Albert Jacquard
Naissance d’un homme, naissance d’une promesse

Tout est donc dit dès le départ ? Certes, tout au moins pour ce qui résulte directement des réactions chimiques qui se déroulent en nous. La naissance, la sortie du sein maternel protecteur, n’est qu’un épisode parmi d’autres, lui-même provoqué par des mécanismes étroitement commandés par le patrimoine génétique de l’enfant et par celui de la mère. Le fœtus devient bébé, comme la larve devient papillon ; il change d’apparence, il se métamorphose, mais il reste dépositaire des mêmes secrets, il garde la même définition biologique de lui-même.

(Revue CoÉvolution. No 12. Printemps 1983)

A chaque être vivant correspond un instant initial précis : la constitution du patrimoine énergétique contenant toutes les recettes de fabrication grâce auxquelles il se développe, lutte contre l’environnement, et crée à son tour d’autres êtres ; ce patrimoine définit également les horloges intérieures qui rythmeront jour après jour son aventure singulière et marqueront l’approche de sa fin inéluctable.

Pour les premières espèces vivantes, et pour leurs actuels descendants unicellulaires, cet événement-origine se réalise simplement par dédoublement d’un patrimoine génétique préexistant : c’est le mécanisme dit de la « reproduction », merveilleuse invention qui permet à la « vie » de durer, par delà des êtres vivants.

Pour les espèces sexuées, cet événement, infiniment plus complexe, résulte de la rencontre de deux cellules portant chacune la moitié du patrimoine génétique de l’individu émetteur. Leur fusion reconstitue un patrimoine complet, permettant le déroulement du processus individuel de développement, de lutte, puis de dissolution : c’est le mécanisme dit de la « procréation sexuée », qui permet de réaliser, en pure routine, des êtres tous distincts, imprévisibles, exceptionnels.

Le véritable Big Bang de chacun d’entre nous est le rassemblement de la collection de gènes qui, tout au long de notre vie, dicteront les réactions chimiques dont notre organisme sera à la fois l’objet et le siège. Selon que le spermatozoïde et l’ovule, dont la rencontre a marqué mon départ, portent telle ou telle structure chimique, tel ou tel gène, mon système sanguin sera A ou B, Rhésus-plus ou Rhésus-moins, la couleur de ma peau sera foncée ou claire, je serai ou non capable de rouler ma langue en gouttière ou de trouver un goût amer à la phénylthio-carlamide.

Tout est donc dit dès le départ ? Certes, tout au moins pour ce qui résulte directement des réactions chimiques qui se déroulent en nous. La naissance, la sortie du sein maternel protecteur, n’est qu’un épisode parmi d’autres, lui-même provoqué par des mécanismes étroitement commandés par le patrimoine génétique de l’enfant et par celui de la mère. Le fœtus devient bébé, comme la larve devient papillon ; il change d’apparence, il se métamorphose, mais il reste dépositaire des mêmes secrets, il garde la même définition biologique de lui-même.

Dans cette optique l’adjectif « génétique » est souvent pris comme synonyme de « fatal ». On retrouve, à propos de l’individu vivant, le vieux rêve de Laplace à propos de l’univers : dites-moi toutes les caractéristiques actuelles de toutes les particules qui constituent l’univers, dites-moi les lois immuables qui gouvernent ces particules et je vous dirai ce qu’elles deviendront nécessairement demain, après-demain et jusqu’à la fin des temps. Aujourd’hui contient demain, car tout est déterminé. Le temps n’est qu’une variable accessoire, le déroulement des processus naturels ne peut que réaliser les étapes successives d’une transformation définie dès l’origine, incluse dans les conditions initiales.

On sait ce que la physique a fait de ce rêve.

La remise en cause d’un tel abandon à une fatalité sans faille devrait être plus radicale encore lors qu’il s’agit du déterminisme génétique de la destinée humaine ; mais le poids des idées reçues, et aussi l’attrait du confort intellectuel qu’apporte la soumission au destin, nous empêchent de porter sur le devenir d’un petit homme un regard enfin lucide.

Comme tous les êtres vivants, l’Homme est programmé ; comme pour tous les animaux, ses mécanismes de lutte contre l’environnement et de survie se déroulent conformément à ce programme ; comme pour tous les mammifères, la conception des petits leur gestation, leur mise au monde se font selon un processus toujours le même, mis au point il y a plusieurs dizaines de millions d’années, mais…

… mais « l’Homme est programmé pour apprendre » (F. Jacob). Sa spécificité est une capacité d’apprentissage sans commune mesure avec celle d’un autre primate. Il a reçu de la nature un cadeau merveilleux : la faculté de développer un système nerveux central d’une complexité inimaginable. Cette complexité fait de lui un ensemble matériel capable, plus qu’aucun autre, de profiter des perturbations qu’il subit pour s’auto-structurer, c’est-à-dire pour réaliser en lui des transformations dont il reste le maître. Bien sûr, les déterminismes naturels s’appliquent à lui, il n’échappe à aucune des « lois » qui gouvernent l’univers. Mais l’une de ces lois est justement que la complexité nourrit la complexification : mécanisme dont l’évolution du vivant sur notre planète depuis trois milliards et demi d’années, est la plus claire illustration ; mécanisme qui se manifeste dans la création progressive de la fabuleuse richesse qu’est un cerveau humain, à partir de la pauvre information apportée par les quelques dizaines de milliers de gènes initiateurs.

Grâce à cette complexité, ce qui pour l’animal est fatalité peut, chez l’Homme, être promesse de liberté. Ceci est vrai pour certaines maladies dites génétiques que maintenant l’on sait guérir (phénylcétonurie) [1] ; ceci est plus vrai encore pour son comportement intellectuel.

La naissance d’un animal est l’entrée en scène d’un acteur dont le rôle est déjà écrit ; à lui de le jouer.

La naissance d’un Homme est l’arrivée d’un auteur; à lui d’écrire la pièce ; à lui aussi, à mesure qu’il l’invente, de la jouer.

Cette double fonction nous paraît souvent écrasante ; nous nous contentons d’écrire sans jouer, refuge dans l’imaginaire ; nous acceptons de répéter des tirades écrites par d’autres, refuge dans la soumission.

Notre destin n’est pas d’être ce que décident les gènes réunis lors de la loterie mendélienne dont nous sommes issus. Il est de devenir ce que nous choisissons d’être ; notre véritable naissance n’est ni notre conception, ni notre sortie du ventre maternel ; elle est l’accomplissement jour après jour, du projet que nous décidons pour nous-mêmes.


[1] Grave maladie qui entraîne une détérioration des facultés intellectuelles ; elle est due à la présence en double dose d’un certain gène. On sait maintenant la prévenir grâce à un régime alimentaire approprié.