps le pointillé des conséquences, de détecter les dangers de « tentations » telles que la volonté de puissance, l’expansion immodérée, les richesses, le bonheur facile, l’usurpation divinisante. C’est vers de tels hommes que se doivent de regarder ceux qui souhaitent contribuer au passage d’un cycle à un autre. Tout homme est convié à cette tentative, pourvu seulement qu’à la dispersion extérieure, aux honneurs, aux hommages, il préfère une vie de concentration méditative, au sens littéral des textes et des événements, leurs sens symboliques lus « en abyme », à l’historicité des faits, le transhistorique, aux existentialismes réducteurs, l’essentialité, à la parole diverse, brillante mais contradictoire, le shabbath de la langue, le silence fondamental.
Si la cohorte de ceux qui cherchent à édifier un « cosmos » succédant au « chaos » s’accroît en nombre et se confirme en qualité, si le droit à l’existence leur est accordé, il ne fait point de doute que « l’Amour qui meut le soleil et les autres étoiles » leur répondra par son aide, effectuera le « renversement des pôles ». L’instauration de la Bassileia, divine en ces hommes se propagera nécessairement par contaminations successives à d’autres hommes. Sera peu à peu redécouvert un Absolu irréductible à toutes « preuves » rationnelles comme à toutes « contestations » scientistes ; immanent et transcendant ; ordonnateur de toutes choses, fondateur de leurs mesures et de leurs relations ; dégagé des arborescences figées du raisonnement.
Une mutation initiatique se produira. Mais dès maintenant et dans la nuit glacée d’une barbarie à visage infra-humain, le moindre geste sacrificiel, la moindre intention; désintéressée, la moindre pure invocation contribuent à faire de son auteur une « lampe vivante » allumée dans la niche du cœur. La moindre étincelle sera recueillie avec le respect qui entoure en période de disette les plus rares denrées, à partir de quoi reconstituer un incendie qui soit le seul contre-pouvoir à l’embrasement nucléaire. Car, dit Héraclite, « on échappera peut-être au feu sensible, mais il est impossible d’échapper au feu intelligible ».
Il y a le vent de l’Histoire, mais il y a le souffle de l’Esprit. Le vent de l’Histoire procède par chutes successives dans toujours plus de pesanteur; le souffle de l’Esprit n’a pas l’air d’y toucher. L’un bave sa haine, jette des clameurs, dresse des remparts de poings ; l’autre s’efface, rase les murs, lit partout son avis de poursuite. Le vent de l’Histoire impose sa présence à coups de canon ; le souffle de l’Esprit se contente d’être Esprit. Et il est celui qu’on ne tuera pas. Il se confond avec ces brises légères dont seule l’inclinaison des blés trahit par instants la présence. Subtil, il échappe à tous les filets ; silencieux, à tous les baillons. Il est celui qui prédit en pardonnant au soldat qui le met en joue: « Toi aussi, un jour, tu seras Bouddha »…
[1] On pourrait citer ici le mot de Chesterton : « Le fou n’est pas l’homme qui a perdu la raison, mais celui qui n’a gardé qu’elle ».
Pascal, de même, dénonce les deux excès contraires : « exclure la raison, n’admettre que la raison ».
[2] On doit à Gide cette justice que, découvrant sur le tard les livres de R. Guénon, il eut l’honnêteté d’avouer dans son Journal de 1943 que ces livres étaient irréfutables. « Que serait-il advenu de moi si j’avais rencontré ceux-ci au temps de ma jeunesse ?… »
[3] Cette interprétation parle haut de certains concepts a été proposée par Shrî Aurobindo dans l’Idéal de l’Unité humaine, in fine, à partir de la triade républicaine et maçonnique : « Liberté, Egalité, Fraternité ».
[4] Si cette loi paraît irrecevable dans le cas de malheurs survenant à des innocents, on n’oubliera pas que nous n’arrivons pas totalement vierges à l’existence, qu’au karma individuel peut se surimposer le karma collectif, et qu’enfin, ce que nous jugeons comme manifestation du « mal » n’est pas semblablement estimé in divinis.
[5] Quand Polyphème (« Parole nombreuse ») demande à Ulysse qui il est, il s’entend répondre Outis, « Personne ». Pour le Cyclope, dont l’opacité monoculaire, — caricature du troisième Œil, — conduit au littéralisme, « Personne » est une personne : il confère l’être au néant, confond l’être et le nom. Pour Ulysse, « Personne » n’est personne ; et tout en s’identifiant à ce non-être par sacrifice du moi, il symbolise le Moi suprême, enfoui dans la laine protectrice qui le dissimule au profane, comme le jivâtma l’est au cœur du cœur, seulement visible et nommable pour qui, se connaissant soi-même, est devenu ce qu’il est.