Maurice Auroux
Moi et l'autre

Lorsque l’individu ne peut identifier l’Autre à lui-même, et si la situation dans laquelle il se trouve ne présente de risque ni pour sa vie ni pour ce qu’il croit être, il tend à s’identifier à l’Autre. Cette petite fuite est vraisemblablement un des facteurs de la mode ; sorte de soumission au groupe, elle aboutit à une neutralisation des tensions dans la mesure où les individus, s’assimilant les uns aux autres, finissent par acquérir une ressemblance qui sécurise chacun.

(Extrait de Maurice Auroux – L’ambiguïté Humaine. 1984)

Maurice Auroux est professeur honoraire de médecine à l’Université Paris-Sud. Son livre L’ambiguïté humaine est constitué de deux parties. La première est plutôt scientifique et traite des deux cerveaux. L’auteur écrit :

« Nous sommes un monstre à deux têtes, c’est une chose évidente du seul point de vue des structures. Dans notre crâne, il y a non seulement ce qui nous caractérise, le cerveau de la conscience, mais aussi toute la mécanique que nous a léguée l’évolution et qui nous fait vivre au sens végétatif et comportemental du mot comme elle faisait vivre, d’une vie machinale, les êtres sans conscience qui nous ont précédés. C’est le cerveau de la conservation, le cerveau machine. Dans les troncs d’arbres, les anneaux les plus récents entourent les plus anciens. Ainsi de nos cerveaux : le nouveau enfouit l’ancien sous ses replis. »

La 2e partie est sur le comportement. L’auteur écrit : « Si la motivation des comportements pose des problèmes déroutants chez l’homme c’est parce que, nous l’avons vu, notre nouveau cerveau est relativement indéterminé, disponible. Chez les animaux plus simples, ces problèmes sont assez bien résolus par la théorie de l’homéostasie (du latin homoeo : semblable, et status : état, position), née des idées de Claude Bernard et de Cannon : un état d’équilibre optimum règne dans l’organisme et tout écart engendre une réponse qui tend à rétablir cet équilibre. Cela se vérifie dans beaucoup des situations de la vie physique, comme la faim et la sexualité, qui aboutissent à des comportements régulateurs. Passer de cette vie à la vie mentale présentait une certaine difficulté mais la notion de tension, c’est-à-dire de déséquilibre, et celle de la réduction de cette tension, c’est-à-dire de retour à l’équilibre, semblait être une bonne passerelle. C’est d’ailleurs dans cette perspective que se situe la conception freudienne de la recherche du plaisir, lequel est alors considéré comme une réduction de tension. Ce modèle est cependant insuffisant. En effet, les animaux supérieurs peuvent agir non pour mettre fin à un état désagréable mais, comme le font remarquer J. Nuttin et R. Chauvin, pour accéder à la satisfaction : on peut apprendre à un rat l’autostimulation électrique de certains circuits cérébraux dits du plaisir, et l’animal en perd alors le boire et le manger pendant un certain temps; encore faut-il se demander, dans ce cas, s’il n’est pas normal que l’absence d’un plaisir connu soit ressentie comme un désagrément. Chez l’homme, la chose est encore plus  singulière : nous sommes évidemment tous à la recherche du plaisir, mais nous ne le trouvons parfois que dans la tension et, de ce point de vue, nous connaissons tous des amateurs d’émotions fortes. C’est sans doute pour cela que l’hypothèse très générale de Hull dans laquelle le but des conduites est d’assurer la survie de l’individu et la perpétuation de l’espèce, trouve ses limites en ce qui nous concerne : l’homme est en effet capable de se suicider et d’arrêter volontairement de se reproduire. Il faut donc aller plus loin et concevoir, comme l’a fait Le NY, que les conduites humaines ne sont pas seulement déterminées par des conditions préexistantes, bénéfiques ou néfastes, mais aussi par des conditions prévisibles : outre le milieu, celles-ci font intervenir l’imagination et la culture, qui sont alors susceptibles d’engendrer un projet. Comment, cependant, interpréter le projet de se détruire? Pour rendre compte de la totalité des comportements humains, jusqu’au suicide, il semble qu’il faille faire un pas de plus : il faut arriver à la notion de conservation mentale laquelle, bien que dérivée de la conservation physique, possède des caractères propres. Les moyens de cette conservation, retrait et affirmation de soi, dérivent aussi des réflexes physiques, fuite et agressivité. Mais du fait de l’indétermination et des fluctuations de notre nouveau cerveau, les formes de la conservation mentale peuvent être extraordinairement variées, plus ou moins probables, contradictoires, paradoxales, imprévisibles, modifiées par la conscience et la volonté. Bien sûr, une telle conception est difficilement vérifiable par une expérience organisée puisque l’homme est en cause et que l’on vient de dire qu’il est, en quelque sorte, insaisissable. Dans cette mesure, on retombe donc sur l’écueil dont parle Reuchlin à propos de « l’appareil psychique » freudien : la difficulté d’une vérification expérimentale. Pourtant, si l’on associe ce qu’on sait des structures cérébrales, de leur développement et de leurs fonctions à ce qu’apporte l’examen clinique des relations humaines, on peut accepter le concept de conservation mentale. Cet examen clinique, nous allons maintenant essayer de le faire, en soulignant qu’il est à la portée de tout le monde car il concerne notre vie quotidienne avec ce que cela comporte, parfois, de caricatural. A partir de là, les réflexions des uns et des autres peuvent être  différentes et soulever des problèmes. Mais les problèmes tiennent moins souvent à l’idée débattue qu’à ceux qui la débattent. L’Autre est ainsi au centre de la situation : c’est donc par lui que nous commencerons.« 

