A. Cuénot
Nécessité d'une métaphysique

(Extrait de Les certitudes irrationnelles par Dr. A. Cuénot. Planète 1967) HISTORIQUE Le besoin des hommes de croire qu’ils comprennent le monde et qu’ils sont capables d’en découvrir le secret a toujours été à l’origine de suppositions très nombreuses, sans commencement de preuve, effets de leur remarquable imagination et de leur goût très vif pour […]

(Extrait de Les certitudes irrationnelles par Dr. A. Cuénot. Planète 1967)

HISTORIQUE

Le besoin des hommes de croire qu’ils comprennent le monde et qu’ils sont capables d’en découvrir le secret a toujours été à l’origine de suppositions très nombreuses, sans commencement de preuve, effets de leur remarquable imagination et de leur goût très vif pour les explications simples, symboliques et à leur portée.

Les chanteurs de psaumes ont pensé que les cieux proclamaient la gloire de Dieu et cela parut intéressant à ceux qui n’y avaient pas encore songé. Ceux qui ont cru à la Providence l’ont trouvée partout dans les instincts, dans 1’« effroyable tuerie que l’on appelle l’harmonie universelle » (Claude Bernard), jusque dans la douleur et dans la mort. Le XVIIIe siècle, épris d’ordre et de raison, voyait la nature ordonnée et raisonnable et estimait que chercher à faire le bonheur des hommes sur la terre était le but, somme toute le plus sûr et le plus convenable. Les darwinistes encore moins utopiques l’imaginèrent comme une jungle où seul le plus apte survivait.

De nos jours, notre manière de philosopher n’a pas changé, nous avons inventé un postulat de plus : la valeur de notre jugement, artifice particulièrement commode pour justifier ce que nous considérons comme raisonnable et remettre un peu d’ordre dans le chaos et dans la folie du monde. Nous l’avons fait d’un cœur léger sans même voir l’anthropomorphisme, la limitation et la pétition de principe que contenait cette manière d’envisager les choses. « La doctrine traditionnelle d’une raison absolue et immuable, a écrit Bachelard, n’est qu’une philosophie périmée. »

Croire à la valeur de son propre esprit critique, qui est ce qu’il aurait fallu préalablement démontrer, ne pouvait être que le moyen le plus simple mais le plus faux pour identifier le vraisemblable et le raisonnable, identification que dès le début de ses cogitations la science était bien déterminée à accepter et à imposer.

C’est par leur excès même, par leur intransigeance que nos certitudes suscitent des doutes. Comme notre foi religieuse, nos convictions positives portent en elles quelques contradictions et quelques lâchetés. Elles veulent voir dans la raison ou dans la foi un pouvoir complet, démesuré, universel, essayant de tout comprendre. Devant l’inconnu, notre assurance accepte de mauvaise grâce de seulement suspendre son jugement au lieu de confesser son incapacité. Comme les autres dogmatismes, la science n’admet son ignorance provisoire qu’à la condition qu’il soit bien entendu que ses progrès ne se produiront que dans le cadre étroit et limité de la raison. Le primitif qui n’accepte d’accroître ses connaissances que dans le sens de nouveaux mythes et de nouvelles fictions, le religieux qui refuse toutes les notions qui seraient contraires à sa foi n’agissent pas différemment.

Tout cela n’est pas sérieux. Il ne suffit pas d’affirmer ou de croire pour avoir raison. Ce serait trop simple. Il faudrait démontrer d’abord avant de la chercher qu’il existe une vérité transcendante et absolue, inscrite dans la nature, trouvée par les savants, révélée par les prophètes ou devinée par notre intuition. Tant que la science se croira capable d’atteindre par ses propres moyens à cette VÉRITÉ-ENTITÉ elle fera fausse route. Replacer la science dans le cadre humain et limité dont elle est issue et qu’elle n’aurait jamais dû quitter, ce n’est pas méconnaître sa grandeur mais mieux connaître sa fragilité.

En plein triomphe de la technique, du risque calculé et de la recherche opérationnelle, la longue période rationaliste qui vient de s’écouler a confirmé la prééminence du monde civilisé. Elle a abouti à d’immenses progrès matériels. Elle a assuré la domination, la puissance et la gloire de la race blanche sur le monde mais du point de vue philosophique elle a été un échec désolant.

Le progrès matériel a été l’instrument d’un désarroi métaphysique, d’une impuissance de la pensée en dehors de l’étude de la matière. La science, fille de l’intelligence, a détourné l’esprit de la méditation intérieure et a donné de l’homme une image terriblement conventionnelle et, il faut bien le dire, désolante de sa condition. L’homme civilisé pense en technicien plus qu’en sage. Il n’en est pas mieux informé, ni plus heureux, ni plus certain de sa destinée, ni plus satisfait dans ses espérances, ni plus efficace sur l’esprit des autres hommes moins évolués dont la science n’a pas trouvé la clé en leur parlant le langage du bon sens. Une fois de plus, nous ressentons que la raison n’a pas toujours raison, que les solutions des vrais problèmes sont d’un autre ordre et n’ont aucun rapport avec le développement de la connaissance scientifique, aussi extraordinaire fût-il. Affectivement la science a procuré à l’homme moderne une grande désillusion.

L’homme blanc du XXe siècle non engagé croit toujours aux idées claires, à ses intuitions, à son génie, à son individualité, à son sens du progrès véritable, non seulement matériel mais spirituel. Il se rend compte qu’il est arrivé à un tournant de son chemin. Il continue à être convaincu de la valeur de la science dans le domaine limité de la matière mais pour le reste il doit chercher à sortir de son matérialisme qui n’a jamais posé de questions réelles et a toujours confondu le plan concret des apparences et celui beaucoup plus embarrassant, beaucoup moins évident des réalités.

Le positivisme par sa séduction naturelle sur nos intelligences, par son efficacité a pu faire croire un moment que la raison a toujours raison, mais c’est en trichant autant que les autres que les savants ont assuré leur crédit philosophique. Ils avaient ridiculisés ceux qui, dans les religions, avaient humanisé Dieu avec les excès que l’on sait, mais ils ont par la suite divinisé sans scrupule leur raison, ce qui ne valait pas mieux. Ils avaient refusé partout le mystère et l’irrationnel mais ont admis sans difficulté l’infaillibilité de leur entendement, miracle pourtant plus étonnant que tous ceux qu’ils contestaient. Devant l’infinie complexité des choses, ils ont simplifié eux aussi tous les problèmes, faisant abstraction de tout ce qui les gênait : l’évolution, la finalité, les prodiges, l’exception, les miracles, la diversité, de la même façon que Descartes après sa table rase avait reconstruit l’homme en supposant son évolution achevée et son esprit uniquement raisonnable. « L’homme n’est pas si simple qu’il suffise de le rabaisser pour le comprendre » (Paul Valéry). Il en est de même pour le monde. Ils sollicitèrent pour la pensée scientifique, une liberté, une tolérance sans restriction, tant qu’ils eurent à lutter contre les croyances primitives et les préjugés qui faisaient à leur gré une part trop large au merveilleux dont ils n’ont pas admis l’évidence. Mais à mesure que leurs conceptions simplistes se heurtaient à d’autres conceptions du monde plus larges, plus conformes à l’ampleur des phénomènes, ils ont accepté que la science devienne progressivement une cléricature étroite et intolérante qui n’admet finalement qu’une vision des choses raisonnable, statique et limitée, rassurante et efficace mais certainement incomplète et n’expliquant rien des mystères qui nous entourent. Au lieu d’enlever leurs lunettes pour juger de l’ensemble ils ont pris leur loupe et n’ont plus vu l’essentiel. Plus nous approfondissons une question, plus nous perdons de vue l’ensemble. « Autant de gagné, autant de perdu », disait Shakespeare [1].

