(Revue Le chant de la Licorne. No 18. 1987)
La Grèce antique est le berceau de la civilisation occidentale. L’art médical y prend naturellement sa source. Pour une majeure partie, nous devons les fondements de cet art à l’œuvre d’un personnage dont la renommée n’a d’égale que l’éclat de son génie : Hippocrate.
LES ORIGINES DE LA MÉDECINE GRECQUE
Comme toutes les grandes médecines traditionnelles, la médecine grecque antique a des origines mythiques, mythologiques. Les héros et les dieux possédaient souvent des dons médicaux. Parmi eux, les plus vénérés par les malades étaient Hécate et ses deux filles, Circée et Médée, Panacée la grande guérisseuse, Hermès, le messager des dieux, souvent représenté avec son caducée, Apollon et Esculape.
Esculape, Fils d’Apollon et de Coronis (Corneille) naquit sur le mont Ti Thion, près d’Épidaure dans le Péloponnèse, pour certains dans un œuf de cet oiseau noir et sous la figure d’un serpent, pour d’autres sur le bûcher funèbre où avait été placée sa mère, tuée par Diane ou Apollon dans un accès de jalousie. L’enfant, confié à la nourrice Trygone, reçut ensuite les enseignements du centaure Chiron, sage parmi les sages et féru d’Astrologie, de Botanique, de Médecine et de Chirurgie. Esculape fit ainsi de rapides progrès dans la connaissance des simples et dans la composition des remèdes.
Il devint un médecin et un chirurgien remarquable. Accompagnant Jason et Hercule à la quête de la Toison d’or, il ne se contenta pas de guérir les malades mais ressuscita son ami Hippolyte, ce qui lui valut d’être foudroyé par Zeus.
Esculape fonda avec ses deux fils Machaon et Podalire les dynasties médicales, Asclépiades, dont la famille d’Hippocrate est un exemple. Il fut considéré dès lors comme le véritable dieu de la médecine et de la chirurgie. Son culte fut d’abord établi à Épidaure, lieu de sa naissance, puis se répandit dans toute la Grèce.
Le coq, le serpent et la tortue, symboles de la vigilance et de la prudence, qualités indispensables au médecin, lui sont plus particulièrement consacrés.
Ainsi la médecine grecque est une science révélée et pratiquée à l’origine par les prêtres d’Esculape. La transmission de la Connaissance était ésotérique et initiatique, de père en fils et de maître à disciple.
Parmi les plus anciens sanctuaires médicaux figurent ceux de Magnésie, de Titane, d’Épidaure, de Balagne, de Tithorée. Puis naîtront ceux de Cos, de Cnide, de Cyrène, de Rhodes et de Pergame.
La thérapeutique comportait, outre les pratiques spirituelles, des règles diététiques, l’exercice physique et l’hydrothérapie. Les temples étaient généralement situés dans une contrée au climat bénéfique et proche d’une source d’eau minérale. Les tablettes médicales découvertes dans les ruines de ces sanctuaires tendent à prouver que leur fréquentation était importante et les guérisons nombreuses.
L’ÉCOLE DE COS : HIPPOCRATE
L’ancienne école de Cos devait prendre très tôt une place importante parmi les différentes écoles médicales de la Grèce antique…
Le culte d’Esculape semble s’être établi sur cette île au milieu du VIème siècle, soit environ un siècle avant la naissance du Maître. L’exercice des fonctions sacerdotales était le privilège exclusif de certaines familles, les Asclépiades, dans lesquelles se transmettait la Connaissance traditionnelle.
Hippocrate (lit : celui qui maîtrise le cheval), fils d’Héraclide et de Phénarète, naît dans l’île de Cos le 27eme jour du mois d’Agnianos en la première année de la quatre vingtième Olympiade (mois de mai 460 av. J.C.).
Dans cette famille illustre, il serait, d’après Ératosthène, le 19eme descendant d’Asclépios et le 20eme d’Héraclès. Il étudie d’abord la médecine sacerdotale sous la direction de son père Héraclide avant de compléter sa formation par de nombreux voyages, recevant les enseignements d’Hérodicos de Silymbre et du célèbre Gorgias, disciple d’Empédocle d’Agrigente.
Très tôt considéré pour son habileté, il exerce d’abord les fonctions de périodente, médecin itinérant colportant son art de ville en ville au service de ceux qui le réclameront, car comme il l’écrit lui-même, « il faut, après avoir acquis de cet art une connaissance approfondie, il faut parcourir les villes pour y pratiquer, afin de n’être pas seulement réputé médecin de nom, mais surtout médecin de fait ».
