Jean-Émile PIRON
Note sur la cosmologie de P. Lecomte du Noüy

Prenons mille billes de plomb que nous lâcherons dans l’air au même moment. Elles se dirigeront toutes vers un point idéal, situé à peu près au centre de la terre, en négligeant les causes de déviation. Or, si nous avions voulu considérer le problème abstraitement et indépendamment des forces de la pesanteur, nous aurions pu assigner comme directions possibles à nos billes toutes les directions de l’espace, en nombre infini. Qu’une bille suive ce que j’appelle la verticale, voilà un hasard, mais que mille, mais que toutes prennent la même direction, voilà un anti-hasard. Celui-ci ne paraît donc être guère autre chose que l’application d’une loi située à l’échelle supérieure de celle du phénomène étudié, pour l’esprit qui l’envisage. Si nous abstrayons de l’univers réel l’objet auquel nous apportons notre attention, il n’obéira plus qu’au calcul des probabilités, mais nous aurons négligé toutes les causes matérielles qui agissent sur lui et troublent ainsi les lois du hasard.

(Revue Spiritualité. No 78-79-80. Octobre 1951 – Janvier 1952)

« Tu as l’infini de l’espace et l’infini du temps pour ton expérience. Quand on a le droit de se tromper impunément, on est toujours sûr de réussir. »

Ernest Renan.

Pierre Lecomte du Noüy est un biologiste estimé qui est également l’auteur, déjà célèbre, de quelques ouvragés dans lesquels il expose sa philosophie : « L’Homme devant la Science », « L’Avenir de l’Esprit », « L’Homme et sa Destinée », etc.

Les idées qu’il y développe peuvent être résumées assez facilement. Son point de départ est l’évolution, qu’il comprend dans son acception la plus large, puisqu’elle embrasse l’histoire de la matière, de la vie et de l’homme.

On ne peut guère, actuellement, faire remonter à plus de dix milliards d’années l’origine de l’univers, dans sa phase d’expansion. Notre Soleil a peut-être cinq milliards d’années d’existence et notre planète ne doit pas en avoir plus de deux. La vie y est apparue il y a environ un milliard d’années. La science ne paraît pas encore avoir décidé définitivement sous quelle forme exacte : cellulaire ou plus élémentaire. La différenciation commença sans doute très tôt : végétaux et animaux; parmi ces derniers : spongiaires, cœlentérés, helminthes, arthropodes… et chordates, qui nous conduisent aux poissons, aux batraciens, aux reptiles, aux oiseaux, aux mammifères, parmi lesquels apparaissent les primates, dont l’homme. La toile est vaste, mais le tableau n’est pas terminé, car cet homme, surgi de sa longue préhistoire devra devenir le moine dans sa cellule ou le savant au milieu de son laboratoire. L’évolution devient proprement morale et spirituelle, et nous en sommes, pour le moment, au début de cette période.

Mais cette évolution, à quoi est-elle due ? Faut-il admettre un agent, interne ou externe, ou le simple rôle du hasard ?

Lecomte du Noüy refuse cette dernière hypothèse, au nom d’arguments très pertinents, tirés du calcul des probabilités. Il remarque d’abord que, tandis que le monde inorganique semble, selon la deuxième loi de la thermodynamique, tendre vers des états de plus en plus probables où l’énergie est en quelque sorte nivelée, la vie, elle, s’est dirigée vers des états de moins en moins probables, en ce sens que les édifices moléculaires, les groupements de molécules et ceux de cellules sont devenus de plus en plus complexes. La probabilité d’obtenir une seule molécule de protéine est infiniment faible, à tel point qu’on pourrait, à notre échelle, la déclarer presque nulle et l’assimiler à une impossibilité : pour en donner une idée, un volume matériel équivalent à notre globe terrestre pourrait s’en voir former en 10.243 milliards d’années, ceci à condition que le seul hasard intervienne. Cette chance pourrait encore arriver, mais pour qu’il y en ait, non une, non dix, non mille, mais des milliards de milliards, il faut trouver autre chose. C’est cette autre chose qu’Eddington appelle l’anti-hasard et que Lecomte du Noüy finit par nommer Dieu, parce que l’expression anti-hasard ne lui paraît qu’un terme vacant. A ce moment, il n’y a plus qu’un pas à faire pour nous conduire à une Révélation. Mais nous ne pouvons examiner ici cette dernière démarche, toute personnelle d’ailleurs et qui sort du domaine des faits : l’idée de Dieu nous pourrait amener à bien des religions différentes. Nous ne pouvons examiner ici que la validité d’une théorie dans le cadre limité, mais précis, de ses arguments.

Une première remarque portera sur la notion d’anti-hasard, pour la tempérer, pour la présenter comme un aspect possible — ou probable — de la réalité, et non comme un fait absolu et certain.