Leur plus grande découverte, d’ailleurs contradictoire avec la confiance qu’ils accordaient à leur raison a été de toujours s’appuyer sur le fait, sur l’expérience et de rester au contact du concret. Chaque fois que nous nous servons de notre cerveau, cette règle d’or est la seule capable de donner du poids à notre pensée dont les fâcheuses tendances à croire ce qui n’est pas et à ne pas croire ce qui est, à généraliser et à abstraire crée si facilement de faux principes, de fausses lois, de fallacieuses divinités. Dans le domaine du rationnel les savants nous ont appris qu’il ne fallait jamais avoir plus d’idées que de faits. Cette leçon ne doit pas être oubliée ni par eux ni par nous dans notre étude de l’irrationnel où les faits, eux aussi, abondent.

Freud qui fut d’autre part un si génial novateur, a critiqué curieusement et sans ménagement ce besoin des hommes de fabriquer des Weltanschauung, qui pourtant correspond à un besoin très profond de synthèse de notre psychologie. Si pour lui les religions étaient des névroses, les conceptions matérialistes, la table rase des cartésiens, le positivisme d’Auguste Comte étaient sans doute d’une essence différente. Dans la citation qui va suivre il semble n’en vouloir qu’aux philosophes : « Je laisse ces larges conceptions aux philosophes, écrivait-il, qui se figurent et proclament que le voyage de cette vie ne saurait s’effectuer sans un guide chargé de renseigner doctoralement sur tout… Nous savons le peu de lumière que la science a pu jusqu’ici répandre sur l’énigme du monde. Tout le tintamarre des philosophes n’y changera rien, seul le labeur persévérant, notre travail de myope portant sur des détails minutieux, qui n’a qu’un but : arriver au certain, peut lentement amener au progrès. Le voyageur qui chante dans l’obscurité peut démentir sa peur, cela ne lui fait pas voir clair. »

Cette sévérité à l’endroit des philosophes est de bon ton à notre époque positive qui considère volontiers que la vie intérieure est une fuite devant la réalité, ce qui est vrai si elle ne correspond pas à une véritable curiosité de l’esprit mais à une sorte de rêve imprécis, une sublimité de l’ignorance comme l’appelait Claude Bernard. Un pareil dédain s’explique plus difficilement chez un psychanalyste aussi distingué que Freud, qui aurait dû, malgré la qualité souvent médiocre des solutions proposées par les métaphysiciens, ne pas rester indifférent devant ce besoin, aussi singulier et aussi universel que la philosophie. Au fond Freud, dont la métaphysique était médiocre (J. Paulhan), avait une tournure d’esprit très positive et ces problèmes le touchaient si peu qu’il n’a jamais vu dans le goût du sacré, dans le sens religieux ou dans les tendances philosophiques de l’homme qu’une déviation psychotique semi-pathologique de quelques libidos cherchant à s’exprimer. Cette opinion un peu sommaire et définitive fut d’ailleurs à l’origine de la rupture entre Freud et Jung qui pensait qu’« il n’y avait pas lieu de sous-estimer cet aspect de l’âme qui se traduit par les superstitions, la mythologie, les religions et la philosophie ».

Dans ce domaine, c’est surtout la nature des questions que les individus se posent et non les réponses qu’ils se donnent qui peut avoir un intérêt pour juger du niveau de leur intelligence. Freud lui-même admet une sorte de hiérarchie dans les différents types de religion dont l’ésotérisme progressif suit assez exactement notre maturation [2].

Quant aux réponses, qu’elles soient sceptiques, psychologiques, métaphysiques ou religieuses, elles ne sont que des documents humains, sans valeur absolue sans caractère définitif. Comme tout ce qui est en évolution seuls la conclusion, le but à atteindre comptent alors que les stades intermédiaires ne peuvent être que perfectibles changeant et même contradictoires. D’ailleurs il n’est pas question de savoir si le « tintamarre des philosophes » est efficace, utile ou justifié, il existe; il existe même chez chacun de nous, chez le religieux, chez le savant, chez le métaphysicien et comme tel, pose un problème comme n’importe quel phénomène psychologique suffisamment répandu pour qu’il soit nécessaire de l’expliquer. Comme M. Jourdain faisait de la prose, la plupart des gens philosophent sans le savoir. C’est la nature de l’homme et non celle particulière des philosophes qui est la seule responsable de ce besoin.

Derrière notre vie de relation et ses pensées pratiques ou utilitaires j’allais presque dire « scientifiques », nous avons tous une pensée spéculative plus ou moins développée, une « pensée de derrière » comme l’appelait Pascal. Péguy disait que « l’on devait avoir une métaphysique ou l’on n’existait pas ». Pascal méprisait ceux qui ne se posaient pas de questions. Ce n’est pas ici la victoire qui importe, c’est de se battre. Ce mouvement intérieur que l’on appelle aussi la spiritualité est, qu’on le veuille ou non, un des traits caractéristiques de la sagesse ou de la folie humaine. La pire souffrance est de ne pas saisir le sens de la souffrance. Celui qui souffre, qui peine, le savant qui a consacré sa vie à la recherche a droit sans qu’il soit nécessaire d’invoquer d’obscures libidos psychanalytiques, à une certaine curiosité métaphysique. « Celle-ci n’est pas chose vaine comme on feint souvent de le croire. Elle ne fait aucun tort au travail positif et rigoureux et même elle le stimule; elle entoure l’étude de la nature d’une frange de mystère et de poésie qui en augmente l’intérêt; bien mieux que le hasard sec et désolant, elle est aiguillon, car elle nous fait comprendre, suivant l’expression de Pascal que nous savons le tout de rien » (Lucien Cuénot).

Même si elle est fausse, même si elle doit être remplacée par une autre ou par une succession d’autres il faut à l’homme une foi pour centrer sa culture. Nier la philosophie, c’est déjà en faire. Nier Dieu, l’âme ou le merveilleux, ce n’est que placer un mot derrière une idée à laquelle on est conduit par la force des choses en y ajoutant une sorte d’exclusion intellectuelle. C’est en fait proposer une solution à un problème puis la refuser ou l’accepter. C’est un décret humain, donc sans valeur où la réponse est dans la question. Le savant positiviste qui se défend de toute abstraction en fait dès qu’il refuse d’en faire.

Dans notre inquiétude et dans notre acharnement à comprendre il y a certainement plus qu’une simple curiosité. Il y a là comme une loi de la nature qui nous pousse à adopter des conclusions d’abord insuffisantes et changeantes puis à mesure qu’elles se dégagent des préjugés de notre façon de penser, de plus en plus probable.

Les solutions douteuses d’aujourd’hui épuisent temporairement le sujet et permettent de passer à une autre et ainsi de suite jusqu’à une certaine perfection qui n’est peut-être pas seulement un but, mais une fin.

On ne peut être qu’étonné de l’inattention voulue de Freud sur l’ensemble de ces phénomènes d’autant plus que l’analyse de leur variation offre à l’observateur une très curieuse systématisation.

NOTRE MÉTAPHYSIQUE EST FONCTION DE NOTRE MATURATION

L’expérience montre en effet que nous ne parvenons à la conception du monde qui nous convient qu’en franchissant une série d’étapes identiques pour tous, sorte de portes successives de la connaissance. Ce schéma identique, quel que soit le groupement ou la personne en cause, a ceci de remarquable qu’il souligne notre manque de liberté et le peu d’importance réelle des arguments rationnels, à peu près inefficaces dans le choix de nos convictions.

Chez tous les hommes, du plus sot au plus intelligent, du plus jeune au plus âgé, du plus primitif au plus évolué, on observe constamment l’installation de métaphysiques successives, strictement hiérarchisées qui s’opposent souvent, toujours séparées par des périodes de doute, dont l’apparition se fait toujours dans le même ordre selon des vitesses variables suivant les individus, chacune préparant à la conviction qui, inéluctablement, suivra. Dans l’ensemble ces conceptions comportent souvent une identification du monde avec ce que nous sommes. Pour le violent, l’agressif, le monde est un champ de bataille, pour le doux et le bon il n’est que bonté et providence, pour l’anxieux il est inquiétant et pour le triste, tristesse. Le coupable le verra injuste et le savant raisonnable. C’est donc peut-être parce que nous changeons que notre philosophie varie.