Au retour de ses voyages, où ses guérisons lui ont fait acquérir une immense renommée, Hippocrate fonde à Cos sa célèbre école médicale, aux alentours de 420 av. J.C.
L’enseignement comporte tout d’abord une formation propédeutique et déontologique, puis l’apprentissage de la théorie médicale : anatomie, pathologie et thérapeutique. Enfin la partie pratique : clinique, chirurgie, préparation des remèdes… Il attirera des disciples de tout le monde hellénique.
Pourtant, malgré le succès, Hippocrate, la vieillesse approchant, confie la direction de l’école de Cos à son gendre Polybe, lui aussi habile médecin et se rend à Larisse, en Thessalie, où il fonde une nouvelle école. C’est là, à 85 ans selon les uns, 90 ou 104 selon les autres, qu’il quitte notre monde. Sur sa tombe, les abeilles de l’Ossa vinrent fixer un essaim dont le miel, raconte la légende, possédait des propriétés curatives. On pouvait y lire l’épitaphe suivante : « Hippocrate le Thessalien, dont la famille était de Cos, repose ici, rejeton du trône immortel de phoïbos. Des maux innombrables vaincus par les armes d’Hygie, il dressa des trophées et s’acquit une gloire immense, qu’il dut à son seul art et non à la fortune ».
LE CORPUS HIPPOCRATUM
L’œuvre d’Hippocrate, le Corpus Hippocratum, fut réunie au IIIème siècle av. J.C. et abritée dans la bibliothèque d’Alexandrie. Il regroupait douze livres rédigés en Ionien, dans un style élégant et précis. Les manuscrits parvenus jusqu’à nous datent tout au plus des Xème et XIIème siècles et sont conservés à Paris, Vienne, Florence et au Vatican. De 1859 à 1861, Émile Littré publiera, en 10 volumes, une édition monumentale du Corpus qui reste aujourd’hui encore la source la plus sûre et la plus complète pour le chercheur.
Sources des Théories Hippocratiques
Pour élaborer son système médical, Hippocrate va puiser à toutes les sources de connaissances préexistantes.
— Il hérite tout d’abord du savoir traditionnel de l’école de Cos, comptant alors, avec celle de Cnide, parmi les plus réputées. Galien écrit à ce sujet : « les anciens Asclépiades n’avaient rien écrit sur l’anatomie : cela leur était inutile parce que, dans le sein même de la famille, ils s’exerçaient dès l’enfance aux dissections anatomiques comme à la lecture et à l’écriture et instruits de la sorte, ils n’avaient pas plus à craindre d’oublier les détails anatomiques que les lettres de l’alphabet qu’on leur apprenait au même âge ».
— Il connaît également la Tradition Égyptienne et selon certains aurait été instruit par Hermès Trismégiste lui-même. De cette source provient probablement son utilisation du raisonnement analogique. Il compare par exemple la chaleur du foyer de l’autel dédié au culte familial et situé au centre de la maison au chaud igné de la région cardiaque, enfoui au plus profond de l’organisme humain et source de vie et de guérison.
— Hippocrate utilise largement les apports des philosophes présocratiques.
Dès lors et jusqu’aux temps modernes, philosophie et sciences sont demeurées indivisibles, la première constituant la base des secondes.
Le Naturalisme naquit avec Thalès (624-546) et sa Physis, principe naturel unitaire.
Les Pythagoriciens cherchèrent à appliquer aux phénomènes biologiques la loi des nombres, des rythmes et des oppositions binaires. Selon eux existent entre le monde et l’homme des rapports numériques, intervenant dans l’évolutivité des phénomènes. Ces rapports régissent en particulier les moments critiques, notion qu’Hippocrate reprendra.
Empédocle d’Agrigente (vers 495-435) fut certainement le plus grand des médecins philosophes de l’Antiquité grecque. C’est lui qui élabora le théorie des quatre éléments : feu, air, eau, terre, dont l’influence sur le développement ultérieur des sciences fut considérable.
Les quatre humeurs hippocratiques (sang, phlegme, bile, atrabile) en découlent en grande partie.
Pour Empédocle, tout n’est qu’un jeu de mélanges et d’échanges, élémentaires ou complexes, selon l’affinité des semblables pour les semblables et la répulsion des contraires. Le corps humain résulte de l’attirance initiale poussant la semence masculine chaude et sèche vers la semence féminine froide et humide. Les notions de fluxion, de catarrhe, l’idée que certaines maladies doivent être considérées comme putrides, la notion de crase, peuvent également lui être attribuées.