En admettant, avec l’auteur de « L’Avenir de l’Esprit », qu’une molécule de protéine soit un phénomène hautement improbable et que l’épanouissement de la vie en soit un autre infiniment moins probable encore, on n’en peut cependant conclure qu’il faille assimiler ce hasard à une impossibilité absolue. Notre univers en expansion de dix milliards d’années — ce que nous appelons l’univers — a un diamètre immense et épuise peut-être notre notion d’espace, mais pas pour autant celle de réalité. Cent millions de siècles semblent un terme assez court à l’échelle cosmique. Quel était l’état de la matière avant l’éclatement du gigantesque atome qui marque la naissance de ce monde qu’embrassent l’astronomie moderne et l’astrophysique ? Est-il interdit de penser que des aventures sans nombre ont pu ainsi se succéder ou se dérouler parallèlement pour des univers isolés les uns des autres comme le sont les étoiles des étoiles et les galaxies des galaxies ? Hypothèse à coup sûr, mais qu’on ne peut rejeter sans preuve et contre laquelle on ne peut invoquer le principe de Carnot-Clausius, car nous ne connaissons pas les limites de l’univers envisagé dans sa totalité[1]. Les probabilités pourraient ainsi permettre la succession de phénomènes que présente notre biosphère. Il ne serait pas scientifique de rejeter cette hypothèse sous le prétexte qu’elle nous donnerait l’idée d’un monde infiniment plus vaste que celui que nous nous étions habitués à concevoir. Nous sommes toujours d’avant Copernic en face de ce que nous connaissons mal.

Devant cette théorie explicative risque de s’élever une objection spontanée, mais naïve : « Pourquoi précisément ici cette cascade de heureux hasards ? » Mais on s’en serait étonné partout et n’importe quand, car il suffit qu’elle se présente. Si la vie est possible par la simple possibilité des lois du hasard, cette attitude est aussi justifiée que celle qui ferait s’écrier : « Mais pourquoi sommes-nous aujourd’hui, puisqu’il y a infiniment peu de chances d’être ce jour plutôt que tout autre ? »

Toutefois admettons le mot et la chose, tout en sachant que le terme d’anti-hasard constitue, par sa forme absolue, un postulat peu légitime. Examinons cette idée comme une hypothèse très recevable et voyons quelle peut en être la nature.

L’anti-hasard se présente simplement comme un principe empêchant ce sur quoi il s’agit d’obéir au calcul des probabilités : ici, il s’applique aux particules matérielles, auxquelles il permet les édifices du monde organique, alors que le temps et l’espace leur faisaient défaut pour de semblables constructions. Ainsi conçu ce principe amène peut-être avec lui une nouvelle loi scientifique, encore à formuler.

Prenons mille billes de plomb que nous lâcherons dans l’air au même moment. Elles se dirigeront toutes vers un point idéal, situé à peu près au centre de la terre, en négligeant les causes de déviation. Or, si nous avions voulu considérer le  problème abstraitement et indépendamment des forces de la pesanteur, nous aurions pu assigner comme directions possibles à nos billes toutes les directions de l’espace, en nombre infini. Qu’une bille suive ce que j’appelle la verticale, voilà un hasard, mais que mille, mais que toutes prennent la même direction, voilà un anti-hasard. Celui-ci ne paraît donc être guère autre chose que l’application d’une loi située à l’échelle supérieure de celle du phénomène étudié, pour l’esprit qui l’envisage. Si nous abstrayons de l’univers réel l’objet auquel nous apportons notre attention, il n’obéira plus qu’au calcul des probabilités, mais nous aurons négligé toutes les causes matérielles qui agissent sur lui et troublent ainsi les lois du hasard.

Je ne me refuse nullement — sous les réserves exprimées — à admettre un anti-hasard, mais il me parait difficile de suivre Lecomte de Noüy dans le bond qu’il fait en l’appelant Dieu. Je n’en conteste pas la possibilité, mais je ne puis accepter cette solution que comme une solution possible parmi beaucoup d’autres. Je ne vois pas la nécessité absolue d’admettre ce lien, car l’explication peut en être donnée par une loi scientifique d’une portée plus générale, à peu près comme la loi de gravitation universelle a rendu compte de toutes les forces de pesanteur.

Le passage ne peut être légitime que s’il n’y a pas plus dans un terme que dans l’autre, car il n’y a ici qu’une définition et non une démonstration. Dieu ne serait qu’un mot avec exactement la même portée qu’anti-hasard, mais telle ne doit pas avoir été la pensée de Lecomte du Noüy. S’il accepte Dieu comme principe d’explication, c’est qu’il a en vue l’idée d’une force transcendante qu’il associe à la notion traditionnelle de Dieu personnel et créateur.

On peut mettre sur le compte direct de Dieu l’anti-hasard, mais comme une hypothèse, dont l’inverse est tout aussi légitime, car on peut vouloir étudier cet agent perturbateur avec toutes les ressources de la science la plus critique et la plus positive. L’histoire du progrès scientifique est un peu celle du recul de la notion de Dieu : les Ioniens, Anaxagore, Copernic, les évolutionnistes en marquent quelques étapes. La science, a-t-on dit, n’a pas pour objet des implications de substances, mais des relations. L’explication scientifique n’est pas celle qui nie Dieu (non plus que celle qui l’affirme), mais celle qui s’en passe.


[1] Le second principe de la thermodynamique n’est en effet valable que dans un système clos.