Au début une âme est donnée aux choses, l’homme se donne de faux dieux et de faux principes, c’est la période animiste des races primitives, pour lesquelles les totems et les recettes ont une signification, c’est l’âge du « touche à tout » chez l’enfant qui choisira avec passion sa couleur préférée, qui donnera à sa poupée non seulement un nom mais une personnalité véritable, qui accordera à un simple caillou une valeur qu’il n’a pas. D’un point de vue psychanalytique, il y a pour l’individu dans cette manière de sentir le monde qui l’entoure, un processus évident de transposition de son moi intérieur sur l’extérieur. Jung raconte qu’un jour, alors qu’il vivait dans une tribu primitive d’Afrique, il eut besoin d’un porteur pour mettre à la poste son courrier. Le commissionnaire devait franchir cent cinquante kilomètres de brousse et malgré de laborieuses explications, celui-ci ne comprenait pas le sens exact de la mission qu’il lui était demandé d’accomplir. Craignant de ne pas y parvenir, Jung fit appel au chef qui alla quérir le bâton du messager, le remit à l’indigène qui comprit immédiatement, par un effet de conditionnement adapté à son psychisme élémentaire, la confiance qui lui était faite et même la secrète menace que l’esprit de ce bâton, fait pour punir les fautes, représentait si sa mission n’était pas accomplie. A ce stade, l’homme n’est guère accessible aux solutions logiques et ne réagit qu’à l’habitude, aux symboles et à l’émotion. C’est le stade instinctif ou prélogique.

Après cette période animiste les peuples jeunes, comme les enfants, restreignent leur panthéisme à quelques objets ou à quelques divinités particulières, généralement dominées par le dieu protecteur de la famille ou de la tribu. C’est la période de la mythologie antique, des légendes, des contes de fées, du père Noël, du polythéisme et de la superstition.

L’être pensant, à mesure qu’il avance en âge et progresse en réflexion réduit le nombre de ses dieux et passe par une période religieuse monothéiste qui n’est que l’acceptation plus ou moins passionnée d’un mythe principal plus ramassé, révélé ou affirmé par la communauté à laquelle il appartient, dont il reflète souvent les tendances en apportant une explication toute faite de l’univers et une solution provisoire plus fouillée, plus séduisante à la curiosité naissante de sa pensée. Le mystère y est reconnu, codifié, conjuré avec une pieuse complaisance et le dogme généralement rassurant, ce qui contribue à étouffer une nouvelle fois et pour un temps son doute intérieur. Il y trouve sous une forme oblative, un moyen d’exorciser ses craintes, une raison de vivre, un épanouissement de son sens du sacré et une secrète satisfaction d’être considéré par Dieu comme un interlocuteur et comme une partie importante de la création. Entre chaque étape de cette évolution, s’intercale toujours une pénible période d’incertitude : la nuit obscure des saints, l’inquiétude métaphysique de l’adolescence qui entraîne lentement l’effondrement des convictions que l’on avait reçues, plutôt que librement acceptées. Devant ce vide métaphysique qui se révèle une sombre et amère délectation presque insupportable, la discussion intérieure se poursuit et cherche d’autres appuis, les connaissances nouvelles n’étant assimilées qu’après une longue période d’incubation. Cette autocritique entre chaque conviction possède donc une force éducatrice qui enfante dans la souffrance.

En général, on se souvient mal parce que trop jeune de la première désillusion au cours de laquelle un chat était devenu un chat, un caillou un caillou, au lieu d’être de précieux talismans ou de puissants génies. On se souvient mieux, parce que plus âgé, de la révélation que saint Nicolas et le père Noël n’étaient qu’une fiction, derrière laquelle pour notre consolation nous trouvions la tendresse de nos parents. On conserve un souvenir plus précis encore de la période de doute religieux qui, à la fin de l’adolescence, se confond volontiers avec d’autres préoccupations : les satisfactions sexuelles, le début des responsabilités, le souci d’une formation professionnelle, la fin de l’enfance. C’est grâce à ces conflits qui se succèdent dans un ordre préétabli, à cette lucidité toujours en alerte, à ces nouveaux espoirs à leur tour déçus, qu’en prenant de l’expérience et de l’âge nous voyons les choses différemment. Ainsi se forgent péniblement nos convictions d’homme car tout ce qui retombe est affreux et ainsi s’affirme, du moins chez ceux qui en sont capables, une certaine autonomie intellectuelle.

A chaque palier de connaissance, il faut donc commencer par croire avec enthousiasme et ne douter qu’après avoir cru. N’y a-t-il pas là un mécanisme bien curieux chez un animal qui s’estime raisonnable et qui se targue de fonder toutes ses convictions sur de solides arguments rationnels? Après la nuit obscure qui suit la période religieuse, s’installe pour un temps une attitude antispiritualiste. Notre inlassable curiosité s’oriente alors vers d’autres objets : la science, l’histoire, la philosophie, la biologie, la sociologie, la vie des grands hommes, vers tous ce qui est capable d’apporter à l’individu une expérience de choses qu’il n’a pas, des notions neuves, un enseignement dont il espère tirer enfin de nouvelles et de fortes certitudes. C’est ainsi qu’échelon après échelon nous entrons dans le stade logique de la connaissance, nous méfiant de notre imagination et de l’imagination des autres et finissant par ne plus faire confiance qu’à notre lumière naturelle comme disait Descartes, sans nous rendre compte qu’ainsi nous acceptons avec une fausse sagesse de ne plus voir le monde tel qu’il est mais tel que le juge notre intelligence puérilement raisonnable.

A l’usage, nous nous apercevons que la science positive et la logique ne peuvent rien pour nous, puisque par définition elles s’interdisent d’ouvrir les portes sur l’inconnu, ce qui est une façon comme une autre d’en admettre l’existence. Dans cette discipline rationnelle, la raison qui croit avoir toujours raison, nous fait tout voir à travers ce que nous en pensons et ajoute ainsi non pas de nouvelles lumières mais un nouveau leurre, celui de notre manière de penser. C’est elle qui permet de démontrer qu’Achille ne pourra jamais dépasser la tortue et que deux cercles se coupent toujours en trois points dont un à l’infini, ce qui est manifestement et expérimentalement faux. Aux outrances de la raison doit s’opposer le barrage des faits. C’est ainsi que nous constatons que finalement l’enchaînement des phénomènes naturels n’est que très rarement logique, mais procède généralement d’une superlogique fort différente.

Devenu conscient de notre impuissance à tout concevoir, à tout prévoir et à tout comprendre, du caractère terriblement humain de notre logique et par voie de conséquence, de l’inconsistance de nos certitudes, nous apprenons à juger sans parti pris la valeur des différentes conceptions du monde. Nous en estimons mieux les points faibles et les points forts.

Après avoir été animiste dans l’enfance, religieux dans la jeunesse, sceptique pendant l’adolescence, nous acquérons une certaine expérience. A la fin de cette longue préparation, nous commençons à pouvoir imaginer une métaphysique qui puisse nous satisfaire avec pour guide : notre expérience intérieure, moins de confiance dans les valeurs rationnelles, et davantage dans l’exploration sans préjugés, du grand spectacle de la nature. « Je sais que la vérité est dans les choses et non dans mon esprit qui les juge, disait J.-J. Rousseau, et moins je mets du mien dans les jugements que je porte, plus je suis sûr d’approcher de la vérité. »

C’est ainsi que par un long cheminement de la pensée, le vieil homme arrive à la philosophie. Les peuples eux aussi, au cours de leur évolution, sont passés par une série de certitudes pour atteindre un scepticisme éclairé. Non pas celui de l’iconoclaste borné qui croit à la valeur de son incroyance comme d’autres croient à leur raison ou à leur foi mais celui qui sait que tout ce qui existe a une valeur et une signification, qui se méfie de tout : du scepticisme, des apparences, des préjugés, de la logique, de ce que les hommes lui ont appris. Le scepticisme n’est un progrès (Claude Bernard) que chez celui qui connaît les faiblesses du scepticisme et qui ne le confond pas avec la négation systématique. Il est au contraire un signe de sottise chez tous ceux qui considèrent que c’est avoir un esprit fort que de ne croire à rien. Avant de juger « connais-toi toi-même », disait Socrate, car ne rien croire est une misère.