C’est aussi des philosophies présocratiques qu’émerge la théorie du devenir et de l’évolutivité, d’où découlera l’art du pronostic.
Le génie d’Hippocrate va donc se manifester autant dans son travail d’approfondissement et d’éclaircissement des données traditionnelles qui lui ont été transmises que dans son effort de synthèse pour élaborer un système médical cohérent, prenant racine dans la Tradition, mais servi également par ses observations et son expérience personnelles.
Anatomie et physiologie
Hippocrate avait une connaissance précise de l’anatomie des os et des fonctions des articulations. Il décrit de manière détaillée le système vasculaire et donne à la veine cave le nom qu’elle porte encore aujourd’hui. Il distingue œsophage, estomac et intestin et considère la digestion comme une putréfaction. Ses connaissances en neuroanatomie sont beaucoup plus lacunaires mais reprenant les assertions d’Alcméon de Crotone, il précise et développe la thèse qui fait du cerveau le siège des sensations et l’origine de la motricité du corps humain. C’est également en lui que résident nos tendances, inclinations, passions; c’est par lui que nous pensons, délibérons, agissons. D’où la gravité des atteintes cérébrales et leur issue souvent fatale.
Théorie des humeurs
Se borner à étudier une fonction ou un organe malade en l’isolant est pour Hippocrate insuffisant. Pour comprendre la maladie, il est nécessaire au médecin de connaître l’homme dans son ensemble, et pour connaître l’homme, il lui faut connaître son environnement, l’univers. Le médecin parviendra ainsi à appréhender les mystères de la vie, à en comprendre les principes. Pour Hippocrate, la vie se manifeste grâce à 4 humeurs : le sang, le phlegme, la bile jaune et la bile noire. Le sang est secrété par le cœur, la phlegme par l’hypophyse, la bile jaune par le foie et la bile noire par les petites veines. La santé résulte de l’équilibre juste de ces humeurs, en quantité et en qualité.
Des modifications relativement faibles de cet équilibre ne provoqueront pas de troubles durables, l’organisme s’y adaptera. Ainsi, l’homme est sensible au rythme des saisons : En hiver, froid et humidité prédominent dans la nature, le phlegme, humeur froide et humide, prédomine chez l’homme. L’humidité et la chaleur dans la nature, et le sang chez l’homme prédominent au printemps, la chaleur, la sécheresse, et la bile jaune en été, la sécheresse, le froid et donc la bile noire en automne.
Le sang prédomine également chez l’enfant, la bile jaune chez l’adolescent, la bile noire dans l’âge mûr, et le phlegme durant la vieillesse.
La Pathologie Hippocratique
La pathologie est la base de la clinique de l’École de Cos. Dans les « épidémies » en sont exposés les grands principes.
En 410 av. J.C., le médecin débarque dans l’île de Thasos avec ses fils, Thessalos et Dracon. Comme il envisage un séjour assez long, il fait construire un atelier où il pourra traiter les maladies ambulatoires et les cas relevant de la petite chirurgie.
— Son premier souci est d’examiner la contrée : situation, nature du terrain, cours d’eau, action du vent sur le sol.
En effet, les conditions telluriques constituent le premier facteur pouvant être à l’origine des maladies et dont il faudra tenir compte.
— Hippocrate étudie ensuite le climat de l’Île. Le déroulement des saisons est-il normal ou non ? Le passage de l’une à l’autre est-il brutal ou doux ? Quelle est la saison la plus saine ? La plus malsaine ? Quel est l’ensoleillement ? La nature des précipitations ? D’où vient le vent ? Y a-t-il de brusques changements de saison ? Quelles en sont les répercussions sur l’état de santé de l’homme ?
Toutes les observations sont notées avec une grande minutie. Les facteurs climatiques sont en effet considérés comme le principal responsable des épidémies, ce qu’il faut entendre par maladies frappant massivement le peuple. Ainsi, une certaine année écrit Hippocrate, le début du printemps fut marqué par une période très froide, ce qui provoqua de nombreuses maladies.
— Le troisième facteur étiologique est l’homme lui-même. L’école de Cos considère en effet que chaque être humain, bien ou mal portant, a un tempérament particulier, résultant de la proportion de ses humeurs. On distinguera ainsi quatre grands types : le sanguin, le flegmatique, le colérique et le mélancolique. La nature des maladies et leur évolution seront différentes selon chaque tempérament.
Les facteurs à l’origine du tempérament seront multiples :
— prédispositions congénitales
— âge
— sexe
— caractère
— émotions et mode de vie de l’individu.