Qui de nous n’a pas agi selon les lignes de cet extrait de la 2e partie, dont le titre est de 3e Millénaire ?

LA VIE QUOTIDIENNE

La vie quotidienne est engluée dans l’affirmation de soi ou s’escamote dans le retrait, car nos rapports avec l’Autre sont, on vient de le voir, de nature essentiellement conservatoire. On dit par exemple que le sport n’est qu’un jeu. Mais l’affirmation de l’Un s’y heurtant sans fard à l’affirmation de l’Autre, les affrontements sont souvent acharnés et, quelquefois, meurtriers. La conscience de la relativité des choses s’estompe, la réflexion s’amenuise jusqu’à ne plus servir qu’au combat. Il s’agit de vaincre, devant soi, devant l’Autre, devant les autres et l’instinct conservatoire est sans cesse en éveil ; mais il peut aussi conduire à l’abandon devant un adversaire plus fort. Les compétitions, les concours et les choses de la vie qui sont concurrentielles correspondent à cette situation.

Sur ce champ de bataille, il existe des comportements que la société honore car ils peuvent avoir une valeur conservatoire collective comme, par exemple, le courage et le dévouement. Mais si l’individu cherche souvent à se parer de telles qualités, il tend avant tout à préserver son moi : il court après la puissance et les honneurs, il succombe à l’envie, la mauvaise foi et le bavardage, il ignore les conseils, suit la mode, défend sa liberté, s’échappe dans le rêve et poursuit le bonheur.

UN MULTIPLE DE L’AFFIRMATION DE SOI :

L’APPÉTIT DE PUISSANCE

L’appétit de puissance est une amplification de l’affirmation de soi. Si celle-ci peut se satisfaire sur un ou quelques individus, il faut le nombre à l’appétit de puissance. En outre, si la première se contente d’un accord, le second exige la soumission. Mais il s’agit toujours, finalement, de la forme néocorticalisée de l’agressivité, c’est-à-dire d’une modalité conservatoire.

Dans cette mesure on peut se demander, comme l’avait déjà fait Adler, si ceux qui sont avides de puissance n’ont pas comme trait commun d’être anormalement sensibles à la menace des autres : Staline et Hitler, par exemple, étaient d’une rare méfiance. Mais l’appétit de puissance ordinaire ne revêt heureusement pas l’ampleur des deux cas précédents et, dans la vie courante, les gros mangeurs ne sont tout de même pas des ogres.

Comme on l’a vu plus haut, la conservation des uns est socialement liée à la conservation des autres : des appétits de puissance distincts mais complémentaires peuvent alors s’exprimer sous la forme d’un compromis illustrant bien l’interdépendance des individus. Par exemple, la victoire ou la défaite d’un géant peut dépendre d’un nain qu’il faut persuader, contraindre ou acheter. L’histoire et la vie quotidienne montrent que l’achat est une solution fréquemment employée. Le géant qui achète trouve le moyen de se conserver et le nain acheté a l’illusion de grandir : il est plus riche, plus puissant, il se conserve mieux dans son monde de nains. Or on est toujours le nain de quelqu’un et l’espoir de grandir est une des soupapes d’échappement de notre instinct conservatoire; c’est sans doute pour cela qu’aucune société humaine ne peut vivre sans un minimum de corruption.