Fontenelle qui n’accordait aucune confiance à l’intelligence disait : « Si j’avais la main pleine de vérités, je la tiendrais fermée. » Si en effet nous avions à notre disposition tous les éléments nécessaires pour aboutir à une métaphysique acceptable, il est douteux que nous serions capables de deviner et de comprendre les lointaines destinées de l’homme et de l’univers parce que celles-ci doivent être probablement très différentes de celles que nous pouvons concevoir, espérer ou craindre.

Cette régularité sans défaillance, cet ordre rigoureux de nos croyances ou de nos métaphysiques successives prouve la dépendance de nos convictions, bien moins de la valeur des raisons de croire que de motifs indépendants comme notre réceptivité psychologique, notre niveau intellectuel, notre âge, nos autocritiques antérieures, notre émotivité, notre affectivité et même notre pathologie.

Après la conversion de Huysmans au catholicisme Anatole France, acide et sarcastique, lui conseillait de faire analyser ses urines. Ceux qui sont les plus pieux, sont parfois les plus vieux, les plus malades ou les plus terrorisés par la mort, car il y a la volonté de nier comme il y a la volonté de croire parfois plus efficace que les meilleurs arguments. Il y a même des conditions psychiatriques favorables à l’inquiétude métaphysique et ce n’est pas sans quelques troubles que je sais, pendant que j’écris ces lignes, qu’un de mes voisins, dément précoce avéré, en fait autant et passe ses journées à noircir des cahiers entiers d’un texte plus ou moins compréhensible sur ces problèmes.

Il est donc bien certain que la motivation de nos conceptions du monde n’est pas simple. En cela son étude contrairement aux idées de Freud constitue-t-elle un moyen d’approche de notre psychologie digne d’intérêt et mérite toute notre attention?

Si dans l’ensemble les gens évoluent tous de la même manière, ils n’évoluent pas forcément tous avec la même rapidité. En général les personnes intelligentes et cultivées dépassent le stade positif strict, mais il n’est pas possible d’établir des rapports étroits, encore moins un parallélisme rigoureux entre le degré de maturation d’un individu c’est-à-dire la qualité de sa métaphysique et sa valeur intellectuelle. Il en est ainsi comme de la beauté physique et de la noblesse du cœur, quoique ces qualités aillent souvent de pair. On dit même qu’à vingt ans, on a la tête que vos parents vous ont faite et qu’à quarante ans on a celle qu’on mérite. Il en est ainsi pour le degré de spiritualité, assimilable à une vertu de l’âme, du même ordre que la distinction des sentiments, le sens de l’honneur, la droiture ou le charme; ce qui tendrait à prouver que le cœur et l’esprit sont de deux essences différentes et que si la science est une affaire de raison, la métaphysique est une affaire de cœur.

Bien des sujets arrêtent leur maturation en cours de route sans être capables de la pousser plus avant. Pour le plus grand nombre cette évolution se termine à des stades intermédiaires soit mythique chez le superstitieux, religieux chez le croyant, positif chez le savant sans jamais atteindre de degrés plus élevés. En revanche, il n’est pas rare de rencontrer des sujets ayant atteint une haute culture et une grande spiritualité, qui reprennent au compte de leur métaphysique un des anciens thèmes qu’ils avaient rejetés en raison d’objections qui leur avaient paru suffisantes en leur temps mais qui leur semblent désormais sans valeur. C’est ainsi que l’on voit de grands savants religieux, des philosophes rationalistes ou superstitieux. Toutes les éventualités dans cet ordre d’idée peuvent se rencontrer. Il est pourtant essentiel de ne pas confondre l’individu parvenu au terme de son évolution et revenu à une ancienne croyance qu’il avait primitivement abandonnée après en avoir fait la critique, parce qu’il la considère finalement comme la moins mauvaise solution et celui qui n’a pu la dépasser et s’en libérer.

Il y a deux spiritualismes disait Bergson : celui fondé sur la tradition et celui sur la vie intérieure. On pourrait dire de la même façon qu’il y a deux animismes, deux scientismes, l’un borné, l’autre éclairé et ouvert, celui de l’aller et celui du retour. Dans la multitude des attardés, ces penseurs évolués et reconvertis sont utilisés par les grands prêtres des différentes castes, comme un argument d’autorité, comme une preuve, dans laquelle ceux-là font figure de héros repentis et méditatifs qui donnent à ceux du commun qui ne pensent guère, l’exemple d’une foi longuement réfléchie, intangible, librement acceptée, donc juste. A-t-on assez répété avec une arrière-pensée apologétique que Pasteur était un bon chrétien, que Victor Hugo était socialiste, que Goethe croyait aux forces occultes!

Cette idée d’une évolution de l’esprit, qui n’est guère en faveur de notre liberté, n’est pas neuve; Auguste Comte a soutenu sa célèbre loi des trois états : stade théologique ou magique, stade métaphysique qu’il confond avec le stade religieux suivi d’une période scientifique ou positive qui, bien entendu, pour Comte, ne peut être qu’une fin ultime et parfaite. En fait l’évolution de notre façon de penser n’est pas exactement ce que pensait A. Comte : la succession d’états psychologiques à tendances fétichistes, mythiques, religieuses, scientifiques, et métaphysiques avec leur trois modes d’enchaînement : prélogique, logique et superlogique semble plus conforme à la réalité.

Il n’est d’ailleurs pas concevable de proposer un terme à cette évolution comme l’a fait le chef de l’école positive. Tout ce qui existe se transforme et dans l’avenir l’intelligence plus que tout autre ne peut que suivre la loi commune. Il n’est donc pas possible de considérer comme parfait et définitif un stade déterminé de son évolution qu’il soit religieux, positif ou philosophique. Je suis même convaincu qu’après le stade métaphysique il s’en produira d’autres : psychanalytique ou psychologique par exemple, dans un avenir probablement très proche, parapsychologique peut-être ensuite avec l’apparition et la révélation de nouveaux pouvoirs de notre machine à penser.

Ces divisions n’ont d’ailleurs que la valeur d’un schéma mais quelle que soit leur approximation elles se révèlent un guide excellent pour jauger le stade évolutif ou les caractéristiques psychiques d’un individu ou d’une collectivité, évaluer la valeur de ses interprétations, prévoir la nature de ses réactions et deviner le genre d’arguments susceptibles d’avoir quelques efficacités sur son comportement.

Il y a des peuples mûrs pour la domination, d’autres pour la théocratie, d’autres enfin pour la liberté. Telle peuplade primitive ne sera accessible qu’à l’émotion (crainte, force ou amour), d’autres au fanatisme religieux, d’autres à la logique et à l’ordre.