Ainsi, les conceptions hippocratiques ne diffèrent pas fondamentalement d’avec les grands systèmes traditionnels, considérant l’homme entre ciel et terre, et rattachant les déséquilibres à l’origine de la maladie à ces trois niveaux. La maladie épidémique est, à peu de choses près, comparable aux troubles causés par les énergies perverses de la médecine chinoise. Elle sera d’après Hippocrate grandement favorisée par les écarts de régime ou la grande fatigue. Il appelle ce facteur additionnel la prophase.
Catarrhe, Rhumatisme, Fièvre
La pathologie est orientée vers trois formes de maladies très répandues : le catarrhe, le rhumatisme, et la fièvre intermittente.
Le catarrhe englobe toutes les formes d’écoulements ou de suppurations. « Cru », donc froid, il est fluide et clair. La chaleur, ou coction, le fait mûrir et il s’épaissit tout en s’adoucissant. La suppuration d’une plaie banale, comme l’écoulement du coryza, va ainsi de la crudité à la coction.
Le rhumatisme est appréhendé comme une douleur, vagabondant parfois d’un endroit à un autre, se fixant parfois en un point donné. Il se produit alors une enflure, une fluxion, due à l’accumulation de l’humeur viciée. C’est l’apostase hippocratique (Lat : abcessus).
Le paludisme, qui domine le groupe des fièvres intermittentes, est alors très répandu en Grèce. C’est peut-être un des facteurs qui ont fait naître l’idée que les symptômes décisifs pour le pronostic surviennent certains jours déterminés au cours de la maladie, la notion de moment critique : le plus généralement sont considérés comme tels les 4eme, 7eme, 11eme, 14eme, 17eme, 20eme, 34eme, 40eme, et 60eme jours. Dans les pronostics, on retrouve le 4eme, le 7eme et le 10eme jour, pouvant avoir un rapport avec la fièvre quarte, mais également avec le fait que 4 était pour les grecs le nombre divin, 7 celui des astres mobiles, et 10 le nombre parfait, somme des quatre premiers. La fièvre est produite en réaction à une dissociation des quatre humeurs, du fait d’un déséquilibre trop important. De cette effervescence se forment des humeurs viciées, isolées, crues, qui provoquent la mort si elles atteignent le diaphragme, centre de l’individu. Si au contraire les humeurs mûrissent et se mélangent (formant ainsi des kystes, des abcès), elles pourront alors être évacuées, par l’urine par exemple, ou se déposer, et le pronostic sera favorable. Si l’évacuation n’est que partielle ou le dépôt instable, il y aura possibilité de récidive ou de dissémination de la maladie.
La clinique
L’examen du patient s’effectue selon des modalités précises :
Le médecin salue la famille et regarde pratiquement dès le seuil si le malade a le visage de la mort ou non. Le premier regard est fondamental. Si le malade présente ce « faciès hippocratique », il ne l’abandonne pas mais prévient aussitôt l’entourage de la probable issue fatale.
Puis le médecin s’approche peu à peu du malade et tente de se faire une idée plus précise de son état. Est-il allongé ? calme et détendu ? couvert ? agité ? divaguant ? Ses mains sont-elles immobiles ? agitées ? Le médecin s’installe alors à côté du lit et interroge le malade sur les troubles apparus. A-t-il fait un repas trop copieux ? S’est-il trop fatigué avant la maladie ? Il ne faut pas en effet se contenter d’étudier l’état actuel du malade mais bien s’efforcer de remonter aux causes premières des troubles. Le malade est ensuite déshabillé, observé et palpé minutieusement. Enfin, le praticien examinera les selles, l’urine, les expectorations et les vomissures.
Le médecin prendra surtout en compte les signes généraux, comme les modalités de la fièvre, la soif, l’appétit, la transpiration, les frissons, la prostration, la surexcitation, le délire, les hallucinations, le coma, autant de signes rendant compte des réactions de l’organisme et qui orienteront le pronostic. Les excrétas renseigneront sur la crase ou la dyscrasie : Ainsi, si bile et phlegme sont mêlés dans les vomissures, les humeurs sont en équilibre. Mais si du sang clair coule par le nez, il y a dyscrasie, dissociation et guerre civile entre les humeurs. Les liquides clairs indiquent la crudité et sont donc péjoratifs. Les liquides « mûrs » annoncent une évolution plus favorable. Les signes locaux seront toujours subordonnés au diagnostic général.