Il existe des appétits d’un autre style. Je connais des professeurs qui cherchent la puissance, même s’ils ne démontrent qu’un appétit d’oiseau. Le professeur sait et ses élèves ne savent pas ; il est donc plus puissant qu’eux et ceci d’autant plus que ce qu’il sait est difficile à comprendre. S’il n’est pas conscient de cette position ou si, lucide, il n’y tient pas, dépasse le niveau d’un simple réservoir de connaissances et n’a pas peur de l’Autre, il s’efforcera d’être simple et clair, son confort consistant à se faire bien entendre. Si, au contraire, il a l’impression de céder une part de lui-même à des gens qu’au fond il redoute, il pourra rechercher la puissance : il donnera à son cours une allure initiatique et, pour accroître son ascendant, il emploiera un langage ésotérique. Il est assez facile d’en imposer à un amphithéâtre en couvrant le tableau de formules compliquées, l’air sûr de soi. Je m’y suis amusé : ça marche la plupart du temps et, bravant le risque de paraître idiot, rares sont ceux qui lèvent le doigt pour dire, qu’honnêtement, ils ne comprennent rien; quelques-uns, heureusement pour eux, somnolent. Mais beaucoup trop sont impressionnés, voire admiratifs comme M. Jourdain devant Diafoirus.

C’est là que se situe le point intéressant des relations quotidiennes, banales. Lorsque, grâce à une certaine connaissance, on peut apparaître comme un spécialiste, les discours que l’on fait sont en général acceptés sans discussion, même s’ils ne sont pas toujours très compréhensibles. Poser des questions consiste en effet à remettre si peu que ce soit l’autorité du Professeur en cause, à modifier l’équilibre tacitement établi, c’est-à-dire à prendre sa part de responsabilités : ce n’est pas, on le sait, une attitude fréquente. D’où l’assurance facile du spécialiste; d’où les diverses petites puissances qui s’établissent dans la cité et règnent sur des groupes qui se conservent en gardant le silence. Si un jour, chacun, au moins à son niveau et dans sa compétence, n’admet plus ce qu’il ne comprend pas, on aura là le symptôme d’un changement : le néocortex aura pris le pas sur le rhinencéphale.

LES HONNEURS

Être reconnu par le groupe, c’est l’épanouissement de l’affirmation de soi, la sédation de l’inquiétude vis-à-vis de l’Autre, qui vous fait révérence.

Les gens qui aiment beaucoup les honneurs ont sans doute besoin d’être rassurés. Si ceux qui les entourent ont quelque décoration, ils s’imaginent d’autant plus bas qu’ils croient les décorés plus haut. Dans la marée des Autres qui les submergent, la médaille est pour eux une bouée de sauvetage. Napoléon le savait ; n’étant encore que Premier consul, il inventa la Légion d’honneur pour mieux tenir les hommes : on les mène avec des hochets, disait-il. Ainsi, comme tous les livres d’histoire le racontent, cette décoration est née du mépris et de l’habileté; mais la peur de l’Autre assure son succès.

L’ENVIE

Chez l’envieux, la possession par l’Autre de ce à quoi il attache de l’importance et qu’il n’a pas, blesse sa personnalité d’une manière telle que son instinct de conservation est fortement stimulé.

L’envieux est mal à l’aise devant la voiture de son voisin, plus belle que la sienne. A ce problème exaspérant qui s’avive chaque fois que l’étincelante voiture sort du garage, trois solutions peuvent être apportées : deux dépendent de l’envieux, une lui échappe. Tout d’abord, il peut acheter la même voiture; mais, dans ce cas, il sent que ce n’est qu’un rattrapage, il redoute que l’autre n’en achète une plus belle encore et cette situation est inquiétante. Ensuite, il peut acheter une voiture plus éblouissante que celle de son voisin; cette solution est meilleure, mais il sent que le match peut se poursuivre et il est en permanence sur le qui-vive : la sensation d’insécurité et d’inconfort persiste. Ou bien, et c’est là l’éventualité qui échappe à l’envieux, le voisin, du fait des circonstances, doit s’acheter une voiture plus modeste. Alors, le match disparaît, l’effort n’est plus à faire : l’envieux n’a pas à aller vers les choses, ce sont les choses qui vont à lui et, ne sortant pas de lui-même, il devient le critère. C’est évidemment la solution la plus sécurisante et sa conservation mentale est tout à fait tranquille.

Ce type de situation joue un rôle vraisemblablement important dans les rapports sociaux.

LA MÉDISANCE ET LA MAUVAISE FOI

C’est sans doute parce qu’elles constituent le moyen le plus quotidiennement simple et efficace de s’affirmer par rapport à l’Autre, que la médisance et la mauvaise foi sont si répandues, si permanentes, si universelles.