Comme le faisait remarquer Auguste Comte, il faut bien nous pénétrer que nous ne sommes pas capables de modifier le sens de cette évolution, que celle-ci est inéluctable, qu’un stade ne peut en être franchi qu’après l’épuisement plus ou moins rapide de la substance du précédent. Il y a un âge pour tout : il y a l’émerveillement de l’enfance, il y a l’adolescence pendant laquelle on écrit des poèmes peut-être parce que la jeunesse possède une vue prospective des choses, il y a l’état adulte qui est l’âge de la construction, de la création, de la procréation, et enfin la maturité durant laquelle on philosophe volontiers en voyant les choses avec plus d’ampleur. Tout cela, on en conviendra, n’est ni libre ni spontané : nous passons tous par les mêmes besoins, par les mêmes découvertes, par les mêmes impulsions; nous suivons la même route et il faut être un éducateur bien peu averti pour croire que l’on peut y changer quoi que ce soit. En particulier, c’est une idée parfaitement oiseuse de penser qu’il suffit de faire la guerre à l’obscurantisme pour en dissiper les fantômes. C’est une idée aussi vaine de croire qu’il est possible de libérer l’homme de ses servitudes psychiques en en faisant d’emblée, par l’éducation engagée, un raisonneur, un libre penseur, un religieux ou un philosophe. C’est à l’opposé, le contraindre à traîner comme un boulet une vie psychique tronquée qui fera de lui un être incomplet et tourmenté, résultat aussi piteux, aussi gênant que celui de l’occidentalisation trop rapide des races encore non civilisées, ou de la propagande antireligieuse chez les enfants.

Au point de vue éducatif je ne verrais que des avantages à maintenir ce que tout le monde fait d’ailleurs sans y penser, par cette sagesse mystérieuse qui est en nous puisqu’elle n’est écrite nulle part : pour faire de l’enfant autre chose qu’un primaire ou un névrosé il faut qu’il croie d’abord au père Noël, aux contes de fées puis qu’il devienne pieux, qu’il acquière ensuite une solide formation scientifique pour atteindre enfin par une libre critique, les hautes sphères de la spéculation philosophique et psychanalytique. Il en est pour l’esprit comme pour le régime alimentaire : le sein, le biberon, les bouillies et seulement après le bifteck.

VALEUR, HIÉRARCHIE ET PRÉVISIBILITÉ DES MÉTAPHYSIQUES

L’ordre d’apparition dans la psyché des différentes options métaphysiques permet de les classer dans le temps, non de les hiérarchiser en valeur absolue. La croyance au miracle et la superstition n’est pas forcément la plus fausse des croyances parce qu’elle est celle de l’être inculte ou des peuples primitifs. Les métaphysiques les plus élémentaires ne sont pas toujours les plus puériles; ceci pour répondre à l’habituelle objection faite à l’encontre du merveilleux : comment pouvez-vous encore attacher de l’importance à de pareilles sottises? Quoique ma logique regrette de trouver sa vérité tout en bas de l’échelle parmi les croyances les moins structurées, les moins cérébralisées, cela ne prouve en aucune façon qu’elle soit plus entachée d’erreur que les autres car je sais que le sens commun peut se tromper. A tout prendre, il pourrait même y avoir là un motif pour y croire davantage.

Il n’est pas non plus exact qu’au fur et à mesure de leurs apparitions les convictions métaphysiques deviennent de plus en plus certaines ou de plus en plus parfaites. Au contraire il semble, à première vue, que les philosophies primitives sont beaucoup plus claires; plus simples, plus affirmées que les philosophies plus évoluées forcément plus vagues et moins assurées. Probablement l’aboutissement de cet immense travail intérieur aura-t-il dans un très lointain avenir une signification plus limpide. Pour le moment nous n’en sommes encore qu’aux premiers balbutiements métaphysiques et il n’est pas possible de savoir comment ils se transformeront. Ce qui est certain c’est que dans son choix, la raison n’aura qu’une bien faible part. Croire le contraire serait commettre la même erreur que la science positive qui accorde volontiers à la raison de l’homme un pouvoir discriminatoire supérieur à celui qu’elle a réellement. L’évolution naturelle se chargera une fois de plus de choisir pour nous les solutions les meilleures, étant entendu que : « Nulle vérité ne se perd, nulle erreur ne se fonde » (Renan).

Un sentiment de certitude ne prouve rien. Il n’est que la mémoire défaillante des arguments contraires. Il reste un phénomène psychologique, presque psychiatrique qui ne s’attache pas nécessairement à une vérité, pas plus que l’amour ne se fixe constamment sur un objet aimable. Beaucoup de gens se trompent ou ne voient qu’une partie de la vérité alors qu’ils sont sûrs d’avoir raison, car la plus petite compréhension est en réalité terriblement complexe. Un objet heurté par une servante tombe. Quelle est la cause de ce phénomène? Interrogée à ce sujet, la maîtresse de maison attribuera l’accident à la maladresse de la servante; un ouvrier estimera que l’objet était placé en situation dangereuse; un physicien invoquera la pesanteur et la chute accélérée des corps; un logicien parlera du passage de la puissance à l’acte; un philosophe dira : vos explications ne sont pas des explications totales de la réalité, elles n’en présentent qu’un aspect ou un signe et la plus grande aberration de l’intelligence est de négliger la complexité du réel et de prendre sa vue partielle pour une vue totale et le symbole pour la réalité.

Cet exemple donné par Bergson montre que toutes les explications humaines dépendent en partie du type d’intelligence de celui qui les exprime. C’est beaucoup plus parce que nous avons le sens du sacré que nous croyons en Dieu, parce que nous sommes raisonnables que nos spéculations deviennent positives, parce que nous acquérons avec l’âge le goût des abstractions que notre esprit s’oriente vers la philosophie. Sans verser dans l’illusion, il semble possible d’examiner d’un œil neuf toutes les conceptions élaborées par les hommes, non plus en fonction des arguments bons ou mauvais sur lesquels elles semblent fondées que l’on peut d’ailleurs, avec un peu d’intelligence discuter sans fin, mais parce qu’elles correspondent à une de nos qualités psychologiques qui les engendre. On retrouve cette idée dans Shakespeare qui a dit : « Les hommes interprètent les choses selon leur sens, très différent peut-être de celui dans lequel se dirigent les choses elles-mêmes [3]. »

Le plus étonnant est de retrouver la même succession des conceptions du monde dans l’évolution des individus et dans celle des peuples à leurs différents âges. Il en est ainsi, jusque dans les détails, pour tout ce qui marque les différentes civilisations qui, sans avoir eu les contacts qu’on leur suppose trop facilement, inventèrent le même art (art toltèque et art grec primitif), les mêmes outils, les mêmes parures, les mêmes temples (ziggourat babylonienne, pyramide aztèque), les mêmes légendes (le dragon gardien de la grotte au trésor), les mêmes écritures (alphabet runique et cunéiforme, hiéroglyphes égyptiens et idéogramme chinois).

Qu’il soit ontogénie, ou phylogénie, ce phénomène extraordinaire ne semble pas avoir été exploité car il permet, en raison de la rapidité plus ou moins grande du progrès des individus et des peuples, de connaître à l’avance le sens du développement de ceux demeurés plus en retard.

En sociologie la méthode est fondamentale. Nous savons par exemple qu’à l’origine, les civilisations occidentales au temps du paganisme possédaient une mythologie barbare puis elles passèrent par une étape monothéiste et théocratique chrétienne. La suprématie non pas spirituelle mais religieuse de Rome fut supplantée à son tour par la révolution positive, logique et économique de la Renaissance dont nous sommes en train de sortir en nous demandant si tout de même il n’existe pas d’autres instances plus hautes que la raison et la logique pour comprendre le monde. Ce schéma nous le retrouvons toujours et partout dans le même ordre : les premiers médecins furent des thaumaturges, puis des prêtres, puis des savants; de plus en plus ils tendent de nos jours à être des psychologues. Les premières représentations picturales préhistoriques avaient un sens magique. L’art ensuite devint religieux, puis réalité et expérience pour prétendre dans la peinture non formelle à être une création pure de l’esprit. Les historiens ont été au début des conteurs de légendes, créant une véritable tradition héroïque, puis l’histoire s’est réfugiée dans les livres sacrés puis dans la poésie car les vrais poètes sont toujours, comme les musiciens, en avance sur leur temps, enfin elle est devenue anecdotique, rationnelle, économique pour évoluer vers une histoire dialectique et même avec Freud vers une chronique psychanalytique avec des résultats absolument surprenants [4].