Pour rendre compte de la précision des observations d’Hippocrate, voici la description qu’il fait de la phtisie ou plutôt d’un type de phtisie, survenue auprès des conditions météorologiques précises : « Fièvre avec frissons, continue, aiguë, qui ne cessait jamais entièrement. Elle tenait du caractère des doubles tierces, plus forte un jour, moins le lendemain ; mais plus encore de celui des maladies très aiguës. On y voyait des sueurs partielles, continuelles ; de grands froids aux extrémités, qu’on ne pouvait réchauffer ; des troubles aux entrailles, avec peu de selles bileuses, point mêlées, peu liées, brûlantes, fréquentes ; des urines quelquefois épaisses, sans sédiment ; ou si elles en disposaient, il était mauvais, cru, et ne venait point à temps.
On entendait une petite toux fréquente, qui n’amenait que peu de crachats cuits, et avec beaucoup de peine. Ceux en qui la maladie était plus violente n’expectoraient rien de cuit ; ils périssaient avec des crachats toujours crus. La plupart se plaignaient, depuis le commencement jusqu’à la fin, de douleurs au gosier. Il était rouge, enflammé ; il en coulait peu d’humeurs, ténues, âcres. Le dépérissement était prompt ; le dégoût général jusqu’à la fin. Point de soif ; délire chez plusieurs aux approches des derniers jours ».
L’art du pronostic
La clinique, par sa précision, va permettre d’établir un diagnostic : de quel genre de maladie s’agit-il ? A quelle phase la maladie en est-elle ? mais surtout un pronostic : La maladie sera-t-elle longue ou courte ? Curable ou mortelle ? Étant remonté aux origines et ayant reconstitué le passé de la maladie, ayant fait le bilan de l’instant présent, le praticien doit se tourner vers l’avenir. Du pronostic dépendra en effet la conduite thérapeutique.
Le pronostic est individuel. Il se base sur les facteurs liés au « terrain », tempérament, âge, sexe, caractère, habitudes, sur la réceptivité du malade à l’épidémie, son état de santé avant la maladie, la prophase ayant déclenché l’affection, et enfin sur l’ensemble des symptômes de la maladie. Chaque signe est étudié séparément, confronté aux autres et une hiérarchisation est établie. Ainsi, porter les mains à son visage, chercher le vide, arracher les fils des couvertures, sont des gestes de pronostic défavorable, tout comme les signes indiquant l’état de crudité des humeurs. Le médecin effectue donc d’abord une analyse complète et précise puis une synthèse qui se résumera de manière concise. Le malade est considéré comme un cas particulier, unique.
Néanmoins, le médecin peut également regrouper certains symptômes en ce qui sera appelé plus tard syndrome, et qui constitue une entité ayant elle-même un pronostic plus ou moins favorable. La Phtisie, par exemple, est un syndrome dont le pronostic est défavorable.
Enfin, les maladies peuvent avoir des caractéristiques et un pronostic commun : ainsi, Hippocrate décrit une certaine année très humide où les maladies dans leur ensemble prirent une forme qui l’était aussi. Les excrétions des malades, trop abondantes, durèrent trop longtemps et ne parvinrent à mûrir. De nombreuses maladies « humides » se déclarèrent, telles diarrhées, catarrhes urinaires, conjonctivites.
Il faut donc souligner ici le remarquable esprit de synthèse du médecin de Cos. A partir d’une multitude d’éléments, il arrive à une conclusion précise et concise. Il associe des maladies différentes, en détache des caractères communs.
L’état d’esprit des hippocratistes a de ce fait une particularité : loin de dissocier les éléments disparates, il tente au contraire de les associer. Le Grec se réjouit en effet des tensions bipolaires, des situations apparemment contradictoires qu’il n’accepte pas mais essaie d’en harmoniser les différents éléments.
Thérapeutique
La thérapeutique d’Hippocrate est calquée sur la pathologie humorale. Elle repose sur un pilier fondamental : « Primum non nocere » (D’abord ne pas nuire).
C’est également à lui que l’on doit le fameux principe homéopathique : « Similia Similibus curantur » (les semblables guérissent les semblables), qui n’exclut pas l’aphorisme inverse : « contraria contrariis curantur » (les contraires guérissent les contraires). Le médecin ne doit en effet se baser sur des règles strictes et immuables, mais s’adapter à chaque cas et donc être opportuniste : « On doit toujours s’inspirer du caractère de la maladie et de son intensité, de la constitution du malade et des ses habitudes ». Il faudra également saisir le moment de façon précise : « Il y a des moments favorables dans les maladies, dans les symptômes, dans le traitement. Il faut parfois agir vite, comme dans les défaillances, quand les urines ne peuvent couler ni les fèces sortir, ou lors des suffocations. Quand les femmes font des fausses couches et dans d’autres éventualités analogues, les moments favorables passent promptement.