Dans ces situations jacassantes où les langues remplissent tout, la médisance nous conforte : nous jugeons, nous devenons le critère et, dès lors, si nous ne pouvons assimiler l’Autre à nous, nous le rejetons; dans les deux cas, nous n’avons plus rien à craindre de lui. Lorsque quelqu’un partage notre avis, nos conceptions, nous le trouvons intelligent et sympathique : nous conservons ainsi ce que nous sommes, nous nous consolidons. Au contraire celui qui nous heurte, nous choque, nous contrarie ou nous contraint, bref celui qui nous entame, celui-là est jugé bête, même s’il a mille fois raison : il oublie le contexte… il exagère… il n’a pas saisi ce que je voulais dire… finalement il n’est pas très intéressant… et puis vous savez… enfin… Et, d’ergotages en sous-entendus, le sauvetage de soi-même aboutit souvent à traiter l’Autre d’imbécile, de malhonnête ou de vaniteux, ce qui n’est pas toujours vrai.

LES DÉBATS ET LES BAVARDS

La plupart des discours, discussions, échanges de vue de dîners, de salons ou de comptoirs ne contiennent rien et, du même coup, n’ont aucune influence sur quoi que ce soit. Quelle est donc la force qui pousse les gens à parler pour ne rien dire? Peut-être, face à l’Autre, la peur du silence : le discours devient alors un moyen de s’assurer qu’on existe, de s’affirmer. Le silence, dans un groupe, met en effet mal à l’aise. Certains ont même pallié la difficulté en instaurant la musique de fond.

Une fois le discours en route, l’attitude est beaucoup plus souvent musculaire que spirituelle. C’est ainsi que, dans les débats quotidiens, les résultats statistiques, les observations scientifiques bref, les faits, sont en général escamotés ou peu écoutés car, s’ils sont admis, les gens ne peuvent plus discuter c’est-à-dire faire valoir leur avis. Au café ou dans les salons, à la radio ou à la télévision, l’examen froid d’une situation est le plus souvent remplacé par la polémique. C’est pourquoi le technicien ou, d’une manière plus générale, celui qui sait de quoi il parle n’est pas entendu : la discussion ne serait plus possible. C’est le refus général des faits qui permet ainsi à la polémique de s’instaurer : tout un chacun peut alors, face à l’Autre, s’affirmer.

Les débats, ainsi, ressemblent à un combat. Plusieurs modalités sont possibles. Si l’assemblée est nombreuse, tout le monde poursuit son idée sans écouter le voisin, car écouter l’autre consiste à s’oublier et c’est difficile. A la fin, ceux qui se sentent bien sont ceux qui ont le plus parlé et qui pensent avoir imposé leurs vues. Ceux qui se sentent mal sont ceux qui voulaient parler et qui n’ont pas pu. Ceux qui se sont tus, qui estiment avoir appris quelque chose et qui se sentent bien tout de même sont vraisemblablement minoritaires.

Une autre situation est fréquemment rencontrée. Quelqu’un parle de quelque chose d’intéressant et qu’il connaît bien, par exemple un pays. Ce qui se passe alors est stéréotypé : le voyageur est interrompu par un des auditeurs qui raconte qu’un de ses amis a vu la même chose. Les mots percutent, giclent et s’entrechoquent, c’est un torrent. Et l’homme discourt sans fin sur ce qu’il n’a pas vu mais qu’on lui a dit, tandis que le témoin direct se tait maintenant, submergé par le bavard qui s’écoute et se montre, qui veut imposer sa marque et qui a peur qu’on ne l’entende pas.

Tout le monde cherche à se faire entendre, et tout est bon pour ça, même les traverses :

— Oh! vous savez, j’ai été bien malade…

— Et moi! oh que j’ai souffert!

— Pensez, je suis resté(e) trois mois à l’hôpital…

— D’ailleurs le docteur a dit qu’il n’avait jamais vu ça…

LA MODE

Si vous êtes tout nu au milieu de gens en smoking, vous ne serez pas à l’aise. Mais si vous êtes en smoking au milieu de gens tout nus, vous ne serez pas à l’aise non plus.

Lorsque l’individu ne peut identifier l’Autre à lui-même, et si la situation dans laquelle il se trouve ne présente de risque ni pour sa vie ni pour ce qu’il croit être, il tend à s’identifier à l’Autre. Cette petite fuite est vraisemblablement un des facteurs de la mode ; sorte de soumission au groupe, elle aboutit à une neutralisation des tensions dans la mesure où les individus, s’assimilant les uns aux autres, finissent par acquérir une ressemblance qui sécurise chacun. L’individu possédant les signes de reconnaissance, ceux des modes physiques par exemple, ses appréhensions sociales seront diminuées par un blouson de cuir ou une jupe fendue, si les temps sont à de tels vêtements. Dans le sens opposé, celui de l’affirmation de soi, être à la dernière mode constitue pour certains le moyen d’exister au milieu des autres. Les marchands le savent bien, qui utilisent l’excentricité de quelques-uns pour entraîner la masse.