A chaque tournant, les peuples comme les hommes passent de durs moments d’incertitude, caractérisés par de l’instabilité, de l’inquiétude, de l’égarement même, parfois capable de les entraîner dans les révolutions, des guerres, des désorganisations de toutes sortes auxquelles fait suite l’inéluctable élaboration d’un ordre nouveau.

Si on définit le prolétariat dans notre monde occidental comme une sélection d’individus dont l’évolution a été en retard par rapport au reste de la société, on aurait pu prévoir le phénomène social qu’a été l’apparition des syndicats ouvriers. Leur réussite correspond au goût des masses de même niveau intellectuel, de même niveau évolutif de s’unir. Ce penchant grégaire se retrouve dans bien d’autres circonstances : dans la tribu, dans les confessions religieuses et dans les sociétés savantes ou professionnelles. Les syndicats ont eu de ce fait dès leur création les caractères des sociétés primitives plus ou moins fétichistes : leur attachement aux totems (drapeau rouge, faucille et marteau), leurs signes de reconnaissance (le salut, le poing fermé, le chant de l’Internationale), leurs recettes (slogans), leurs écritures et leurs prophètes (Hegel, Marx ou Lénine), leur violence et leur fanatisme. Le guerrier s’y appelle un militant. Les grèves, les révolutions, la lutte sociale, l’opposition permanente à l’ordre établi, même leur pacifisme agressif, sont des équivalents de la guerre primitive, état normal de ces sociétés encore jeunes, obnubilées par l’idée de progrès, motivée par une connaissance confuse de leur retard donc de la nécessité vitale d’évoluer. Ce progressisme ne peut intéresser évidemment les autres groupements déjà plus évolués. Il y a alors un fatal conflit d’opinion où le conservatisme est condamnable par son fixisme et le progressisme par ses absurdes prétentions dominatrices d’une société plus évoluée que lui. Leurs critiques acerbes et violentes du bourgeois sont d’autant plus comiques que leur but incontestable est d’atteindre cette situation pour les leurs.

En raison des lois de l’évolution, que nous commençons à bien connaître maintenant, il fallait s’attendre pour les masses ouvrières encore primitives à une orientation religieuse. Celle-ci n’a pas manqué sous deux formes de même signification : la foi communiste et le socialisme chrétien. On ne sait ce qu’il faut admirer le plus : ou l’extraordinaire sens philosophique des fondateurs de ces mouvements qui leur ont donné ce caractère religieux ou l’étonnante unité des moyens dont use la nature pour parvenir à ses fins. On ne peut qu’être surpris de voir combien ces foules profondément déchristianisées et antireligieuses par surcroît se sont laissé facilement séduire par une nouvelle religion, fût-elle antireligieuse. En fait entre le sujet religieux et l’athée militant, s’il y a une opposition apparemment véhémente, celle-ci est de pure forme car le fond est identique. Les anticléricaux ont des points de vue de curé. Il n’y a que des individus animés par un puissant esprit religieux capables d’un sectarisme analogue à celui des « sans-dieu », aussi attachés à leurs dogmes, aussi virulents dans leur doctrine, aussi violemment portés sur les méthodes d’excommunication. Si on cherche à découvrir leurs dieux, on s’aperçoit qu’ils croient avec le même fanatisme que les autres, même si leur nom est : socialisme, humanité, nature ou raison.

A mesure du vieillissement de ces sociétés d’un type primitif, on assiste au sein de ces groupes, à leur début monolithique, à la différentiation progressive de nouvelles élites dont la maturation, plus ou moins rapide, conduit fatalement à l’éclatement de l’association en de multiples sectes. Nous assistons à ce phénomène dans les syndicats : revendicateur et agressif puis apôtre d’une religion sociale au départ, déjà se manifestent des préoccupations économiques et éducatrices, révélatrices de l’esprit positif. Dans l’avenir cette désagrégation du groupe ne peut logiquement que s’accentuer par la vitesse inégale de l’évolution de ses divers éléments qui devront franchir après le stade religieux, celui où priment les préoccupations économiques puis psychologiques. Déjà sortent des universités des ingénieurs psychologues destinés à l’industrie, à la publicité, à l’étude de la planification ce qui aurait été parfaitement impensable au siècle dernier.

Sans grand risque d’erreur on peut prévoir que les jeunes républiques noires d’Afrique qui, d’un point de vue psychologique, en sont encore, quelles que soient les apparences, à une sorte d’époque mérovingienne après la paix romaine de la colonisation, vont commencer elles aussi leur lente et difficile évolution dont le premier terme doit être, pour le moment, de nature religieuse. Cette situation que confirme l’extension de plus en plus grande de l’Islam parmi les populations noires semble avoir pris au dépourvu la religion chrétienne, mal soutenue par une civilisation positive. Elle était pourtant aisément prévisible comme peuvent l’être dés maintenant les révolutions de palais, les pronunciamentos, les guerres d’unification et de domination, la révolution positive qui devra suivre et enfin plus tard, beaucoup plus tard un néo-spiritualisme philosophique africain.

Ces transformations des sociétés pour un observateur non averti peuvent en raison d’événements plus saillants : un renversement de pouvoir par exemple, donner l’impression d’une certaine originalité. En réalité, il n’en est rien. Toutes les évolutions sont identiques, lentes, désespérément lentes et progressives, longtemps précédées par l’apparition de mutants d’un type nouveau qui, la plupart du temps, disparaissent sans laisser apparemment de trace, auquel font suite d’autres mutants du même genre, de plus en plus nombreux noyés dans la multitude du type précédent. C’est toujours insensiblement que s’installe une nouvelle majorité, par un changement du rapport des forces : type nouveau contre type ancien. Même lorsque le renversement est consommé, de nombreux retardataires subsistent longtemps mêlés avec la nouvelle vague, désormais majoritaire, des individus dont l’évolution a été plus rapide. Les divers groupements : tribus, corporations, syndicats, associations, équipes, peuples, églises dans lesquels aiment se retrouver les individus d’une même culture donnent une très fausse idée, par leur apparente immuabilité, des changements véritables qui s’opèrent en dedans et en dehors d’eux. La clientèle de ces chapelles est en réalité mouvante, non seulement par le nombre mais aussi par la qualité, par la force des convictions de leurs membres. Finalement ce n’est que d’une façon à peine sensible et très peu apparente que s’opèrent ces changements dont la force ou la faiblesse sont capables de se manifester au moment où on s’y attend le moins et assez brusquement par un quelconque trait révélateur.

Que ces groupements soient toujours restés à un stade prélogique, qu’ils aient au contraire un comportement logique ou même qu’ils aient commencé à voir les choses sous l’angle d’une superlogique naturelle, ils réalisent des systèmes de pensée relativement clos dus au fait que leurs conceptions respectives sont pratiquement incommunicables. Pour un scientifique, un argument religieux n’a aucun poids et vice versa. Une démonstration logique n’a aucune chance de convaincre un primitif qui ne réagit qu’à des slogans, à des tabous, ou à l’émotion. Elle ne persuadera pas davantage le philosophe qui sait à quoi s’en tenir sur la valeur d’un argument raisonnable, tandis que le point de vue du philosophe sera accueilli par le scientifique par un haussement d’épaules. Ce phénomène de l’incommunicabilité a sans doute une portée métaphysique car nous le retrouvons entre la nature et l’homme chaque fois que le savant parvenu aux limites extrêmes de la connaissance constate l’infini complexité des choses dans laquelle toutes les apparences, même les plus sûres, se dissocient finalement en éléments primordiaux, mal identifiables comme les éléments de l’atome, dont seul l’arrangement diffère si bien que ce qui paraissait distinct au départ se confond, se perd, devient insaisissable non seulement pour le technicien mais même pour les machines servant à l’observation des phénomènes. Le manque de maturation de l’esprit du technicien ne lui permet plus de comprendre et il doit pour progresser d’abord transformer ses conceptions anciennes et en élaborer de nouvelles et créer un vocabulaire d’abstractions qui a le caractère incertain de la métaphysique.