On n’est souvent plus à temps et la mort survient si l’on a trop différé. Il faut profiter de l’occasion, si on porte secours, avant qu’elle n’échappe : on sauvera le malade pour avoir su en profiter. Il existe ainsi des occasions opportunes dans toutes les maladies ».
Le médecin devra enfin entretenir le moral de son malade : « Un point qui caractérise particulièrement le bon médecin, c’est non seulement de mettre en œuvre le traitement approprié, mais surtout de savoir encourager le malade et lui conserver un moral élevé durant toute la période qui doit conduire à son rétablissement… Combien de malades se laissent mourir d’angoisse sous le poids de leur mal ! ». Hippocrate avait déjà compris que le médecin lui-même est la première thérapeutique.
Diététique
Hippocrate n’a certes pas inventé la diététique, déjà utilisée par les grecs de l’époque Homérique et dont on retrouve aussi quelques règles dans les fragments des traités médicaux égyptiens. Mais le médecin de Cos a fait de cet art une véritable science.
Dans un traité consacré uniquement à ce sujet, il explique comment le régime doit s’efforcer de contrebalancer les influences de la saison, afin d’éviter la prédominance d’une des humeurs et de déséquilibrer l’organisme. En hiver par exemple, saison froide et humide, la nourriture devra posséder les qualités chaude et sèche. La viande rôtie aura par exemple ces qualités. On boira peu, du vin avec très peu d’eau. En été au contraire, les légumes bouillis ou crus, froids et humides, contrebalanceront la chaleur et la sécheresse ambiantes. On boira beaucoup, essentiellement de l’eau mêlée à un peu de vin. Les transitions entre chaque saison devront être progressives. Le régime devra également être adapté à l’âge de la personne, à son tempérament et à sa complexion, afin de combattre l’excès d’une humeur ou la faiblesse relative d’une autre. Il sera donc individualisé. L’alimentation sera d’autre part fonction de l’exercice physique et un juste équilibre sera la principale garantie pour une bonne santé et un état de légèreté et de liberté parfait de l’esprit et du corps.
On peut également retenir parmi ses grands principes diététiques celui qui consiste à éviter tout changement brusque des habitudes alimentaires. On passe progressivement de l’alimentation au jeûne, de la nourriture d’hiver à celle de printemps.
On évitera également de nourrir l’affection aiguë en lui fournissant l’aliment qu’elle recherche. Une courte phase de jeûne, au plus fort de l’atteinte, amenée progressivement, pourra être salutaire.
Pharmacopée
Même si ceux-ci restent subordonnés à la diététique et à l’exercice (la médecine Hippocratique, comme toutes les grandes médecines, se veut avant tout préventive), les médicaments tiennent dans l’arsenal thérapeutique d’Hippocrate une place non négligeable. Il connaît les vertus sédatives de la jusquiame, de la mandragore et de l’opium, les propriétés diurétiques de la scille, du persil et du chiendent, utilise melon, hellébore noire et huile de ricin comme purgatifs. Dans son traité « Du régime dans les maladies aiguës » il mentionne le lait de figuier et le colcothar (peroxyde de fer) parmi les médications hémostatiques. Il cite parmi les topiques, outre de nombreuses plantes, plusieurs substances minérales comme la galène, la litharge et l’oxyde de cuivre, l’alun, l’arsenic le souffre etc…
La chirurgie
Bon chirurgien et traumatologue avisé, Hippocrate connaît parfaitement les techniques de réductions des luxations et des fractures. Dans les traumatismes crâniens, il pratique avec succès la trépanation, prenant soin d’éviter les infections méningées et permettant une baisse de la tension intracrânienne. Il pratique également l’ablation ou la ligature des hémorroïdes, la cautérisation des fistules et des plaies et l’application de ventouses sèches. Ayant déjà la notion de cancer, il est interventionniste dans les localisations superficielles mais extrêmement prudent pour les tumeurs profondes.
L’Éthique
La déontologie d’Hippocrate est sans doute aujourd’hui l’aspect le mieux connu de son œuvre. Issue des confréries des Asclépiades, la morale médicale, tout en se laïcisant, gardera toutefois ses racines religieuses, ses attaches au culte d’Apollon, d’Esculape et d’Hygie. C’est ce ton que l’on retrouve dans le fameux serment, héritage le plus actuel que nous ait légué l’école de Cos.