Tout cela concerne aussi bien les modes vestimentaires que les modes intellectuelles. Seuls les véritables originaux sont en dehors de la mode : désirant sincèrement vivre comme tout le monde, ils n’y arrivent pas; ils sont presque toujours rejetés par le groupe, qui ne se sent pas à l’aise avec eux.

L’ENNUI

Cette impression de vide et de lassitude, liée au désœuvrement et à l’uniformité ou à ce qui peut paraître tel, succède souvent à l’impossibilité d’assouvir des désirs plus ou moins confus. Ceux-ci sont peut-être liés au degré d’instabilité néocorticale de chaque individu (cf. « La Thermodynamique et les deux cerveaux »). Si l’instabilité est élevée, le besoin de changement est grand et le milieu doit alors permettre d’assouvir ce besoin; s’il ne le permet pas, un malaise apparaît, qui alerte la conservation. Certains sont plus enclins à l’ennui que d’autres et les personnalités jouent ici leur rôle. Mais, quels que soient les facteurs en cause, internes et externes, lorsque l’ennui s’installe les repères classiques n’existent plus, les critères moraux s’estompent, le désenchantement rend gris ce que l’on voyait bleu. C’est une sorte de désinsertion au cours de laquelle l’idée que l’on a de soi devient flottante et floue ; une lente dilution de la personnalité peut, dans certains cas aigus et pathologiques, conduire à la désespérance et au suicide par un mécanisme conservatoire paradoxal qu’on a déjà envisagé. Cependant, la plupart du temps, il ne s’agit que d’un malaise. Certains, conscients qu’il leur faut changer d’air sortent, voient du monde et cherchent à se réinsérer. Mais d’autres, pour s’extraire d’un ennui profond qu’ils ne supportent plus et ressentent comme une menace, peuvent devenir violents. D’où des attaques, des bagarres et des crimes et, si les groupes sont concernés, des bandes et même quelquefois de petites révolutions : Mai 68 fut sans doute de celles-là.

L’ennui naît donc de l’absence de but, de la stagnation et, comme disait Hondar de la Motte, de l’uniformité. C’est ici que la mode, à l’échelon de la vie quotidienne et, bien sûr, dans certaines limites, joue son rôle de soupape de sûreté. D’une part le groupe engendre des fluctuations qui sous-tendent un changement satisfaisant chacun ; d’autre part, ce changement étant collectif, il ne modifie pas l’équilibre qui existait entre les individus et contribue toujours à neutraliser les tensions qui résultent de leurs différences : ils vivent une petite aventure tranquille. La mode, réponse modeste mais journalière à l’ennui, apparaît ainsi comme un facteur de conservation.

LA DIFFICULTÉ DE COMMUNIQUER

Ce que nous disons, même dans les meilleures intentions du monde, a pour nous une certaine signification liée, de près ou de loin, à notre conservation. Mais notre discours tombe dans l’espace conservatoire d’autrui, qui n’est évidemment pas le nôtre. Les mots que nous employons peuvent ainsi prendre, pour les autres, une signification différente de celle que nous leur donnons : d’où la difficulté de communiquer, les malentendus, les incompréhensions et la fréquence des arrière-pensées qui se glissent dans les conversations les plus amicales. La signification de ce qui est dit dépend donc beaucoup de la manière dont le discours est reçu ; corrélativement, elle dépend de la manière dont il est fait : le plus franc peut ainsi devenir suspect et le plus fourbe, qui s’ingénie à endormir les méfiances, le plus sûr des confidents.

Ces relations conservatoires entre le discours de l’Un et l’écoute de l’Autre affectent également la transmission de l’expérience individuelle.