Cette incommunicabilité se retrouve entre les individus d’opinions différentes qu’elles soient morales, politiques, sociales, parce qu’elles dépendent toutes d’une philosophie fondamentale correspondant à des stades différents dans l’échelle de la maturation. Elle affecte toujours les échanges d’idées entre deux groupes ce qui n’est pas fait pour faciliter les relations entre les gens d’avis opposés. Elle s’accompagne toujours d’une agressivité surprenante, d’autant plus forte que les convictions sont plus primitives. Jusque dans les sociétés savantes règne le régime de l’excommunication. On chasse partout celui qui n’est pas de l’avis général, surtout s’il est intelligent. Le religieux considère l’opposant comme hérésiarque, suppôt de Satan ou mécréant, le savant estime que celui qui émet des doutes sur la science ne peut être qu’un minus habens, un ignorant ou un poète. J’ai lu ou entendu des appréciations d’une violence étonnante par des savants d’une grande intelligence, sur d’incontestables érudits d’une grande valeur que je connaissais et considérais comme faisant partie d’une élite incontestable, affirmant leur « navrante naïveté », leur « irrécupérable niaiserie », leur « puérilité », signalant qu’à partir de telle époque leur génie « avait sombré dans la philosophie », parlant même parfois de « leur sottise ».

Il est bien évident qu’entre gens d’une certaine culture cette intolérance, la sévérité de ces jugements ne sont pas admissibles et cachent plus une angoisse qu’une réalité. Les savants ne sont pas, eux non plus, infaillibles. Ce n’est pas absolument par hasard que beaucoup de découvertes originales furent combattues d’abord par les académies et que la science d’aujourd’hui est finalement le résultat de ce qu’ont apporté ceux que l’on considérait au début comme des fantaisistes ou des insensés. « Toute connaissance, disait Alain, commence et se continue par des refus indignés au nom même de l’honneur de penser. »

« L’inventeur véritable, écrit Le Roy, est absurde aux regards de ses contemporains dans la mesure même où il invente. » Les inventeurs en métaphysique sont ordinairement jugés avec condescendance comme des illuminés; en matière sociale ou morale comme des révolutionnaires, des révoltés, des anarchistes, en art comme d’aimables farceurs au goût douteux.

On pourrait citer ici une liste interminable d’erreurs commises par les savants : Lavoisier niant la possibilité des météorites, Virchow des peintures préhistoriques, Simon Newcomb de la possibilité de voler. Lamarck fut traité de charlatan par Napoléon. Jenner fut en butte aux mêmes types de critiques acerbes pour sa vaccination antivariolique, Harvey pour sa découverte de la circulation du sang et pour son axiome : « Tout ce qui est vivant vient d’un œuf. » Newton pour sa gravitation. Fresnel pour la transversalité des vibrations. Semmelweis pour sa prophylaxie de la fièvre puerpérale. Lord Rosse pour sa découverte des nébuleuses spirales jugées par tous les astronomes en renom comme d’évidentes imperfections optiques de son télescope. Fleming aussi. Sa découverte des antibiotiques mit quinze ans à franchir l’épaisse incompréhension dont il fut entouré. Les théories pastoriennes, tout autant que celles d’Einstein, furent dénoncées d’abord comme absurdes. Les Archives de médecine expérimentale refusèrent en 1888 de publier l’article de Charles Richet qui établissait le principe de la sérothérapie. Depuis Socrate, accusé de corrompre la jeunesse, ce défaut de clairvoyance, particulièrement apparent dans le monde des savants, a fait que la découverte des chemins de fer, la photographie, le phonographe, le cinéma, les ondes hertziennes, les fusées, les rayons X même furent estimés suivant les cas, au moment de leur invention, comme des erreurs, de manifestes truquages ou comme des jeux amusants et sans avenir.

Quoique longtemps combattue par les fixistes de toutes origines, l’évolution fut acceptée mais non sans peine et parce qu’il était devenu impossible de la contester. Au fond de la conscience du savant positif, elle demeure malgré tout une manière de scandale logique dans lequel l’émergence d’une forme supérieure totalise plus de qualités que la somme des formes inférieures dont elle est issue. En évolution, comme l’a dit Bergson, deux plus deux ne font plus quatre mais cinq. Tout y est singularité et contraire aux lois du bon sens : l’inversion du principe de causalité y apparaît, la création s’explique par le futur et non sur des causes passées, l’évolution de l’œil, de son ébauche à sa forme fonctionnelle, n’est compréhensible que si l’on considère sa signification dans la fonction de la vision qui est à venir.

Enfin l’évolution par sa nature préparante du futur, par l’existence de phénomènes en avance sur leur temps, d’effets contraléatoires, d’antihasards, de comportements prophétiques, débouche sur une finalité naturelle, corollaire aveuglant de l’évolution. On ne voit pas pourquoi l’évolution ontologique de l’œuf ayant pour but de construire l’individu adulte, l’évolution phylogénétique, qui lui ressemble étrangement serait sans but. C’est sans doute parce qu’elle ouvre sous les pas de l’incroyant des pièges et des abîmes insondables que la certitude de cette finalité est encore de nos jours, écartée comme douteuse.

Cette incompréhension mutuelle, cette incommunicabilité font qu’une opinion sur quelque sujet que ce soit dépend finalement de bien d’autres facteurs que du nombre et de la valeur de ses données positives. Aussi une controverse n’est-elle qu’un dialogue de sourds et un accord, toujours un compromis. De la discussion ne jaillit généralement pas beaucoup de lumière, contrairement à ce qu’on assure. Il m’est arrivé, comme tout le monde, d’avoir à débattre une question avec des interlocuteurs ayant sur certains points des connaissances bien supérieures aux miennes. Rarement j’ai été convaincu de la justesse de leurs points de vue qui me paraissaient toujours pécher sur quelques principes essentiels et je ne crois pas de mon côté dans des conditions analogues, avoir jamais été capable de convertir qui que ce soit.

Ce qui émeut l’homme, le pousse à agir et à réfléchir est, à côté de l’essentielle maturation, les inutilités affectives, les actes symboliques, les jeux stériles, la couleur des choses bien plus que la chose elle-même, le désir d’avoir raison, de jouer un rôle ou de maintenir une attitude mais rarement la raison. Ce livre dont le but est de faire comprendre une certaine façon de penser, me direz-vous, est donc inutile? Pourquoi alors l’avoir écrit? A cela je répondrai que d’abord j’ai toujours apprécié les chemins qui ne menaient nulle part et qu’ensuite c’est précisément parce que je ne crois pas beaucoup à la valeur des arguments raisonnables, que je crois à l’efficacité de l’inutile, que cette discussion peut finalement avoir quelque importance.

Dans un débat, ce qui intéresse les uns peut n’avoir qu’un intérêt très mince pour les autres, aussi prêche-t-on la plupart du temps dans le désert si les conditions psychologiques préalables à la conversion de l’interlocuteur ne sont pas remplies. Il peut être aisé de convaincre un polythéiste au monothéisme, un religieux à la science positive, un superstitieux à un mythe nouveau parce que cela est dans l’ordre des choses. Rien de plus difficile au contraire de revenir en arrière ou de sauter les échelons.

D’ailleurs lorsqu’une difficulté survient dans une discussion pour l’une ou pour l’autre partie, il est assez comique de voir celui dont la thèse est pourtant irrémédiablement battue en brèche, n’en rien démordre et s’en tirer par une explication tortueuse qui n’enlève la conviction de personne. Ce qui prouve bien que la logique des faits a peu de part dans une opinion et que l’on croit pour bien d’autres motifs.