« Je jure par Apollon-médecin, par Asclépios, par Hygie et par Panacée, en prenant à témoin tous les dieux et toutes les déesses, de remplir fidèlement, autant qu’il dépendra de mon pouvoir et de mon jugement, ce serment et cet engagement écrit : (Je jure) de considérer à l’égal de l’auteur de mes jours celui qui m’aura enseigné l’art de la médecine, de partager avec lui mes moyens d’existence, et de pourvoir à ses besoins s’il est dans la nécessité ; de regarder comme mes frères ses enfants, et de leur apprendre cet art, s’ils veulent l’étudier, sans rétribution ni contrat ; de donner l’enseignement des préceptes, des leçons orales et de tout le reste de la doctrine à mes fils, à ceux de mon maître et aux disciples dûment inscrits et assermentés, conformément à la loi médicale, mais à nul autre en dehors d’eux.
Du régime j’userai pour le bienfait des malades, dans la mesure de mes forces et de mon jugement, mais jamais à leur dommage ou détriment. Et je ne donnerai médicament mortel ni conseil dangereux à quiconque m’en presserait ; et pareillement à la femme je ne donnerai point de remède abortif. Dans l’innocence et le respect des choses saintes je maintiendrai ma vie et mon art… Et tout ce qu’en exerçant mon office, et en dehors de celui-ci, dans mon commerce avec les hommes, il me sera donné de voir ou d’entendre, tout ce qu’il faut celer, je le tairai, regardant ce secret comme chose inviolable. Car donc, si je remplis ce serment sans faillir, puissé-je de la vie et des fruits de mon art avoir la jouissance, en m’illustrant parmi les hommes dans la suite du temps : mais s’il advient que j’enfreigne et que je me parjure, puissent les malheurs contraires en être pour moi la sanction ».
Ainsi sont résumées toutes les qualités que doit posséder le médecin et tous les principaux obstacles à éviter.
Hippocrate considère en effet la médecine comme une voie initiatique. Et il importe que les initiés soient choisis parmi les plus doués. Le chemin est long et ardu.
« Celui qui veut arriver à une connaissance intime de la médecine doit réunir à des dispositions naturelles une science acquise par l’enseignement et par un jour favorable aux études, une instruction commencée dès l’enfance, l’amour du travail et une longue application. On mettra donc au premier rang les dispositions naturelles, car si la nature résiste, tout effort devient inutile. Mais quand la nature est d’elle-même portée vers le meilleur, on s’instruit sans peine dans l’art; et cette instruction s’acquiert en se formant dès le jeune âge dans un séjour parfaitement approprié à l’étude ; il est encore besoin d’y apporter pendant longtemps une attention soutenue, afin que la science germe dans l’esprit et y développe jusqu’à pleine maturité des fruits parfaits. Ce qu’on observe, en effet, dans la culture des plantes s’applique également à l’étude de la médecine : Notre nature, c’est le champs ; le précepte du maître, c’est la semence ; l’étude commencée dès le jeune âge rappelle la saison où la semence est confiée à la terre ; le séjour dans un lieu favorable à l’enseignement, c’est l’air ambiant qui nourrit les plantes; et l’assiduité au travail, c’est le labourage. Enfin, le temps fortifie toutes ces choses pour qu’elles arrivent à parfaite maturité. C’est après avoir apporté ces conditions nécessaires à l’étude de la médecine, c’est après avoir pris de cet art une connaissance exacte, qu’il faut parcourir les cités, afin de n’être pas réputé seulement médecin en paroles, mais médecin par les œuvres ; car l’inexpérience est pour ceux qui la possèdent, pendant le sommeil comme pendant la veille, un mauvais trésor, un mauvais fonds. Elle ne connaît ni la tranquillité de l’âme, ni la gaieté du cour : c’est la mère de la timidité et de la témérité. Or, la timidité révèle l’impuissance et la témérité l’ignorance de l’art : car il y a deux choses, la science et l’opinion : l’une qui conduit au savoir et l’autre à l’ignorance. Du reste les choses saintes sont révélées à ceux qui sont saints, mais il n’est point licite de les confier aux profanes avant qu’ils ne soient initiés aux mystères de la science ».
Le médecin accompli devient alors un maître, ayant un contrôle parfait des contingences extérieures et laissant peu de place au hasard. « Il me semble que la bonne médecine est d’ores et déjà pleinement développée : elle a fait suffisamment de progrès pour qu’il soit possible de connaître les faits singuliers ou habituels et de saisir les moments favorables. Celui qui la possède à ce point a vraiment peu à attendre du hasard : avec ou sans le hasard, il saura faire ce qu’il faut. Toute la médecine est en effet cohérente et repose sur des notions solides qui n’ont rien à voir avec le hasard… ».