L’INTRANSMISSIBILITÉ DE L’EXPÉRIENCE

Dans la vie courante vous vous rendez souvent compte, après coup, que vous auriez dû suivre le conseil qu’on vous avait donné. Mais si vous vous trouvez le lendemain dans une situation où vous avez le choix entre suivre un autre conseil et en faire à votre tête, il y a fort à parier que vous n’en ferez qu’à votre tête. Tant il est vrai qu’on ne connaît vraiment que ce qu’on a vécu : on ne peut pas vivre théoriquement. Or, suivre un conseil sans avoir éprouvé soi-même les difficultés, concrètement, et aller peut-être ainsi contre le sentiment que l’on a des choses, implique de s’en remettre à l’Autre ; c’est accepter de fermer les yeux et de se laisser guider dans son univers, monde inconnu et désincarné, monde étranger et dès lors étrange. Cela stimule nécessairement l’instinct conservatoire. De plus, accepter l’expérience d’un Autre, c’est aussi accepter de se rétrécir, accepter une domination : c’est l’affirmation de soi qui baisse la tête. Or le conseilleur prend la plupart du temps une attitude dominatrice qui accroît les tensions : moi, je sais, et si tu ne m’écoutes pas, tu cours à la catastrophe. La manière de transmettre compte ainsi beaucoup et si les conseils étaient donnés discrètement, avec finesse et subtilité, peut-être seraient-ils mieux reçus. Malheureusement, la raison qui pousse ceux qui les donnent et rend sourds ceux qui les ignorent est la même : l’affirmation de soi. L’expérience scientifique et technique est relativement mieux transmise, bien qu’on ait assisté à de rudes batailles dans les académies, parce qu’elle est plus neutre, froide et objective ; elle concerne des outils qui sont fréquemment perçus comme immédiatement avantageux : la brouette d’Archimède est universellement appréciée. Mais l’expérience de la vie, des rapports humains, est intransmissible parce que dans ce domaine, suivre un conseil, c’est accepter l’Autre en soi. C’est sans doute pourquoi l’Histoire est un perpétuel recommencement.

LA LIBERTÉ

Magnifiée, glorifiée, idéalisée par le néocortex la liberté n’est au fond, pour chacun, que la possibilité maximum de satisfaire ses tendances, c’est-à-dire de ne pas solliciter son instinct conservatoire. Une preuve en est que certains passionnés de l’automobile considèrent l’alcootest fait au hasard comme une atteinte à la liberté individuelle, ce qui implique ipso facto que, pour eux, l’augmentation des risques de tuer l’Autre fait partie de la liberté de chacun. A ce propos, il faut remarquer que la liberté dont on parle, en général, est celle dont on dispose par rapport à l’Autre. Le fait de subir la chaleur et le froid, le jour et la nuit ou de ne pas supporter la mayonnaise alors qu’on l’aime beaucoup peut être perçu comme une gêne, mais jamais comme une atteinte à la liberté telle que celle que certains éprouvent quand ils sont pris dans un embouteillage; seul, l’Autre est ressenti comme un concurrent : il y a là des êtres de même nature, dont la rivalité résulte d’une identité de tendances.

Comme on l’a vu plus haut il s’établit, bon gré mal gré, un relatif équilibre entre les tendances des différents individus du groupe, la conservation de chacun dépendant plus ou moins de la manière dont il tolère les autres. Si l’on représente l’individu libre par un cercle, la vie en société aboutit à transformer les individus en hexagone, tassés les uns contre les autres. Chacun peut retrouver une liberté, mais le cercle est alors à l’intérieur de l’hexagone, c’est-à-dire à l’intérieur de soi-même. C’est un peu la liberté dans la discipline et c’est, sûrement, une liberté plus néocorticale que rhinencéphalique. Le vieux cerveau ne se laissant pas faire, certains hexagones tentent, brutalement ou sournoisement, de refaire leur cercle vers l’extérieur, mais cela ne va pas sans heurt. Dans ces conditions, ceux qui sont vraiment libres sont les individus en marge, c’est-à-dire qui n’ont pas affaire aux autres et qui peuvent se passer d’eux : l’ermite. Ceux dont le pouvoir est absolu et qui, de ce fait, pourraient paraître libres, ne le sont pas réellement car ils doivent lutter pour conserver leur trône.

En confondant satisfaction des appétits et liberté, on entre dans un système où l’on se condamne à voir sa propre liberté limitée par l’appétit d’autrui. Cette liberté au premier degré, qui correspond à la conservation brute, cédera peut-être le pas, un jour, à une liberté néocorticale, liberté de l’individu qui a dominé son rhinencéphale, qui n’a plus peur de l’Autre et qui est heureux spirituellement dans son groupe. C’est peut-être une question d’évolution.

LE RÊVE

Dans cette situation de liberté relative, tous les désirs inassouvis, toutes les affirmations de soi refoulées stimulent l’instinct conservatoire. Celui-ci peut, dans les cas les plus graves, submerger le néocortex et dévier l’esprit vers la névrose, ou conduire l’individu à l’alcool ou à la drogue.

Or, si la plupart des gens éprouvent des difficultés avec les autres, tout le monde n’est pas névrosé, ni alcoolique. Il existe en effet chez chacun une porte de sortie néocorticale assez banale, quotidienne : l’imaginaire. On se voit dans la voiture du patron, on réduit en miettes un collègue énervant mais deux fois plus lourd que vous, on s’étend sur le sable tiède des plages du Pacifique avec un garçon beaucoup plus séduisant que celui qui vous a laissée tomber, on aura un jour un manteau de fourrure plus beau que celui de la crémière, on partira en avion, en bateau ou en Rolls… on sera… on aura… on verra… et ils verront!