Quoi qu’il en soit de cette longue controverse sur l’importance théorique et pratique de nos convictions métaphysiques, considérées habituellement comme un ornement superflu de l’esprit, celles-ci se révèlent un test très significatif et même irremplaçable du niveau de maturation d’une intelligence. Elles marquent l’évolution des individus et des peuples en hiérarchisant, dans le temps, leurs étapes successives, en permettant de connaître à l’avance leur comportement psychologique, les arguments efficaces, la nature de leur réaction et jusqu’au sens de leurs prochaines mutations.

L’animiste est guerrier, le monothéiste intolérant, le savant estime que s’intéresser à la signification inapparente des phénomènes c’est sombrer dans l’irrationnel donc dans la déraison et dans l’inutile. Le métaphysicien croit à la nécessité de l’approche d’une réalité transcendante inaccessible et invisible mais capable en se perfectionnant de déboucher sur une mystérieuse finalité spirituelle de la race humaine. Le psychologue ou l’analyste s’interroge sur cette curieuse propension de l’esprit à découvrir sous une réalité tangible un monde probable mais incertain.

Reste à mettre au point cette métaphysique nécessaire à notre équilibre. La tâche n’est pas facile.

FONDEMENTS D’UNE MÉTAPHYSIQUE

En vue de ce choix, nous n’avons à notre disposition, si l’on fait abstraction de l’accessoire, qu’un nombre très limité d’options. En tout et pour tout celles-ci sont au nombre de trois : ou bien le génie organisateur de l’univers est inclus dans les choses donc immanent : c’est l’animisme des peuples primitifs, repris périodiquement sous des formes différentes par les philosophes panthéistes dont le plus récent, Teilhard de Chardin, a obtenu une indiscutable audience; ou bien la puissance créatrice est extérieure au monde et autonome : c’est l’explication transcendante donnée par toutes les religions dans des formes et avec des dieux évidemment fort dissemblables; ou enfin la théorie des négateurs pour lesquels la notion du sacré qui est en nous ne prouve rien, tandis que notre cosmos ne serait que le résultat d’un monstrueux et exceptionnel hasard au sujet duquel il est donc parfaitement inutile de se poser des questions sur la raison d’être puisque tout y est fortuit, apparent, sans signification, sans but, sans mystère, sans fantaisie, donc compréhensible et observable dans tous ses détails, déterminé par des lois tellement rigoureuses et immuables que, si on parvenait à recréer artificiellement les conditions exactes dans lesquelles l’univers a pris naissance, on ne pourrait que parvenir à reproduire le phénomène. Or, les tentatives de vérification expérimentale, pratiquées à des échelles d’ailleurs ridiculement petites, tant pour la matière que pour la vie, n’ont eu aucun succès et il est permis de considérer ce hasard providentiel, ce « Dieu des imbéciles », ainsi l’a-t-on appelé irrévérencieusement, comme symbolisant la plus fausse des fausses interprétations de l’univers.

Quoique ces trois conceptions du monde ne soient pas absolument négligeables puisqu’elles nous semblent les seules possibles, elles ne cadrent pas parfaitement avec les faits et il semble possible en nous fondant sur eux d’en élaborer une quatrième.

Son thème n’existe pas encore. Nous ne pouvons le concevoir que difficilement mais il n’est peut-être pas impossible d’essayer de voir ce qu’il pourrait être. Bergson, avec son évolution créatrice, en a déjà donné les grandes lignes. Cette tâche est d’autant plus nécessaire que tout le monde est au fond à peu près d’accord sur ses principes directeurs. Il faut pour la mener à son terme prendre du champ à l’égard des insuffisances qui constituent le fond de nos certitudes raisonnables telles qu’elles résultent de l’étroitesse de nos perceptions et de nos intelligences. Notre vie n’est pas assez longue, nos observations trop limitées, notre intellect trop imparfait pour que nous puissions juger sainement de l’univers où le moindre événement possède une échelle inhumaine. Nos vues ridiculement étriquées ont fait que longtemps les hommes ont ignoré la rotondité de la Terre, les lois médiates de l’évolution, la relativité, les champs magnétique, électrique, hertzien, le caractère approximatif des lois physiques, tout ce qui est imperceptible parce qu’infiniment grand, petit, lent ou complexe. Encore actuellement nous savons que notre science n’est qu’approximation mais nous continuons à penser comme si la matière, la durée, l’espace, la masse ou la vitesse étaient des données absolues, concrètes et rigoureuses alors que nous savons fort bien que leur existence et leur rigueur ne sont que la conséquence d’une exploration trop segmentaire d’un univers trop vaste par des intelligences, peut-être supérieures mais tout de même bornées.

Ce fait explique que là où nous croyons voir un phénomène constant et régulier, nous découvrons d’étranges limites comme la vitesse de la lumière, le zéro absolu, les ruptures d’équilibre de la matière, les émergences ou les mutations, preuves d’une incompréhension de l’ensemble.

Avec sir Julian Huxley, avec les astronomes et les géophysiciens nous devons nous représenter le monde démesuré et en constante évolution. Celui-ci remonte déjà à dix milliards d’années et doit continuer, selon toutes probabilités encore autant. Une nouvelle métaphysique doit tenir compte de cette donnée essentielle du problème et ne plus porter un jugement sur le monde et sur l’homme tels qu’ils sont et ont été, mais sur ce qu’ils seront dans plusieurs centaines de milliers d’années. Un Pascal qui n’aurait eu à juger l’homme que sur un troupeau d’australopithèques n’aurait certainement pas écrit les Pensées. Ce serait commettre la même erreur que de fonder une philosophie globale de l’homme sur l’analyse aussi poussée que l’on veut de nos contemporains.

Sur ce sujet nos conceptions positives ne sont qu’une succession d’instantanés qui ne nous permettent pas d’en avoir une vue exacte. Nous avons le privilège écrasant de nous trouver actuellement au moment crucial de notre aventure; celui où le processus évolutionniste commence à prendre conscience de lui-même. Pour étudier l’homme il n’est plus suffisant d’en faire l’étude anatomique, physiologique, pathologique ou psychanalytique mais de rechercher ce qu’il était il y a 300 000 ans et d’en déduire ce qu’il sera dans un avenir aussi lointain. Cette ampleur des conceptions n’est pas encore courante et l’on s’interroge encore beaucoup plus communément à propos du siècle prochain, ce qui ne présente ni difficulté majeure ni intérêt d’ensemble. C’est bien plus certainement dans un avenir beaucoup plus lointain que les grandes surprises attendent des savants.

Ce sont ces raisons qui nous obligent à tenir dans notre philosophie la part égale entre le rationnel et l’irrationnel, entre ce qui peut être constaté et ce qui peut être deviné. Quatre principes fondamentaux peuvent nous aider dans cette tâche constructive : reconsidérer le merveilleux qui existe peut-être actuellement sous une forme encore rarement perceptible mais dont les causes premières et la finalité doivent nous donner un aperçu, rétablir la primauté du fait bien observé dont rien ne doit être rejeté a priori même le déraisonnable, acquérir une extrême méfiance à l’égard de nos certitudes et de notre façon de juger et nous abstraire de toutes les erreurs qui constituent le fond de nos certitudes raisonnables, de nos souvenirs, du moule de notre langage pour oublier loyalement tout ce que nous croyons savoir. Ainsi prévenu, l’homme deviendra peut-être moins capable d’erreurs parce qu’il saura à quel point et avec quelle facilité il peut se tromper.

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1 Peines d’amour perdues.

2 Freud, Moïse et le monothéisme. Les Essais, XXVIII, Gallimard, éd., Paris 1948, p. 199.

3 Jules César, acte I, scène III.

4 S. Freud, Moise et le monothéisme, loc. cit.