Hippocrate fait l’éloge des bons médecins, instruits et désintéressés, mais les tient pour rares. Il s’élève par contre avec vigueur contre les ignorants qui discréditent la profession et nuisent au malade.
« La plupart des médecins ressemblent à mes yeux à de mauvais pilotes. Quand la mer est calme, personne ne discerne leurs fautes. Mais qu’ils aient à faire face à un vent violent ou à une tempête, leur ignorance devient alors éclatante et chacun réalise que le navire court à sa perte de leur fait. Il en est de même des mauvais médecins : quand ils traitent des affections bénignes (et ce sont heureusement les plus fréquentes de celles qui affectent le genre humain), leurs erreurs les plus grandes demeurent sans conséquences et passent inaperçues des profanes. Mais s’ils ont à affronter une maladie grave et dangereuse, leur ignorance apparaît à tous : la sanction est rapide et suit de près les fautes qu’ils ont commises ».
Les obligations majeures du médecin sont de trois ordres :
— devoirs envers le malade, envers les confrères et envers les élèves.
Hippocrate considère en effet comme une tâche fondamentale celle d’enseigner son art, de transmettre ce que l’on a reçu. Le disciple devra en contrepartie considérer son maître comme son père. Il précise la tenue du médecin et chirurgien, qui doit avoir les ongles court. « Il doit avoir un bon teint et un juste embonpoint conforme à son tempérament. Ceux qui n’ont pas bon aspect physique au yeux du public, paraissent peu aptes à bien soigner les autres. Il doit être d’une parfaite propreté corporelle et ne pas dégager la moindre odeur naturelle, dut-il recourir à quelque parfum de qualité…
Quand à son maintien, il doit être sérieux mais sans austérité, sans trace de fierté ou d’indifférence ».
« Il convient que le médecin ajoute à ses autres qualités une certaine urbanité. L’austérité n’est engageante ni pour les malades, ni pour les gens sains… On doit trouver dans la médecine le mépris de l’argent, la pudeur, la décence, la réserve dans la tenue, la modestie dans l’habillement, l’honneur, le jugement, l’affabilité, la propreté, le don de la parole ».
« Avant de pénétrer auprès du malade, efforcez-vous de prévoir ce que vous aurez à faire. Il attend du réconfort et du secours, non pas des discours et des raisonnements… proscrivez toute agitation verbale et montrez que vous êtes prêt à faire face à toute éventualité… Il est essentiel de ne montrer au malade aucune crainte, mais du sang froid… Il faut savoir mêler la douceur à la sévérité et à l’autorité ».
« Vos prétentions quant au salaire doivent se limiter à ce qui vous est nécessaire pour vous perfectionner dans votre art. Je vous conjure de ne pas vous comporter de façon inhumaine à cet égard, de mépriser le superflu de biens et de richesses et de donner parfois vos soins gratuitement en préférant laisser au malade un souvenir reconnaissant que vous assurer un surcroît de revenu… Le bon médecin travaille de toutes ses forces à ne commettre aucune faute, et c’est en ce sens qu’il mérite le nom d’artisan… Pour parvenir à traiter les malades de manière irréprochable, il ne néglige absolument rien, même en présence du plus méprisable des indigents, car il est à la fois juste et loyal ».
Considérations finales
A partir de la sagesse traditionnelle et de toutes les ressources de la pensée grecque qui atteint alors sa pleine maturité, Hippocrate a forgé le système Médical complet et cohérent dans lequel prendront racine tous les courants ultérieurs, du Galénisme antique et médiéval à la médecine spagyrique de Paracelse, de l’homéopathie d’Hahnemann, la médecine matérialiste qui prit son essor au XIXème siècle.
Malheureusement, ses théories furent le plus souvent mal comprises et mal appliquées et bien peu poursuivirent ses recherches avec un esprit ouvert et progressiste. Galien, qui vécut au deuxième siècle de notre ère, en fut sans doute le continuateur direct le plus éminent, au moins au niveau matériel, mais la cristallisation de ses écrits en un canon absolu entravera considérablement les progrès médicaux durant plus d’un millénaire.
Alors que la médecine occidentale arrive actuellement à un tournant majeur, d’où apparaissent déjà les germes de la médecine d’un nouvel âge, il est important pour le thérapeute de se replonger aux sources mêmes de son art, de s’inspirer et de s’imprégner de l’énergie de cet esprit d’une exceptionnelle clarté que fut Hippocrate et dont l’œuvre, plus actuelle que jamais, représente un guide sûr et précieux sur le chemin de la perfection.
BIBLIOGRAPHIE
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