Bien sûr, si votre vie n’est plus meublée que par ces rêves, il y a de fortes chances pour que vous ayez très vite besoin d’un psychiatre ou d’un psychanalyste, qui les appelleront fantasmes. Mais s’ils surviennent de temps à autre, ils constitueront une bonne soupape d’échappement qui vous rendra, comme à beaucoup, la conservation plus facile c’est-à-dire la vie plus supportable.

Ce rêve qui franchit l’impossible, c’est l’espoir. Parade néocorticale aux contretemps de la conservation, l’espoir fait partie du bonheur.

LE BONHEUR

En dehors des cas particuliers où la mort est ressentie comme une délivrance par ceux qui vont mourir — les grands vieillards pleins de lassitude, les malades qui n’en peuvent plus, les désespérés qui se suicident… — elle est en général considérée comme le plus grand des malheurs. Relativement à la conservation, on peut donc dire qu’échapper à la mort est un bonheur absolu. C’est un peu le sentiment qu’ont tous ceux qui, sachant leur fin prochaine, en réchappent : le condamné à mort qui est libéré, le malade qui se croyait perdu et qui guérit, le parachutiste dont le parachute ne s’ouvre pas et qui se retrouve indemne au centre d’une meule de foin, etc. Ils voient, au moins pendant un certain temps, la vie d’un autre œil. Ils sont totalement heureux.

Voilà des situations extrêmes où l’on passe de 0 à 100 % de bonheur. Elles permettent de se demander si une des composantes nécessaires de ce bonheur n’est pas liée au sentiment d’accroître sa conservation, qu’elle soit vitale, affective ou intellectuelle. Il s’agirait donc là d’un état relatif, ce que l’expérience quotidienne démontre simplement. Le malheur serait, à l’inverse, lié à un sentiment de diminution de la conservation, ce qui est aussi un état relatif.

C’est ici qu’intervient l’espoir. Par rapport au bonheur et sans dramatiser, nous sommes dans une jungle sombre, profonde, en quête d’un petit bout de ciel. Certains s’allongent, se disant qu’un jour ou l’autre ils le verront bien passer; d’autres s’agitent et taillent dans tous les sens à la recherche d’une clairière. Tous, ils espèrent. Le bonheur apparaît quand ils approchent du but et éclate quand ils viennent de l’atteindre. Avant, ils sont dans une sorte d’état de manque car leurs aspirations profondes ne se réalisent pas; l’incertitude, l’inquiétude, l’insécurité qu’ils en ressentent stimulent leur instinct conservatoire et chacun d’eux réagit selon sa personnalité en espérant que cela cesse. Classiquement, les premiers de ces états correspondraient au plaisir alimentaire qui, chez le petit enfant, succède à la faim ou à celui que lui procure la défécation succédant à la colique.

Le bonheur paraît donc inclure une composante rhinencéphalique dans la mesure où il résulte d’une sédation de l’émotion conservatoire; mais c’est évidemment la conscience, néocorticale, qu’on a de cette sédation qui correspond au bonheur lui-même ou, et c’est l’espoir, à sa possibilité. Les relais qu’empruntent les facteurs sédatifs sont également néocorticaux : on peut être heureux dans la science ou l’art, aussi bien que dans l’amour et l’aventure ; la qualité des choses est sans doute différente mais l’aboutissement paraît toujours le même : la personnalité se trouve dans une telle harmonie avec l’environnement qu’elle s’épanouit sans entrave et baigne dans un confort total ou presque. Elle oublie le reste.

Il s’agit là d’un processus général intéressant les différents aspects du bonheur, celui-ci traduisant toujours, relativement à la personnalité, le passage d’une difficulté à une facilité, d’un déséquilibre à un équilibre, d’un certain degré de désordre à un certain degré d’ordre : le passage, finalement, d’un niveau de conservation ou de confort inférieur à un niveau supérieur. Cela concerne même les situations les plus apparemment calmes et sereines. Si, par exemple, alors que je me sens bien, l’audition d’une symphonie vient me procurer un plaisir tel que je ne suis plus habité que par la musique, que je m’y intègre totalement, j’éprouve un bonheur qui constitue, par rapport au simple sentiment de bien-être précédent, un état de confort supérieur de ma personnalité. La vue de l’être aimé pourrait déclencher le même processus.

Cet état, cependant, est éphémère : la même musique ressassée, même si elle est sublime, ne séduit plus et la même aventure, revécue, n’est plus une aventure. Notre instabilité néocorticale est en effet permanente (cf. « La Thermodynamique et les deux cerveaux ») et nos aspirations, de ce fait, variables. Chaque modification de notre nouveau cerveau remet ainsi en cause l’état conservatoire précédent et tout est à recommencer à partir de circonstances nouvelles, lesquelles s’accompagneront des passages, qui font le bonheur, d’un niveau de conservation inférieur à un niveau supérieur.

L’existence de ces oscillations expliquerait en outre que, chez l’homme, la stabilité n’engendre pas le bonheur mais l’ennui. A chacun cependant, son oscillation : les creux de dix mètres et les vaguelettes ne satisfont pas les mêmes individus. Les uns trouvent le bonheur dans la tempête; les autres, effrayés par les situations trop intenses et les risques qu’elles impliquent, trouvent le leur dans la tranquillité, c’est-à-dire dans une succession d’équilibres et de déséquilibres de faible amplitude. Ainsi va-t-on du bonheur succédant à la foi perdue puis retrouvée, au bonheur succédant à une émission de télévision manquée et redonnée.

Dans ces conditions, la quête du bonheur ne peut qu’être incessante avec, en arrière-plan, la perspective de petits ou de grands malheurs : le bonheur est fragile et relatif, ce que la sagesse populaire sait depuis longtemps.

L’OUBLI DE SOI

Peut-on envisager que, dans certaines circonstances, le néocortex se dissocie des structures conservatoires, n’envoie vers elles aucune information ou même des messages sédatifs? Il est des situations où l’on s’oublie presque complètement, où l’affirmation de soi et la crainte se dissolvent comme une goutte de vin dans l’eau. L’orgasme qui nous déstructure, les grandes  émotions artistiques ou les grands intérêts intellectuels qui remplissent totalement notre être pendant un moment, anesthésient notre moi. Nous oublions alors ce que nous sommes ou voulons paraître, nous oublions les autres, nous ne touchons plus terre. Nous entrons dans un état de conservation quasi absolue dans la mesure où, étant très satisfaits, l’excitation de notre système conservatoire avoisine le zéro. Toute agressivité et toute fuite disparaissent, l’affirmation de soi et le retrait avec. Nous venons de voir que cela faisait peut-être partie du bonheur.

Dans cette perspective, le rire est un phénomène intéressant. Lorsque l’on rit de bon cœur, l’esprit n’est plus occupé que par l’objet de l’hilarité; cela est fugace mais, pendant un temps, toute autre chose s’efface, toute alarme disparaît. Il s’agit d’une déconnexion de notre conscience d’avec ce qui l’entoure, hormis la cause du rire et nous atteignons, là aussi, un degré de conservation très élevé, une quiétude presque parfaite dont la vertu sédative est remarquable.

LE COURAGE

Dans les situations que je viens d’évoquer, le comportement n’est pas actif : l’individu reçoit du milieu des informations telles qu’il s’oublie. Plus rare est l’oubli de soi volontaire et lucide, c’est-à-dire le courage.

Celui qui, malgré sa culture, ses croyances, ses habitudes, ses références et son confort, finalement malgré lui et face aux autres, s’incline devant les faits, celui-là possède un fameux néocortex. Le colonel Von Stauffenberg qui réalisa qu’il fallait tuer Hitler et fut exécuté le soir même du jour où il faillit réussir ; de Gaulle, élevé et mûri dans une France impériale, mais analysant les équilibres mondiaux et rendant leur liberté aux pays de l’empire au péril de sa vie et de ce qu’il était ; Soljenitsyne et Sakharov, parias volontaires d’une Russie inhumaine qui ne demandait pourtant, s’ils avaient courbé l’échine, qu’à faire leur fortune, témoignent de l’existence de la lucidité. C’est que, pour une fois, l’analyse a précédé le comportement; ensuite  chacun a lutté selon, bien sûr, sa propre sphère conservatoire, mais seulement ensuite. Ainsi, c’est lorsqu’il s’écarte de lui-même que l’homme, jugeant les situations malgré le danger, fait preuve de courage. Comme le remarquait Valéry, le courage représente alors la forme ultime de l’intelligence, il est l’expression même du néocortex. Mais sommes-nous ici dans la vie quotidienne? L’homme qui réfléchit paraît souvent froid aux autres : les troupes du « y’a qu’à » ne saisissent pas facilement cette attitude qui les énerve ; jusqu’au bord du précipice, elles préfèrent l’incohérence, verbeuse, fraternelle et aveugle. L’homme de caractère est un étranger qu’on ne tolère que lorsqu’on tombe.